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Le
mot de politesse, en vieillissant, a quelque peu changé de
signification. Il a longtemps désigné la culture intellectuelle
et morale, soit des sociétés, soit des individus.
Aujourd'hui il n'est plus guère entendu qu'en un sens plus restreint
et plus extérieur : c'est la manière d'agir et de parler
que donne l'usage du monde, ce qu'on désignait jusqu'au XVIIe
siècle par le mot de civilité.
Toutes les analyses
des moralistes qui ont étudié la politesse, Duclos,
Mme de Lambert, Voltaire, etc., ne sont qu'un
commentaire affaibli d'un passage célèbre de La
Bruyère et de quelques lignes de Montaigne,
qu'il est nécessaire de citer :
«
La politesse, dit La Bruyère, n'inspire pas toujours la bonté,
l'équité, la complaisance, la gratitude; elle en donne du
moins les apparences et fait paraître
l'homme au dehors connue il devrait être intérieurement. L'on
peut définir l'esprit de politesse, l'on ne peut en fixer la pratique
: elle suit l'usage et les coutumes reçues; elle est attachée
aux temps, aux lieux, aux personnes... Il me semble que l'esprit de politesse
est une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos
manières, les autres soient contents de nous et d'eux-mêmes
» (Caractères, V).
Et Montaigne,
qui déclare avoir été si soigneusement dressé
à la civilité française qu'il « en tiendroit
eschole », ajoute très joliment :
«
C'est au demourant une très utile science que la science de l'entregent.
Elle est, comme la grâce et la beauté, conciliatrice des premiers
abords de la société et familiarité » (Essais,
I, XIII).
La politesse est donc
une qualité essentiellement sociale. La vie commune a pour condition
l'établissement de certaines moeurs « honnêtes et civiles-»
qui sont favorables au bien-être général et particulier,
et elle tend par conséquent à les développer. La société
suppose un continuel frottement des humains les uns contre les autres qui
ne peut être tolérable et surtout agréable sans des
égards mutuels. De même que la liberté de tous est
assurée par les restrictions apportées à la liberté
de chacun, il faut, pour l'ordre et la paix publique, que chacun surveille
ses paroles et ses actes, et les accommode en partie aux convenances d'autrui.
En ce sens très général, nulle société
ne peut donc se passer d'une certaine politesse. L'Antiquité
pratiquait déjà l'urbanité qui s'opposait à
la rusticité. Mais, dans les temps modernes, la politesse a pris
un développement et une importance extraordinaires avec des caractères
tout nouveaux; elle a donné naissance à de véritables
cérémonies. On en peut trouver
l'explication dans les conditions sociales et
dans les idées morales de le vie moderne.
Le Moyen
âge a connu des institutions cérémonielles, intermédiaires
entre les institutions politiques et les institutions proprement morales,
et qui ont été le germe des rites et des pratiques de la
« civilité française », comme disait Montaigne.
Dans une société comme la féodalité, fondée
sur le principe d'autorité, ou la force de l'Etat reposait sur le
commandement et l'obéissance, des actes et paroles symboliques devaient
nécessairement rappeler la dépendance des subalternes et
la puissance des chefs. Le respect témoigne de l'obéissance,
alors que celle-ci n'a pas l'occasion de se traduire par des actes. De
là l'institution des signes et cérémonies par lesquels
l'inférieur rend visible sa soumission. Cette première forme
de la politesse est donc unilatérale : elle ne s'exerce qu'en un
sens, de bas en haut.
Mais l'autorité
se décompose et se dissémine bientôt : une hiérarchie
de plus en plus complexe se substitue à la première et simple
distinction des conquérants et des sujets. Chacun est à la
fois supérieur et inférieur et doit rendre d'un côté
les hommages qu'il reçoit d'un autre. La pratique des devoirs de
politesse s'étend donc et se généralise : nul, à
moins d'être souverain absolu, ne peut les ignorer. Enfin la grande
loi sociale de l'imitation substitue peu à peu à la politesse
unilatérale la politesse réciproque. (Tarde,
les Lois de l'imitation.) Les actes et les paroles perdent leur
signification originelle : le supérieur témoigne à
l'inférieur presque les mêmes égards qu'il en reçoit.
L'imitation et la répétition transforment des cérémonies
d'abord significatives en pures habitudes de courtoisie. Parmi les nombreux
facteurs de cette évolution, il faut indiquer les influences souvent
étudiées de la cour, des salons, des femmes, etc.
Cette généralisation
et cette extension de la politesse furent d'ailleurs adoptées puis
favorisées par les institutions religieuses du christianisme.
La politesse devint une qualité éminemment cléricale.
On en a donné, dans la morale chrétienne, deux raisons principales.
D'abord une religion d'amour et de charité doit rendre sensible,
au moins par des symboles extérieurs, par des cérémonies,
par son langage, l'essentielle égalité et la fraternité
de tous les humains; on conçoit donc un ordre idéal ou moral,
distinct de l'ordre social, et où les plus petits ont droit au respect
et à la considération. D'autre part, le christianisme prescrit
l'humilité et la modestie : le moi est haïssable; chacun doit
se persuader de sa propre indignité et le témoigner par ses
manières et sa parole; les puissants eux-mêmes doivent donc
faire oublier leur autorité par leur politesse. De là cette
attitude en apparence bienveillante et même respectueuse que le chrétien
doit observer envers tous les humains. Que l'on se rappelle la rigide et
délicate politesse des jansénistes!
Renan mettait la politesse parmi les quatre vertus
qu'avait imprimées en lui son éducation cléricale
: cette vieille
«
civilité française, disait-il, implique un parti général
sans lequel je ne conçois pas pour la vie d'assiette commode; c'est
que toute créature humaine, jusqu'à preuve dit contraire,
doit être tenue pour bonne et traitée avec bienveillance »
(Souvenirs d'enfance et de jeunesse, VI, IV).
On comprend donc pourquoi
le siècle de Louis XIV, où l'autorité
était représentée par une hiérarchie nette
et forte et où la morale était appuyée
sur une rigide foi religieuse, a été le siècle par
excellence de la politesse. Il semble aussi qu'une société
égalitaire, ou d'ailleurs l'humilité chrétienne n'est
plus regardée comme une vertu, doive laisser s'affaiblir de plus
en plus de vieilles institutions qui n'ont aujourd'hui d'autre fondement
que l'habitude.
«
Nos machines démocratiques, disait Renan, excluent l'homme poli
» (Ibid.).
Pourtant, si la démocratie
détruit en partie les institutions cérémonielles proprement
dites et le respect de tous les protocoles, on ne voit pas qu'elle dispense
de cette politesse plus simple mais plus essentielle que nous avons d'abord
définie. Une société fondée sur l'égalité
a plus que toute autre besoin des vertus sociales, et la politesse n'est
au fond que «-l'expression
on l'imitation de ces vertus sociales ». (G. Breaulavon).
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Frédéric
Rouvillois, Histoire
de la politesse de 1789 à nos jours, Flammarion, 2008.
- Lecteur, lectrice, vous êtes imbattables
sur le chapitre de la politesse. Vous ne mettez pas vos coudes sur la table
ni vos doigts dans le nez; vous dites aimablement merci et s'il vous plaît.
Mais savez-vous seulement que les révolutionnaires
tentèrent d'interdire aux Français
le vouvoiement et les voeux de Nouvel An? Que l'on pouvait encore, sous
la monarchie de Juillet,
manger la salade avec les doigts, mais que l'on encourait l'excommunication
mondaine, ce faisant, sous le second Empire? Qu'une grande dame disposait
de centaines de cartes à son nom, qu'elle faisait déposer,
cornées de savante façon, au domicile de ceux à qui
elle rendait visite? Qu'à un domestique de bonne maison il était
interdit d'arborer une moustache? Que le baisemain,
cet hommage galant que l'on croit immémorial, est apparu en France
au tout début du XXe siècle seulement? Qu'il était
fort impoli, jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, de louer
une maîtresse de maison pour la qualité des mets qu'elle proposait
à ses convives? Pour découvrir l'histoire de la politesse,
ses marées subtiles, ses modes byzantines et ses flirts occasionnels
avec le bon sens, laissez-vous entraîner dans les arcanes du Bottin
mondain et dans les salles à manger bourgeoises, aux courses
et à l'opéra, dans les ambassades et les maisons closes,
en compagnie de vos mentors : la baronne Staffe et autres auteurs de manuels
de savoir-vivre lus par des millions de Français depuis deux siècles,
mais aussi Balzac, Alexandre
Dumas, Proust, Robert de Montesquiou, Sacha Guitry, Hermine de Clermont-Tonnerre
et Nadine de Rothschild. (couv.). |
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