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Spinoza
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Aperçu Les origines du spinozisme Méthode Métaphysique
Psychologie Morale Politique et religion Influence du spinozisme

L. Brunschvicg
1894 
Morale

Cela a été longtemps un lieu commun de soutenir que le spinozisme ne comportait pas de morale, puisqu'il niait la distinction du bien et da mal, d'une part, la liberté de l'autre. D'une part, le bien et le mal ne sont que des qualités de nos actions, relatives à des notions subjectives ou à des fins sociales, dépourvues de toute valeur intrinsèque; nous croyons désirer ce qui est bon, mais en réalité c'est notre désir qui nous fait apparaître les choses comme bonnes. D'autre part, l'existence du libre arbitre brise l'unité de la, nature et l'infinité de Dieu; elle est contradictoire avec les conditions de toute intelligibilité. Cette réfutation générale ne suffit pas à Spinoza : il veut encore chasser le libre arbitre de tous les asiles que, lui avait ouverts l'ingéniosité de Descartes. Le libre arbitre ne consiste pas dans le pouvoir de l'âme sur le corps; car il est impossible de comprendre le rapport de ce qui est étendu avec ce qui ne l'est pas : l'union de l'âme et du corps serait plus obscure encore que toutes les qualités occultes de la scolastique. Il n'est pas dans la distance qui séparerait la volonté infinie de l'intelligence finie, car la volonté infinie n'est que l'abstraction d'une faculté, considérée indépendamment de ses actes particuliers; l'entendement est une somme d'idées, et ces idées, adéquates ou inadéquates, sont des actes synthétiques, non des images muettes sur un tableau, c.-à-d. qu'elles sont des tendances à l'affirmation de soi, les éléments même dont la somme constitue la volonté. Enfin le libre arbitre ne saurait se définir par le pouvoir de l'âme sur les passions; la séparation qu'on voudrait établir entre la puissance nue de l'âme et le contenu de ses affections est une pure fiction, à moins qu'on ne ramène les passions à des mouvements corporels et qu'on ne s'engage à nouveau dans l'insoluble difficulté des rapports directs entre l'âme et le corps. En un mot, il y a, suivant Spinoza, identité de l'âme et du corps, de l'intelligence et de la volonté, des idées et des passions; l'humain est un système à l'intérieur duquel règne un déterminisme rigoureux, et qui est une partie du déterminisme universel.

Pourtant Spinoza donne le nom de Morale à l'ouvrage où il traite de Dieu et de l'esprit humain, et il déclare expressément qu'il ramène toutes les sciences à un seul but: l'accroissement de la perfection humaine. Que penser de cette contradiction apparente, sinon que la morale spinoziste diffère profondément de la morale commune? Elle n'est pas un idéal abstrait, s'adressant du dehors à l'individu, pour lui dicter des règles de conduite, elle est un principe de progrès interne suivant lequel se transforme la totalité de l'être. Aussi les notions de bien et de liberté ne sont-elles écartées par Spinoza que dans l'interprétation arbitraire qu'on en donne communément. Le bien n'est pas une catégorie de l'être, parce qu'il est l'être même; le mal n'existe pas parce qu'il est le non-être. La liberté, de même, n'est pas une faculté abstraite et ambiguë; elle est une forme et comme un degré supérieur de l'être. L'humain libre n'est pas celui qui se place indifférent devant le bien et devant le mal; c'est celui qui comprend le Bien et ne peut manquer de le faire par la vertu même de son intelligence. En définitive, la morale de Spinoza est absolument parlant, une morale du bien et de la liberté; seulement ces notions, au lieu de n'être que les conditions du problème moral, en fournissent la solution; connaître le bien et la liberté, c est être bon et libre, c'est avoir toute la plénitude de réalité, c.-à-d. de perfection, que l'on peut concevoir pour l'humain. La morale de Spinoza est donc tout entière contenue dans la métaphysique et dans la psychologie; le progrès moral est parallèle à la dialectique de la connaissance et de l'émotion

Au premier degré, son âme, étant faite d'imagination et de passion, l'humain est nécessairement esclave. Il est un individu, et il tend à affirmer son individualité; mais, en tant qu'individu, il trouve en face de lui la force de la nature infinie. Entre la loi de sa passion qui ramène tous les événements à un mode fini comme centre et la loi de la nature qui découle de l'attribut divin, le temps finira fatalement par amener un antagonisme, et fatalement l'individu sera écrasé par une puissance qui est incomparablement supérieure à la sienne mais ce n'est rien encore que cet asservissement à la fatalité extérieure : l'individu croit lutter avec ses propres forces et en vertu de sa liberté; or cette croyance est la marque d'un nouvel et plus profond esclavage; les idées qui suscitent en lui les passions et le sollicitent à la lutte ont leur origine au dehors; leur apparition et leur disparition sont des phénomènes étrangers dont l'ordre lui échappe : joie et tristesse, amour et haine, espoir et crainte, ambition et jalousie, orgueil et mépris, rien en lui ne vient de lui, et les mouvements infinis de la nature universelle se reflètent dans les variations brusques de ses sentiments et de ses désirs, dans les perpétuelles agitations de son âme

Au second degré, l'humain agit par raison; il est libre. L'affranchissement n'est pas dû à l'intervention d'une faculté nouvelle, comme la conscience morale. La conscience nous donne les idées du bien et du mal; mais les idées n'agissent que dans la mesure où elles deviennent des tendances à l'action, et il ne peut y avoir de tendances réelles vers des concepts abstraits. L'humain devient libre par le progrès intellectuel qui l'affranchit de son individualité, en étendant à la nature la relation de nécessité. La loi de la nature lui apparaît alors comme la loi de son activité propre; la liberté, c'est la conformité à la nature. En apparence, cette conformité est une cause de restriction pour l'existence humaine - le sage renonce à tous les désirs dont la nature ne garantit pas la satisfaction, et il se prive de toutes les jouissances qui l'exposent à être le jouet de la fortune; il fuit la société des ignorants qui sont dangereux, malgré eux, par l'incohérence de l'imagination et de la passion - mais ce n'est là qu'une apparence : en suivant la loi de la nature, le sage trouve son utilité vraie, qui est de comprendre; il se met en harmonie avec la plus grande partie de l'univers, il étend l'horizon de sa pensée, il en fait une source constante de joies plus variées; la pensée du sage est la méditation et l'accroissement de la vie, elle se détourne uniquement de ce qui en est la mort ou une menace de mort partielle. Et de même, si le sage refuse de partager les erreurs et les agitations des ignorants, il ne se détache pas de l'humanité, car il n'y a pas de plus grand bien pour l'individu que l'aide de ses semblables; vis-à-vis de l'humanité, il est incapable d'autres affections que l'amour et la générosité. Parce que la joie est l'être et la tristesse le non-être, il appartient à l'amour et à la générosité de vaincre la haine et l'envie; un tel combat prépare la société des humains libres qui retrouvent dans l'âme des autres les idées adéquates qui sont dans leur âme et s'unissent par l'identité de leur être intérieur.

Il y a enfin un troisième degré. Puisque le développement de l'esprit humain rattache les lois de la nature à l'essence de Dieu, l'humain est capable d'asseoir sa liberté sur la liberté même de Dieu. La liberté n'est plus la conformité de l'activité individuelle à l'ordre universel des choses; elle est la conscience même de cette activité, dans son origine radicale, dans sa divinité primitive, la conscience de l'éternité. Toute représentation déterminée, toute affection particulière n'est plus qu'une occasion nouvelle de retrouver en soi l'idée de Dieu et d'accroître l'amour intellectuel pour Dieu. La pensée est alors détachée de l'individualité apparente, et de toutes les relations qu'elle soutient dans le temps et dans l'espace; mais l'humain, au delà de cette individualité, retrouve en lui l'être concret dans son rapport direct avec l'attribut pensée : il devient un mode directement dépendant de l'essence divine, il se sent réalité éternelle. L'immortalité telle que la conçoit le vulgaire est la projection de l'individu hors des bornes que la nature impose à l'individualité; elle introduit la mémoire dans ce qui exclut toute détermination temporelle, elle est un fantôme dû à l'imagination. La véritable éternité commence dès cette vie; elle appartient à l'esprit, lorsqu'il a su s'ouvrir aux idées éternelles et leur donner la prédominance. Alors il n'a plus à chercher pour lui de récompense extérieure ou ultérieure; il ne s'est point sacrifié dans ce monde pour avoir le droit de survivre, cherchant dans la crainte des châtiments une apparence illusoire de vertu; il est heureux de sa liberté et de son éternité, et la béatitude est, non point le prix de la vertu, mais la vertu elle-même. (Léon Brunschvicg, 1894.).

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