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Le Livre des Prodiges

L'Antiquité avait eu son livre des Prodiges; la Renaissance devait posséder le sien avec le Prodigiorum ac ostentorum Chronicon Basileae, et ce fut un rêveur qui, gravement affublé du titre de philosophe, se chargea de lui faire ce présent. Un demi-siècle ne s'était pas encore écoulé depuis qu'Alde Manuce avait publié ce qui nous reste du livre de Julius Obsequens, écrivain que l'on suppose avoir vécu un peu avant le règne d'Honorius, lorsqu'un savant professeur d'Heidelberg, nommé Théobald Wolffhart, fit imprimer un gros volume (1557, in-fol.) dans lequel ses propres recherches se confondaient avec celles de l'écrivain romain. Voilé sous le pseudonyme de Conrad Lycosthène, Wolffhart prétendit donner à ses compatriotes un livre du plus haut enseignement, et il n'hésita pas à dédier l'étrange compilation, qui lui avait coûté vingt et un ans de travail, aux premiers magistrats de la ville de Bâle. Ce fut, ou peu s'en faut, l'unique emploi de cette vie laborieuse, car notre philosophe naturaliste, moitié fou, moitié observateur judicieux, ne vécut que quarante-quatre ans et mourut en 1561, bien peu d'années après l'apparition de son livre. Frappé des misères sans nombre et même des crimes qui désolent son époque, l'écrivain allemand ne trouve rien de mieux, pour forcer le monde à une tardive résipiscence, que de lui présenter le tableau de tous les événements prodigieux par lesquels se manifeste le courroux céleste. Les dates qu'il adopte sont précises, et il marche rigoureusement armé de la chronologie. Quant aux théories scientifiques qu'il émet et aux conclusions qu'il adopte, il montre, en astronomie et en histoire naturelle, ce qu'étaient en cosmographie Sébastien Munster et Belleforest.
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Lycosthene.
Conrad Lycosthène (1515-1567).
Veut-on savoir, par exemple, quelle idée nos ancêtres se formaient de la comète formidable qui causa un si grand effroi à une partie de l'Europe en 1527, et dont l'apparition cependant ne dura (à ce que dit notre auteur!) qu'une heure un quart? Lycosthène nous le fera comprendre, ne fût-ce que par les exagérations de son récit; il ira plus loin même, et il formulera dans une gravure bizarre le phénomène céleste qu'il avait pu voir dans son enfance. Grâce à lui, nous apprenons que cette comète immense était d'une couleur sanglante qui se modifiait à son extrémité par une teinte de safran. Du sommet sortait un bras recourbé, armé d'un glaive immense, tout prêt à frapper. Trois étoiles scintillantes à l'extrémité de l'arme céleste; mais celle qu'on voyait à la pointe était à la fois la plus brillante et la plus grande. Sur les côtés du corps lumineux, on distinguait des rayons qui affectaient les formes de piques et d'épées de moindre dimension (les haches et les poignards sont un luxe de l'artiste du XVIe siècle, car l'auteur n'en fait pas mention). Au milieu de ces armes apparaissent des têtes humaines roulant çà et là parmi les nuées.-

La comète de 1527, suivant Lycosthène.
Les gravures fantastiques qui accompagnent le récit de Lycosthène étaient destinées à frapper les imaginations, bien plus, à coup sûr, qu'elles n'étaient un moyen d'instruction, et l'on s'aperçoit de leur influence immédiate lorsqu'en lisant un écrivain excellent du XVIe siècle, Simon Goulard, on acquiert la certitude qu'il n'a modifié la description qu'il donne du même phénomène que pour la faire concorder avec l'image de la terrible comète.
"Le regard d'icelle, ajoute-t-il, donna telle frayeur à plusieurs qu'aucuns en moururent; autres tombèrent malades." 
Le disciple de Lichtenberg, l'astrologue renommé, Petrus Creusserus, ayant soumis le phénomène terrible aux règles de son art, on en tira les conséquences qu'admettait l'astrologie de l'époque ces pronostics étaient tels que les esprits les plus judicieux en furent troublés pendant près d'un demi-siècle. Lycosthène n'avait signalé que les ravages de la Hongrie et le sac de Rome comme étant les suites infaillibles des événements annoncés par la comète de 1527. Au temps de Henri IV, Simon Goulard s'écriait : 
"Et qu'a vu, l'espace de 63 ans depuis, toute l'Europe, sinon les terribles effets en terre de test horrible présage du ciel?... Après lui survindrent les terribles ravages des Turcs en Hongrie, la famine en Souabe, Lombardie et Venise; la guerre en Suisse, le siège de Vienne en Autriche, la suète en Angleterre, le desbord de l'Océan en Hollande et Zélande, où il noya grande entendue de pays, et un tremblement de terre de huit jours durant en Portugal! "
Une comète vue en Arabie - phénomènes célestes
Si les habitants des rives du Rhin voyaient tant de figures étranges à travers les jets lumineux d'une comète, les pèlerins qui revenaient de l'Orient ne racontaient pas des merveilles moins extraordinaires des phénomènes célestes qu'ils avaient observés durant leurs voyages, et ils n'en tiraient pas des conséquences moins fatales pour l'Europe.

En 1480, une comète vue dans les déserts de l'Arabie avait l'apparence d'une poutre lumineuse très aiguë, sur laquelle on distinguait une multitude de têtes de clous, puis une grande faux, semblable à celle dont les artistes de la Renaissance armaient tour à tour la Mortet le Temps. Cette faux, surmontée de deux autres lames, que l'on apercevait distinctement, ne pouvait signifier qu'un avenir funeste; en effet, durant la même année, nous dit le docte Lycosthène, les Turcs dévastèrent la Carinthie, et les chevaliers Porte-croix (Chevaliers teutoniques) se disposèrent à entrer en campagne contre les Polonais. Cependant, du côté de la Hongrie, l'alliance fut renouvelée entre Ladislas et Mathias le Hunniade; et, pour être conséquent avec les calculs scientifiques de ces audacieux espions du ciel, comme Simon Goulard appelle les astrologues de son temps, il faut supposer que cette alliance, consolidée entre deux souverains belliqueux, était clairement marquée, aux yeux des humains, par les clous lumineux qui se dessinaient le long de la comète estrange vue des déserts de l'Arabie.
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Comète de 1480.
La comète de 1480 : faux et usage de faux...
Guerre sur la Terre et guerre dans les cieux, c'est trop souvent le cri du seizième siècle. Dès l'époque de Jules Obsequens, on avait vu clairement des hommes armés combattant parmi les nuages; nous ne serions donc pas très fondés, comme on l'a fait trop souvent, à reconnaître dans ces armées célestes un souvenir des valkyries ou des luttes mythologiques de la religion nordique. Les peuples du Chili, dont il serait difficile de rattacher les traditions belliqueuses aux grands souvenirs de Rome ou bien à ceux qui nous ont été transmis par Odin, croyaient encore il y a un siècle à ces armées célestes combattant au sein des nuées pour leur indépendance. Les armées vues dans le ciel appartiennent donc à cette classe de mythes que l'on retrouve dans tous les temps et dans tous les pays; seulement, à l'époque où écrivait Lycosthène, elles s'étaient multipliées de telle sorte qu'il n'y avait guère de province en France ou en Allemagne qui ne fût épouvantée de leur apparition. Sans parler de la mesnie Hellequin dont le folklore s'est perpétué jusqu'au XIXe siècle, sans mentionner la troupe du Grand veneur qui marque par ses funestes prophéties la dernière année du XVIe siècle, sans nous arrêter à l'armée furieuse qui troublait jadis le ciel de l'Allemagne, les armées aériennes n'ont pas cessé de se disputer l'empire de ces régions fantastiques où se dessinent les ombres imposantes des Arthur, des Charlemagne et des Waldemar. Ouvrez le beau livre de Grimm sur les légendes germaniques, et vous y lirez l'histoire de ce terrible Rodenstein dont on a encore entendu les clameurs belliqueuses, en 1816, sur les bords du Rhin. 
Bataille aérienne.
Une armée céleste au XVIe siècle.
"Souvent, dit cet auteur, c'est sur les champs de bataille qu'ont lieu les évolutions des esprits guerriers. Dans un village situé sur le côté gauche de la rivière de Dieppe, on aperçoit des cavaliers blancs parcourant la prairie, et retournant la terre avec leurs lances. La tradition locale nous apprend qu'autrefois ces cavaliers blancs avaient été défaits par d'autres cavaliers rouges. Si une bataille fut, en effet, donnée en ce lieu, on pourrait croire que ce fait historique remonte au temps des Romains; car il est bien connu que la cavalerie des Romains portait des manteaux blancs."
Les nuées ont leurs flottes comme l'air a ses armées; mais Lycosthène, qui vivait au centre de l'Allemagne, ne s'appesantit pas sur ce fait; il dit seulement qu'en l'année de notre ère 114, des simulacres de navires ont été vus parmi les nuages. Saint Agobard, l'évêque de Lyon, est heureusement mieux informé; il sait à merveille vers quelle région fantastique se dirigent ces légers bâtiments; ils vont au pays de Magonie [1], et c'est par réserve que le saint prélat du neuvième siècle ne vous trace pas leur itinéraire. Ce qu'il y a de certain selon lui, c'est que les tempestaires chargeaient sur ces frêles vaisseaux des fruits abattus par la grêle ou détruits par les orages; et les rachetaient ensuite à vil prix. Chose étrange, ces sorciers que les bas siècles redoutaient sous le bout de tempestarii, n'ont pas plus cessé d'exister pour le peuple de certaines provinces que les flottes aériennes en Normandie, on les connaît encore sous le nom de meneurs de nuées; mais malheur à eux, si, durant certains jours de fête, un homme adroit et courageux leur lance une balle bénie! le nuage noir qui les cache à la terre ne peut les préserver de la mort.

Flotte céleste en114.
Flotte dans le ciel - vision de l'an 114.

Rouen possédait naguère un meneur de nuées célèbre [2] dont les ouvrages sont recherchés par les curieux, et la Sologne compte même quelques familles de tempestaires qui excitent les orages en battant à grands cris les eaux de certains étangs; mais il faut se rendre sur les bords de la Baltique pour voir encore des vaisseaux volants; ils annoncent toujours de funestes catastrophes. Un navire doit-il sombrer, ou bien est-il condamné à échouer sur la côte, son ombre vient flotter dans l'air au-dessus des eaux où il doit périr. 

"Toutes les parties dont il se compose, carcasse, cordages, mâts et voiles, apparaissent en feu; apparaître ainsi s'appelle chez eux wafeln. Les hommes qui doivent se noyer, les maisons qui doivent brûler, les lieu qui doivent s'abîmer, se montrent ainsi d'avance sous des traits de feu [3]."


Armes vues dans le ciel - Pluies merveilleuses
L'une de nos locutions populaires les plus usitées trouverait au besoin son explication dans les vieilles gravures de Lycosthène. Au milieu de ces panoplies célestes dont il a eu la fantaisie d'orner plusieurs pages de son livre, il y en a une qui reproduit, sous leurs formes les plus redoutables, des armes fort communes au moyen âge, et le mot : Il pleut des hallebardes, fait songer tout naturellement à ces pluies de fer terribles qui tombent des nuées.

Pour notre auteur, comme pour Jules Obsequens, elles sont le pronostic de quelque événement désastreux; à la date de l'année 167 avant notre ère, ces armes vues dans le ciel annoncent clairement la mort du consul Posthumius et les succès des Lusitains ou des Gaulois dans leur résistance contre les Romains; en l'année 1538, elles sont unies à une armée céleste et à une croix sanglante qui voltige dans les cieux, et elles prophétisent l'expédition d'un landgrave, dont le digne Peucer mentionne les velléités d'indépendance en nous racontant ses combats.

[1] Suivant les idées bizarres du neuvième siècle le pays de Magonie était une sorte de port franc situé dans quelque région intermédiaire de l'air, où les navires volants portaient leur funeste chargement. A l'aide d'une monture encore plus simple et connue de tous, les tempestaires se dirigeaient vers cette contrée aérienne, et y faisaient à bon marché de coupables approvisionnements. Quelques critiques ont voulu voir dans les navires aériens d'Agobard le début des aérostats.
 
 
 
 
 
 

[2] P.-L. le Barbier, qui vivait Au début du XIXe siècle. On a de lui un grand nombre d'opuscules. Le plus étendu, intitulé : "Dominatmosphérie, instruction pour les marins, à l'effet de se procurer l'agitation de l'air et la variation des vents (Rouen, 1822)", ne dépasse pas 8 pages in-4°.

[3] Traditions allemandes recueillies et publiées par les frères Grimm, traduites par M. Theil. Paris, 1838, 2 vol. in-8.
 
 
 
 
 
 
 

 

Pluie d'armes au XVIe siècle.
Pluie d'armes au seizième siècle.

Si l'Antiquité et le Moyen âge se montrent fertiles en inventions bizarres, c'est à coup sûr dans les descriptions qu'ils nous transmettent des pluies qui sont venues émerveiller et terrifier tour à tour les habitants de l'Italie, de la France et de l'Allemagne. Pluies de feu, pluies de sang, pluies de reptiles et de poissons, pluies de cendres et de soufre, pluies parfumées de fleurs ou de pollen : tous ces phénomènes sont appréciés avec la même justesse de raisonnement dans Lycosthène, dans Camerarius, et dans Simon Goulard. Comme les figures estranges qui se montrent dans le ciel, les pluies dont les savants ne peuvent expliquer le véritable caractère sont toujours des indices redoutables pour l'humanité, et elles partagent, avec d'autres phénomènes météorologiques inexpliqués pour le XVIe siècle, le funeste privilège de précéder les grandes catastrophes. Cent quatre-vingt-un ans avant Jésus-Christ, c'est une pluie de sang qui annonce au monde que le grand Hannibal va périr en Bythinie par le poison; cinquante-trois ans auparavant, il pleut du lait dans le voisinage de Rome, et, entre autres événements redoutables, un prêteur du peuple romain est trouvé sans vie frappé de la foudre

En l'année 109, c'est encore une pluie de lait qui précède le plus horrible incendie dans la capitale du monde; c'est au contraire une pluie de sang qui, vers l'an 31, annonce à l'Égypte qu'Octave César va être le vainqueur d'Antoine; l'an 48 de Jésus-Christ, c'est une pluie du même genre, unie à d'autres prodiges, qui annonce le crime d'Agrippine, et la mort de Claude. La Renaissance n'est pas moins fertile en pluies de sang que l'Antiquité; en 1551, c'est une ondée de cette nature qui porte l'effroi dans Lisbonne; puis, le 26 mai 1554, la petite ville de Dunkespnel peut annoncer à l'Allemagne qu'elle a été terrifiée par le même phénomène; l'année suivante, Friberg, en Misnie, n'a rien à lui envier; et l'on voit même, en Saxe, une fontaine de sang sourdre tout à coup des fossés d'un château. La science moderne ne rejette pas complètement l'apparence de ce phénomène, et elle cherche à l'expliquer : 

"La neige prend quelquefois une teinte rouge; plusieurs naturalistes ont constaté que ces globules, de matière colorante, sont de petits cryptogames du genre Uredo, dont la neige est le sol naturel, et que, par cette cause, on appelle Uredo nivalis [4]."

Pluie de sang à Lisbonne en 1551.
[4] Voy. le Dictionnaire d'histoire naturelle publié sous la direction d'Orbigny. Nous ajouterons, pour compléter cette citation, que Swammerdam et Réaumur ont attribué ces taches rouges éparses sur le sol à des matières sorties de petits papillons qui venaient de subir leur métamorphose. D'autres fois il est tombé une terre colorée et très divisée.
 
 
 
 
 

 

Si le XVIeétait effrayé par des pluies de feu et par des pluies de sang, s'il enregistrait avec terreur mille récits dans lesquels on représentait certaines régions de l'Europe comme ayant été dévastées par des irruptions de grenouilles, de crapauds, ou de serpents tombés du ciel, il aimait aussi à augmenter de quelques joyeux chapitres le livre de Petrus Nobilis sur le pays de Cocagne. Tantôt c'était un canton du pays de Berne qui, en 1556, avait recueilli une rosée,
"dont le goust, nous dit un vieil écrivain de l'époque, estoit plus doux que miel." 
Tantôt c'était la ville de Klagenfurth, au pays de Carinthie, qui, au mois de mars, avait vu pleuvoir, dans ses campagnes, du pur froment en telle quantité que, grâce à cette récolte inattendue, les habitants en avaient pu faire de bon pain dont ils s'étaient servis "un long temps pour leur nourriture". Puis venaient les pluies de canards et d'oisons, qui, avec un degré de plus de vraisemblance, avaient jeté dans la stupeur les habitants de cette partie de l'Allemagne. Non loin du château de Withitz, l'an 1587, une nuée de ces oiseaux, que l'on comptait par milliers, avait obscurci le ciel, puis, tout à coup, s'abaissant sur un étang voisin, avait "dressé un furieux combat" : 
"Au matin, continue le vieux narrateur, les soldats et les paysans y courent et y trouvent vu nombre presque infini de ces canards et oisons, qui s"étoient entretuez, et en amassent en abondance : les vus cent, les autres deux cents, qu'ils accommodèrent à leur façon, et en vescurent longtemps; ce qui estoit resté de ceste pluye et armée de combattans, s'estant reconnu en une grande prairie, print le vol et se retira ailleurs."

Pluie de poissons.

On explique aujourd'hui les pluies de grenouilles et les pluies de poissons. Tout le monde sait que les trombes, aspirant les eaux des étangs, peuvent verser sur la terre une multitude d'animalcules qui retombent sous forme de pluie. Des myriades de petits poissons ont été dispersés ainsi, et toujours ce phénomène si simple a jeté l'effroi dans les populations. Il se renouvelle néanmoins à de rares intervalles.

Le règne d'Othon III fut fertile en phénomènes désastreux. En l'année 989, cet empereur était encore enfant, lorsque d'épouvantables inondations désolèrent l'Allemagne; une sécheresse brûla les moissons l'été suivant et amena la famine; des neiges trop abondantes succédèrent à ces fléaux. En Saxe, il tomba des poissons du ciel, sans doute par compensation. Les pluies de poissons étaient, au Moyen âge, comme les pluies de lait ou de sang; elles n'annonçaient que fâcheux présages : aussi les Vandales envahirent-ils deux fois, la Saxe, et, en 991, des flammes, échappées des vagues du Rhin, brûlèrent-elles les bourgades bâties sur ses bords.

Pluies de croix - Les deux soleils.
Les inductions sinistres que l'on tirait au Moyen âge des innombrables météores atmosphériques ne suffirent plus bientôt aux prétendus interprètes de tant de prodiges. Pour frapper les esprits d'une épouvante qu'ils croyaient sans doute salutaire, et trompés d'ailleurs eux-mêmes par de bizarres théories, ils révèrent des phénomènes d'autant plus merveilleux qu'un art céleste les façonnait à dessein et comme pour avertir les populations. Tantôt c'étaient de petits turbans mignonnement ouvraigés qui étaient tombés du ciel dans quelque champ, non loin d'une cité d'Allemagne, et qui prédisaient une de ces invasions des armées ottomanes dont la journée de Lépante (Le siècle de Soliman) délivra les Latins [5]; tantôt, et plus fréquemment encore, c'étaient des pluies de croix que l'on voyait, et presque toujours ce signe, après s'être multiplié dans les airs, venait briller sur les habits de ceux qui contemplaient le miracle.

[5] Voy. Simon Goulard, Histoires prodigieuses, etc.
Selon les récits de Lycosthène, ce prodige ne s'était pas renouvelé en Europe moins de cinq ou six fois depuis l'an 367 de notre ère, à partir du jour néfaste où Julien l'Apostat, voulant réédifier le temple de Jérusalem, avait vu ses efforts impies confondus par le courroux divin. Tout le monde a présent au souvenir l'antique tradition qui fait sortir du sein des fondations ouvertes par ordre de l'empereur romain ces jets de flammes dévorantes qui consument les matériaux et les outils accumulés pour l'édification du nouveau temple. A l'issue de ces vaines tentatives, dit la légende, d'innombrables croix tombèrent sur le lieu consacré. Après avoir sillonné les airs de leurs traces lumineuses, non seulement elles continuèrent à jeter leur éclat sur la terre, mais on les vit s'attacher aux vêtements des assistants émerveillés et se mêler à la trame des étoffes. Elles semblaient, par leur scintillement mystérieux, destinées à perpétuer le souvenir d'un événement formidable, qu'on ne pouvait cependant guère oublier. Tous les efforts humains furent inutiles, nous apprend le Livre des prodiges, pour faire disparaître cette broderie du divin ouvrier.


Pluie de croix en 1503.

Dès lors la chute des croix se renouvela dans le monde, mais ce fut avec infiniment moins d'éclat; quelquefois même ces croix descendaient comme des corps opaques dont on discernait mal la forme, et qui en tombant parmi les assistants laissaient leurs traces, comme si on les eût dessinées sur les vêtements avec une substance oléagineuse. Telles furent celles qui apparurent en Calabre et en Sicile vers l'année 746, et qui laissèrent de célestes vestiges sur les voiles des églises. Le même prodige se renouvela près de cinquante ans après; mais, en 1503, ce fut en Allemagne qu'il eut lieu, et cette fois, dit Lycosthène, les croix qui s'attachèrent aux vêtements avaient la teinte du pain fait de pure fleur de farine. Le prodige posé en ces termes s'explique comme les pluies miraculeuses.

Un phénomène fréquemment observé, et dont le nom même explique suffisamment le brillant aspect, la parhélie [6] (Halos et couronnes),qui multiplie les soleils par une sorte de mirage céleste, partageait avec les comètes le triste privilège d'annoncer les grandes catastrophes. Selon Lycosthène, ces messagers éclatants du courroux divin apparaissaient quelquefois dans le ciel germanique sous un aspect tellement bizarre, que l'imagination du docte Wolfhart a fait indubitablement tous les frais de cet étrange phénomène. Les aspects divers sous lesquels se produit la double réfraction de l'astre sont innombrables dans son livre. Ce n'était pas seulement dans les régions du Nord que les parhélies frappaient les esprits de terreur. A Rome même et dans les villes scientifiques de l'Italie, sièges du mouvement intellectuel, la crainte qu'elles inspiraient aux populations n'était pas moindre qu'à Nuremberg ou bien à Rotterdam. Celle qui parut en 1469, par exemple, troubla au plus haut degré les esprits; et ce n'était certes pas sans sujet, nous dit le Livre des prodiges; mais heureusement le phénomène céleste annonçait aux hommes un grand triomphe pour compenser de grands revers.

Dans la même armée, Scander-Beg, le fléau des musulmans, remporta une victoire signalée sur les Turcs, et la mort de Sforce, fils du duc de Milan, suscita des guerres déplorables en Italie. Florence fut désolée; l'Allemagne, troublée par de nouveaux combats, vit les ducs de Brunswick combattre leurs voisins. Des séditions violentes ensanglantèrent l'Angleterre. En 1492, la parhélie se combine, vers le mois de décembre, avec l'apparition successive de deux comètes, et certes ce n'eût pas été un phénomène trop magnifique pour annoncer la chute de Grenade et la découverte d'un nouveau monde; mais ce triple soleil a été vu en Pologne, et les prodiges sont pour le Nord. L'empereur Maximilien est vaincu par Ladislas, roi de Hongrie; Casimir, roi des Polonais, expire, et une grande portion de la ville de Cracovie est dévorée par les flammes à la suite d'un incendie fortuit.


Le triple soleil de 1492.


[6]De deux mots grecs, para, proche, et hélios, le Soleil : représentation du Soleil dans une nuée.
La légende du roi Popiel
Il suffit de s'être promené quelquefois sur les bords des ruisseaux qui arrosent nos campagnes, ou même sur les rives de nos petits fleuves, pour avoir remarqué une espèce de rats amphibies qui s'élancent rapidement de leurs demeures humides et traversent furtivement les prairies. Ce ne fut pas à ces simples rats d'eau, puisqu'on doit les nommer ici par leur nom vulgaire, que fut confiée l'exécution d'un décret terrible que signale une légende de 823. En ce temps, la Sarmatie, car c'est sous cette dénomination que nos vieux écrivains désignent la Pologne, était gouvernée par le roi Popiel. Ce roi slave du neuvième siècle était une espèce de Néron, préludant aux crimes qui devaient lui donner une si funeste célébrité par l'assassinat de ceux que le conseil des sages avait désignés pour le guider au début de son règne. Ces régents incommodes étaient les propres frères de son père, et ils furent empoisonnés à l'instigation de la cruelle princesse à laquelle Popiel avait uni son sort. Les cadavres de ces princes malheureux avaient été abandonnés sans qu'une main pieuse leur donnât la sépulture. Le Dieu des chrétiens, qui, au neuvième siècle, était honoré aux lieux où l'on adorait naguère encore la déesse Liethna, le Christ, dit la légende, se chargea de les venger : une armée de rats s'engendra tout à coup du milieu de ces restes indignement abandonnés, et s'élança vers le palais de Golpo, où Popiel cherchait â s'étourdir sur ses crimes en s'abandonnant aux joies bruyantes d'un festin.


Le roi Popiel.

Le prince coupable, la reine, ses enfants, ne peuvent être préservés des morsures cruelles de milliers de rats; en vain les place-t-on au centre d'un ardent foyer, les rats, continue la chronique, s'élancent au milieu du feu et vont martyriser le parricide malgré la triple enceinte du cercle enflammé. Les gardes épouvantés veulent opposer un autre élément à ces intrépides émissaires du courroux céleste; le roi, solitaire cette fois, est entraîné dans une embarcation et vogue rapidement sur le lac de Golpo. Peine inutile! les rats le suivent et viennent l'ensanglanter de leurs morsures malgré les coups d'aviron. Leur rage fait plus encore : de leurs dents aiguës ils perforent l'esquif et le mettent en péril de sombrer. Il ne reste plus qu'une ressource au meurtrier des frères de Leszek : il se réfugie dans une haute tour, environnée par les eaux; mais ces murailles, imprenables pour les hommes, ne le sont pas pour les rats : les implacables ennemis de Popiel s'élancent au sommet de la tour, et, retombant comme une nuée vivante sur le coupable, le dévorent lui et ses enfants. Ainsi s'accomplit, dit la légende, la peine due à l'imprécation habituelle du mécréant :

"Puissent les rats me venir manger!"
Le supplice du roi Popiel n'est pas, du reste, le seul événement du même genre que raconte Lycosthène : Hatto, l'évêque de Mayence, périt, au dixième siècle, sur son siège pontifical, assailli par une formidable invasion de rats, qui se ruèrent sur lui pour venger le peuple opprimé; et, en l'année 997, Wilderolf ou Wilderold, évêque de Strasbourg, succomba de la même manière, dans la dix-septième année de son épiscopat. (A19 / Magasin. Pittoresque).


En librairie - Conrad Lycosthène, Apophthegmata et son annotation manuscrite, t. 1, Slatkine, 1998.

Gaëtane Lemarche-Vidal, Jardins secrets de la Renaissance, des astres, des simples et des prodiges, L'Harmattan, 1997. - Jean Céard, La nature et les prodiges, l'insolite au XVIe siècle, Droz, 1996.

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Dictionnaire Le monde des textes
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