|
. |
|
Le pays de Cocagne est un pays imaginaire du folklore européen, où le peuple avait tout en abondance et sans travail. Le mot de Cocagne était autrefois assez employé dans le sens d'une fête donnée au peuple, où il y avait des distributions de comestibles et de boissons : c'est un temps de réjouissances où l'on boit et mange à volonté; on le trouve dans Voltaire et P.-L. Courier; on disait : donner une cocagne. Mais ce sens a vieilli, et l'on emploie surtout aujourd'hui la locution proverbiale : pays de cocagne; on entend par là un pays où tout abonde, où l'on fait bonne chère à bon marché. Boileau écrivait, par exemple que "Paris est pour le riche un pays de Cocagne". Un terme très employé, mât de cocagne, désigne un mât rond, lisse et élevé, planté en terre, dressé pendant les réjouissances publiques; il porte à son sommet des objets de toutes sortes, des prix qui appartiennent à celui ou ceux qui parviennent à grimper jusqu'en haut sans secours. Ce mât est soigneusement savonné, ce qui complique encore la difficulté des ascensions. Ce divertissement populaire a été, il semble, introduit pour la première fois à Paris en 1425, ainsi qu'on le voit par le Journal d'un bourgeois de Paris sous Charles VII.L'étymologie de ce mot est problématique. Genin, dans ses Récréations philosophiques (t. II, p. 89), en donnait une d'allure assez crédible; selon lui, cocagne est un mot italien et plus particulièrement napolitain (cuccagna). Aux XVIe et XVIIe siècles, on élevait, sur une place de Naples, une montagne en éruption qui lançait des saucisses, des viandes cuites, des macaronis, lesquels roulaient sur le fromage râpé dont la montagne était couverte; le peuple se battait pour faire bombance. Le mot aurait ensuite été introduit en France en 1688, après l'expédition du duc de Guise : ce dernier point est peu prouvé. Boccace (8e journée, 3e nouvelle de son Décaméron) donne la description d'un pays de cocagne qu'il nomme Bengodi, où l'on noue les vignes avec des saucisses et au milieu duquel coule un ruisseau de malvoisie. En France, il existe un vieux mot : cocquaigne, auquel Du Cange, dans son Glossaire, donne le sens de dispute, combat de coqs, et que l'on donne parfois pour étymologie à cocagne : Charles VIII aurait alors porté ce mot à Naples; ce n'est guère probable. Bernard de la Monnoye prétend que cocagne vient du fameux Hyeronymo Folengo, surnommé Merlin Cocaïe, qui, dans sa première macaronée, décrit un pays de cocagne : on y aurait ensuite appliqué son surnom; mais Folengo est né en 1491 et H. Hofmann a publié une petite pièce flamande antérieure qui parle du pays de Gockaengen. L'un, des Fabliaux et contes du XIIIe siècle, publiés par Méon, s'appelle Cocaigne; c'est un pays de fêtes continuelles où plus on dort plus on gagne; c'est peut-être ce conte qui donna à Rabelais l'idée du pays de Papimanie, où les gens gagnent cinq sous par jour pour dormir et sept sous et demi pour ronfler. Un autre écrivain, Legrand d'Aussy, cite une farce de 1631, intitulée : Des Roulles-Bontems de la haute et basse Cocagne. Enfin, Furetière donne pour origine le mot coques ou coquaignes, qui désigne des petits pains de pastel fabriqués dans le haut Languedoc pour la teinture, et qui étaient une grande source de richesse pour le pays; ils portent aujourd'hui dans le commerce le nom de cocagnes. L'étymologie la plus probable reste celle que donne Diez : le mot viendrait de coquere, cuire, par les mots coca (catalan), cocca (pays de Coire), coco (languedocien), qui signifient tous cuisine. Littré adopte cette étymologie. Personne ne sait où est la Cocagne, ou du moins où elle fut située! La belle raison! Avant que les pérégrinations de l'intrépide Caillié ne l'y conduisent qui n'aurait pas rangé Tombouctou parmi les chimères? Espérons qu'il en sera de même pour la Cocagne. Afin d'encourager le zèle des voyageurs aventureux qui voudront se mettre à sa recherche, voici quelques fragments, reproduits dans toute leur naïveté, d'une précieuse carte topographique, hydro-oenographique, ethnographique et culino-graphique dont un certain Petrus Nobilis dota le monde savant et gastronomique vers 1560. Il nous semble bien qu'elle est la preuve qui manquait. En effet, quel document est plus digne de foi qu'une carte? Là tout est précis et ne laisse rien à faire à l'imagination. Le simple narrateur peut mentir impudemment et impunément, toujours prêt à s'excuser sur le sens inexact que vous donnez à ses paroles; le cartographe est esclave de la réalité. Il vous fait assister aux scènes de la vie privée et de la vie publique; il vous montre la forme des maisons, des meubles, on pourrait dire celle des coutumes, jusqu'aux traits caractéristiques de la physionomie de la population. Ainsi Petrus Nobilis vous prend par la main et vous conduit d'un pas sûr : c'est tout comme le chien de l'aveugle. Voilà la délicieuse vallée où croissent ces vignes dont les ceps, attachés avec des saucisses, sont chargés de raisins toute l'année; voici des montagnes qui se mirent dans une mer de bon vin grec, assez profonde pour porter des vaisseaux de haut-bord; leurs flancs entrouverts sont des mines pleines d'écus d'or et d'autres espèces monnayées, à la disposition de qui veut en prendre; nous retrouverons plus loin des grottes où sont entassés des chemises, des mouchoirs, des serviettes, et autres objets de lingerie. Ne vous effrayez pas à la vue de cette montagne volcanique : elle porte à son sommet ardent une chaudière sans cesse bouillante, pleine de macaroni et de lasagnes, qui s'échappent, dès qu'ils sont cuits, par-dessus les bords, et vont roulant sur les flancs caséeux de la montagne, où ils s'enveloppent de fromage râpé, pour se jeter dans un lac de beurre en fusion où tout amateur en prend à son plaisir. Nous rencontrerons chemin faisant de vastes vergers produisant, ici des fruits de toutes sortes, frais, glacés, confits, en compote; là des perdrix et des chapons plumés, troussés et habillés, tout prêts à être mis en broche. Arrêtons-nous un peu pour voir ces forêts habitées par des chouettes qui pondent des manteaux à toutes les tailles, ces salines pleines de sucre raffiné, ces prairies d'omelettes aux rognons, toutes chaudes, de massepains, de tartelettes et de pâtisseries aussi friandes que variées; nous verrons là-bas des rivières d'où les carpes s'élancent toutes frites dans votre main, les anguilles accommodées en matelote; de beaux pâturages où les chevaux naissent sellés et bridés, où les vaches portent quatorze veaux par mois. Remarquez-vous ces fertiles potagers où l'on voit des laitues bien autrement colossales que ces fameux choux, vrais lilliputiens, dont on disait naguère tant de merveilles à Paris? Sous chacune de ces laitues trois mille brebis peuvent se mettre à l'ombre. On y trouve aussi en toutes saisons des melons succulents, des artichauts alors fort rares eu Europe, par conséquent fort recherchés; plus loin sont les sources de ces fleuves de vin muscat, de vin de Chypre et d'autres, qui arrosent le pays. Leurs bords, bien plus favorisés que ceux du Lignon, tant célébrés par nos anciens chansonniers, sont couverts de tartes aux fruits. Des pastafroles servent de pont. N'êtes-vous pas désireux de vous asseoir à cette table entourée de joyeux convives, sur laquelle fond un orage de poulets d'Inde, de faisans, de chapons, de lièvres, lardés, bardés, rôtis à point, ou d'aller vous désaltérer à cette fontaine jaillissante qui verse des flots de malvoisie? Aimez-vous les beignets? A quelques pas vous apercevez les pommiers, les abricotiers sur lesquels ils poussent prêts à être servis; des nuages complaisants les dorent d'une légère rosée d'un parfait caramel. Préférez-vous des pâtés chauds ou froids de n'importe quoi, des tourtes, des biscuits? Ici sont des fours où vous n'avez qu'à prendre ce qui flattera votre goût. Ne craignez pas d'être indiscret et de faire jeûner vos amis : ces fours sont inépuisables. On ne voit que deux maisons dans ce beau pays; l'une est le palais où l'on dort; les murs sont construits de ce bon fromage Parmesan si cher aux Italiens; ce qui me permet de supposer que l'auteur a bien pu altérer ici la vérité quelque peu pour flatter le goût de ses compatriotes; l'autre, faut-il le dire, hélas est... une prison ! Une prison, non pas pour des larrons, des banqueroutiers, des assassins : de pareils crimes sont inconnus aux Cocagniens, mais pour les gens qu'on surprend... à travailler; car le travail est formellement Interdit par les lois, et celui qui demeure convaincu de les avoir transgressées est tenu un an entier sons les verrous. D'ailleurs, on voit un homme entre deux sergents qui nous le rappelle, avec cette inscription : « Il va en prison pour avoir travaillé. »Voilà qui est juste, donc irréfutable. L'édifice est entouré d'un fosse de vin doux, que les prisonniers sont condamnés à mettre dans des bouteilles, qu'ils expédient ensuite à domicile en les chargeant dans des canons qui ne manquent jamais le but. Cette bénigne artillerie gronde sans relâche. Ce qui devait paraître un supplice insupportable dans la patrie de l'auteur, c'est que les murs de cette forteresse, bien différents, comme de juste, de ceux du palais du Dormir, sont faits de mauvais fromage de lait de brebis. C'est le plus renommé pour sa poltronnerie qui est revêtu du pouvoir suprême. Le signor Panigon règne sur les heureux Cocagniens jusqu'à ce qu'un plus poltron le fasse déchoir. Le scrupuleux voyageur qui nous a transmis ces précieux détails a voulu nous donner une idée du faste triomphal qui entoure sa seigneurie lorsqu'elle parcourt ses fortunés domaines. La France et l'Allemagne reproduisirent à l'envi ce curieux document, ce qui prouve le cas qu'on en faisait (et qu'il mérite toujours!); mais malgré toute sa fidélité minutieuse dont on aura été juge par ces quelques lignes, il laissera regretter, éternellement peut-être, deux lacunes importantes : 1° le défaut de délimitation extérieure de la contrée, ce qui empêche de savoir s'il s'agit d'une île située au milieu des flots, ou d'une île en terre ferme, comme celle du bon Sancho (Don Quichotte);
|
. |
|
| |||||||||||||||||||||||||||||||
|