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Le
mot préjugé, dans sa signification générale et complexe, est
un terme d'origine relativement moderne, dérivé, par analogie, du langage
judiciaire. On disait, dans l'ancienne langue, qu'une cause était préjugée,
lorsqu'on pouvait considérer la sentence comme rendue d'avance, par suite
de la ressemblance de cette cause avec une autre cause précédemment jugée.
Lorsque ce terme de justice est passé dans la langue courante, il a conservé
son principal sens d'opinion faite Ă l'avance; mais l'usage a Ă©tendu
cette signification un peu Ă©troite par la simple analyse des conditions
dans lesquelles se forme une opinion préconçue, des vices de raisonnement
qu'elle entraîne et des défauts de caractère qu'elle révèle. Préjugé
a signifié dès lors à la fois ignorance,
erreur,
sophisme
et prévention. Par abus de langage, on emploie même quelquefois le mot
préjugé comme synonyme de certaines superstitions : c'est ainsi qu'on
l'appliquera, par exemple, Ă la crainte du nombre 13. En faisant encore
une plus grande violence à la langue, on l'emploie aussi pour désigner
ce qui peut être objet ou occasion de préjugés : la fortune, la gloire,
la beauté. Mais, ces significations vicieuses écartées, il reste qu'on
entend par préjugé une opinion préconçue, le plus souvent mal fondée
et due à des causes qui sont généralement révélatrices de graves défauts
d'esprit et de cour.
Préjugé indiquant, à la fois, un faux jugement et un certain état d'esprit, on peut le considérer à un double point de vue, logique et psychologique ou moral. Néanmoins ces deux aspects de la question sont relativement solidaires car les erreurs ne sont pas seulement dues à une inaptitude logique ou à l'ignorance des règles de l'induction et de la déduction, mais aussi à des éléments de caractère, comme la vanité, l'orgueil, l'amour-propre. Aussi voit-on, dès la fin du XVIe siècle, Francis Bacon, dévoiler, dans une classification restée célèbre, ce mélange complexe de causes qui feront toujours, dans l'esprit humain, obstacle à la vérité. Il distribue les causes d'erreur en quatre classes et les distingue par les dénominations de idola tribus, idola specus, idola fori et idola theatri. Bacon donne le nom d'idole à toute disposition d'esprit qui peut égarer le jugement. • Les erreurs de la première classe sont celles qui naissent des principes mêmes de la constitution humaine : il n'est personne qui ne soit exposé à leur influence; par exemple le penchant que nous avons à juger l'inconnu par le connu, l'amour de la simplicité qui nous pousse à concevoir dans la nature moins de complexité qu'il n'y en a.Cette classification des erreurs reste la meilleure qui ait été proposée : elle a, sur la classification des sophismes de Stuart Mill, l'avantage de faire la plus grande place précisément aux préjugés, c.-à -d. aux erreurs qui s'expliquent aussi bien par des causes morales que par des vices de raisonnement; et elle s'accorde, en ce sens, avec l'ensemble de fines remarques psychologiques qu'on trouve dans un chapitre justement admiré de la Logique de Port-Royal et attribué, selon toute probabilité, à Nicole (3e partie, ch. XX). Mais il ne suffit pas de classer ainsi les principales causes de nos erreurs. Pour que les préjugés devinssent un objet de connaissance scientifique, il faudrait les définir et les dénombrer. On est aisé devoir qu'il est impossible de donner des préjugés une définition précise, complète, indiscutable, et encore plus impossible d'en faire le compte. On ne peut guère se flatter d'arriver jamais à constituer une nosologie de l'esprit humain, telle que la réclamait Thomas Reid dans un de ses Essais. C'est qu'en effet il entre d'abord dans chaque préjugé, comme dans chaque maladie, une part d'individualité irréductible à toute définition, nécessairement générale; ensuite les préjugés changent avec les temps, et l'avenir nous en réserve sans doute quelques nouveaux qui surprendront par leur étrangeté. Cette difficulté signalée, il reste néanmoins possible de définir indirectement les préjugés, c.-à -d. de les distinguer de ce qu'ils ne sont pas nécessairement, d'indiquer les diverses raisons de leur puissance, enfin de montrer le défaut général dont ils émanent presque tous, et, par là , le remède qu'on peut leur appliquer. Les préjugés, qu'on a une certaine tendance à confondre avec l'ignorance et l'erreur, ne se ramènent pas nécessairement à l'une ou à l'autre. Stuart Mill cite l'exemple de Copernic, défendant la vérité de son système au moyen d'arguments vicieux empruntés aux préjugés dont s'inspiraient ses propres adversaires. Il y a des préjugés qui ne sont que l'exagération d'une vérité, comme l'ancienne croyance de certains médecins à un atavisme total, irréductible; d'autres sont ingénieux, comme celui d'un habile musicien, dont parle Locke, qui croyait que Dieu avait créé le monde en six jours et s'était reposé le septième, parce qu'il n'y a que sept notes dans la gamme. La source la plus générale de préjugés n'est donc pas toujours dans un manque d'intelligence : pour la trouver, il est nécessaire de remonter jusqu'au principe vital qui régit presque toute notre activité, jusqu'à l'habitude. On connaît les avantages et les inconvénients de l'habitude : nous les retrouvons exactement dans chaque préjugé. L'habitude est un principe de vie et d'action dont l'humain ne saurait se passer : grâce à elle, notre passé se relie à notre présent; grâce à elle, nous ne sommes pas obligés, à chaque instant, de recommencer notre vie. Elle est également le principe constant d'économie qui emmagasine en nous des richesses acquises, des expériences vécues, sans lesquelles il ne saurait y avoir d'action décisive et rapide. Etendue au delà de notre propre personnalité, et généralisée sous le nom de coutumes, elle étend et fortifie à la fois nos principes d'action en nous solidarisant avec les autres. Bref, au fond de nos sentiments les plus chers, nous retrouvons une habitude fixée en nous par la vie même, avant tout effort de réflexion personnelle, avant tout examen critique, c.-à -d., au sens propre du mot, un préjugé. Considérés de ce point de vue, les préjugés sont nécessaires, naturels et respectables, comme tout ce qui a puissance de vie. A l'encontre de ces avantages, l'habitude est source d'égoïsme et d'inintelligence : elle a les travers de ses qualités, et les préjugés sont ces travers. D'abord on ne vit pas fortement par soi-même sans oublier autrui, et si l'habitude cimente à chacun de nous une personnalité, c'est, le plus souvent, en l'isolant. De là les divers préjugés qui s'attachent naturellement à l'égoïsme et, entre tous, l'orgueil d'être soi, qu'on appelle vanité; puis, dépassant un peu la personne, les préjugés qui la soutiennent encore en l'unissant à des touts restreints, l'orgueil du nom, de la caste; encore un peu au delà , l'orgueil naïf et irréfléchi d'être né sous tels cieux, entre telles montagnes. Si les préjugés sont ainsi liés au phénomène à double face de l'habitude, principe de bien et du mal, on comprend sans peine qu'ils aient, eux aussi, une double nature, et que certains préjugés ne soient que l'exagération, ou plutôt la déformation des vertus correspondantes. Il n'est rien, parmi les institutions sur lesquelles nous vivons qui ne puisse ainsi donner naissance à des sentiments qui oscillent entre deux points fixes, et dont il est souvent malaisé de définir la nature et la valeur morale. Si chaque préjugé revêtait toujours la forme d'un fanatisme violent et étroit, on n'aurait pas de peine à le classer et à l'estimer comme il convient mais, le plus souvent, le préjugé se dissimule, se dérobe derrière la vertu dont il est la doublure et adresse des appels triomphants aux principes de la morale. On peut cependant dire que, dans les cas de cette nature, on reconnaît le préjugé à son exclusivisme : il consiste à méconnaître en autrui la force de moralité dont il se croit le seul dépositaire. Mais les préjugés ne se caractérisent pas seulement par l'exclusion et la méconnaissance de ce qui leur est étranger : ils sont encore mieux définis par l'irréflexion, qui les accompagne. Un préjugé est naturellement insconscient de lui-même ; il vit en nous et nous lui obéissons sans lui demander jamais ses titres au commandement. En un mot, nous trouvons en lui, avec la paix pour notre ignorance, une excuse pour notre paresse. Si tels sont les deux caractères principaux des préjugés, on peut espérer leur appliquer un remède efficace. Il s'agit d'ailleurs bien moins de supprimer tous les préjugés, ce qui ne serait peut-être pas désirable, que de les transformer. Si les préjugés sont exclusifs, c'est qu'ils sont dus à l'ignorance et au mépris de tout ce qui touche autrui. Exciter la curiosité pour les formes de vie ou de pensée qui sont étrangères à chacun de nous semble donc le premier remède indiqué. On peut espérer qu'à la suite de la curiosité viendra, sinon la sympathie, du moins la tolérance. La connaissance d'opinions différentes des nôtres n'aurait-elle pour effet que de faire naître le doute dans notre propre conscience, que ce serait là un bienfait appréciable. Le scepticisme, au bon sens du mot, c.-à -d. la défiance envers le repos de l'esprit et l'engourdissement du coeur dans une croyance toute faite, le rejet résolu de tout fanatisme de conviction, par crainte de manquer la vérité qui peut se trouver ailleurs qu'en nous-mêmes, tel est sans contredit le premier et le plus sûr degré de cet affranchissement intérieur qui libère peu à peu l'âme de la contrainte des préjugés. Mais ce n'est là qu'une étape. L'honnête homme sent le besoin d'échapper au préjugé dilettantisme par une forte concentration sur lui-même du reste cette concentration n'a rien d'égoïste, parce qu'elle se réfléchit, parce qu'elle prend directement son inspiration dans la raison universelle. La réflexion, c.-à -d. l'élaboration personnelle, lente, peut-être jamais totalement achevée, de nos convictions spirituelles, de nos croyances morales, tel semble bien être le second et dernier degré de l'affranchissement intérieur. L'humain qui a su se faire sa propre conscience sait la peine qu'il en coûte, et il l'estime chez autrui, même lorsqu'il rencontre en face de lui un ensemble de convictions opposées aux siennes. Et l'union des esprits n'est pas loin de se faire quand les volontés des coeurs sont droites et qu'un long travail de méditation personnelle a préparé, de loin, l'oeuvre de conciliation. (M. Da Costa). |
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