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Le rôle de Molière. Son influence, sa place dans l'histoire des littératures |
Aperçu | La vie de Molière | Les pièces | La portée de l'oeuvre | Le jugement de la postérité |
Molière
est, à coup sûr, un des plus grands auteurs qui aient étés,
et il nous semble que ses contemporains ont dû s'estimer trop heureux
de le posséder, qu'ils n'ont pu manquer de lui prodiguer les marques
d'une admiration enthousiaste et que sa fin prématurée les
a jetés dans la désolation. La postérité, d'autre
part, nous paraît avoir eu le devoir d'honorer une telle mémoire,
et sans doute la gloire de Molière a grandi pour ainsi dire d'une
génération à l'autre. Ce serait mal connaître
son siècle et celui qui l'a suivi; l'auteur du Misanthrope
n'a pas toujours été, comme c'est le cas depuis la seconde
moitié du XIXe siècle, l'objet
d'un culte qui confine parfois au fétichisme. Il a dû lutter
pour obtenir le succès, et lors même que ses chefs-d'oeuvre
étaient admirés, ils ne tardaient pas à disparaître
de l'affiche pour faire place à des tragédies
quelconques, à des comédies
sans valeur ou à des farces de mauvais
goût, que lui et ses camarades étaient contraints de faire
paraître bonnes en les jouant de leur mieux. Le registre de son théâtre,
tenu par son camarade La Grange, n'est que trop instructif à cet
égard; on y voit, pour prendre ce seul exemple, qu'il fallut soutenir
l'Avare
au cours de ses toutes premières représentations, en décembre
1668, et lui adjoindre une farce anonyme qui n'a pas même eu les
honneurs de l'impression, le Fin lourdaud; ou le Procureur dupé.
Ce même Avare fut joué dix ou douze fois en 1669, et sept ou huit fois seulement en 1670, 1671 et 1672. Molière n'eut pas la satisfaction de jouer plus de quarante fois en cinq ans une pièce de cette valeur, et la proportion est assez sensiblement la même pour ses autres oeuvres. L'impression de toutes ses Comédies réunies ne paraît pas avoir enrichi les libraires; mais il en fut de même au siècle de Louis XIV pour beaucoup d'autres ouvrages non moins admirables : les Oraisons funèbres de Bossuet, de même que son Discours sur l'histoire universelle, ont eu du vivant de leur auteur deux ou trois éditions tout au plus. Le peuple d'alors ne lisait pas, il n'allait pas au théâtre, et le « tout Paris » qui, au dire de Boileau, eut pour Chimène les yeux de Rodrigue se réduisait sans doute à quelques milliers de gentilshommes et de bourgeois. Si du moins ce petit nombre de spectateurs et de lecteurs avait témoigné pour les chefs-d'oeuvre qui étaient soumis à son jugement une admiration réfléchie, Molière aurait pu se déclarer satisfait; mais bien peu de ses contemporains surent reconnaître en lui un très grand poète et le prince des poètes comiques. Commandeurs, vicomtes indignés, fougueux marquis, zélés défenseurs des bigots, tous ceux dont a parlé Boileau lui déclaraient la guerre, et il ne se trouvait pour ainsi dire personne pour prendre hautement sa défense. La Fontaine, qui le jugeait « son homme-», est peut-être le seul qui l'ait apprécié à sa juste valeur; Louis XIV n'a vu en lui que le plus amusant des bouffons, et Boileau même, son ami de tous les instants, son défenseur dans la grande affaire de Tartuffe, ne lui a pas toujours rendu justice. Dans sa fameuse satire contre la rime, il ne saluait en Molière qu'un « savant maître d'escrime-» et un versificateur d'une habileté prodigieuse; du poète-comique, pas un mot. En 1674, alors que Molière mort appartenait tout entier à la postérité, Boileau s'est contenté de dire de lui que, s'il avait su éviter la bouffonnerie grossière, il aurait peut-être, - la chose n'était donc pas bien sûre! - remporté le prix de son art. Ce n'est qu'en 1677, dans sa belle épître à Racine, que Boileau a donné à Molière les louanges qui lui étaient dues, et parlé de ces « beaux traits aujourd'hui si vantés ». Ainsi Molière ne paraît pas avoir joui pleinement de la gloire que lui assuraient ses chefs-d'oeuvre; sauf de bien rares exceptions, ses contemporains ne se sont pas doutés qu'ils avaient au milieu d'eux un si grand poète, un si grand peintre de la nature humaine, un si grand écrivain. Sa mort passa pour ainsi dire inaperçue, comme celle de Corneille dix ans plus tard; on ne lui consacra ni article dans la gazette, ni éloge officiel d'aucune sorte; Louis XIV ne songea même pas à faire mettre son buste dans la salle de spectacle du Louvre ou de Versailles, et si nous avons des portraits de lui c'est parce qu'il était de longue date l'ami intime de Mignard. Bien plus, il ne faudrait pas croire, sur
la foi de Boileau, que l'aimable comédie ait été «-terrassée
» le jour où Molière mourut. Lui vivant, les grimauds
avaient beaucoup travaillé pour le théâtre; il y avait
à l'Hôtel de Bourgogne
un comédien-poète, Montfleury, qui était le Molière
de sa troupe et qui faisait représenter avec succès des pièces
intitulées l'Impromptu de l'hôtel de Condé, l'Ecole
des jaloux, l'Ecole des filles, etc. La troupe du Marais avait aussi
ses poètes attitrés, et le public parisien allait indifféremment
à l'un ou à l'autre de ces trois théâtres. Molière
mort, ses camarades eux-mêmes ne portèrent pas longtemps son
deuil et il se présenta des auteurs en grand nombre pour recueillir
sa succession.
Le grand siècle ressemblait à
son roi, il savait, comme lui, se servir et se passer des plus grands hommes;
comme lui encore, il savait trouver, deux ans avant la mort de Turenne,
« la monnaie de Molière ». Toutefois, les poètes
comiques de la fin du XVIIe siècle
n'osèrent pas suivre à la trace l'auteur du Misanthrope
et des Femmes savantes.
Pour bien des raisons qu'il serait trop long de déduire ici, ils
s'attachèrent de préférence à la comédie
de moeurs; ils composèrent, Dancourt
et Dufresny surtout, des pièces remplies
d'allusions aux menus faits de la vie contemporaine et dont les héros
sont de préférence des valets ou des soubrettes. Regnard
seul eut l'audace d'imiter franchement Molière et de prétendre
le continuer; il est à son modèle ce que Florian
est à La Fontaine, c'est tout ce qu'on
en peut dire de mieux.
« Molière, dit Geoffroy, le célèbre critique du Journal des Débats, paraît trop naturel dans un siècle aussi raffiné que le nôtre; quelques femmes délicates trouvent même ce père de la comédie un peu bête. »Enfin, ce n'est pas une simple boutade spirituelle, c'est la constatation d'un fait que nous trouvons dans les vers si connus d'Alfred de Musset : J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre français,Mais depuis, les choses ont bien changé; grâce aux efforts incessants d'une critique véritablement digne de ce nom, grâce aussi aux patientes recherches et aux heureuses trouvailles des érudits modernes, Molière est devenu de jour en jour mieux connu, et par suite il a été plus apprécié. On commençait, à la fin du XIXe siècle, à savoir passablement l'histoire du XVIIe siècle, celle du roi, de la cour, de la nation tout entière; on put donc admirer en connaissance de cause la vérité des peintures de Molière et la vigueur de son pinceau. Les difficultés mêmes de sa situation d'acteur et la tristesse de sa vie intime, toutes choses dont le public de son temps ne se rendait pas compte et que désormais on connaît si bien, font ressortir davantage la perfection de son théâtre. - Molière devenu une icône « grand public » : son portrait sur le billet de 500 F, en circulation dans les années 1960. La critique du temps qui aime tant ce qu'on appelle les oeuvre vécues, goûte enfin ce qu'il y a parfois de personnel dans les grandes comédies de Molière. Elle est aussi plus à même de le comparer avec ses modèles, avec les auteurs auxquels il a fait des emprunts, avec ses émules français ou étrangers et avec ses imitateurs; s'il est bien grand lorsqu'on l'étudie lui-même, il grandit encore lorsqu'on le compare à tous les poètes-comiques anciens ou modernes. Il a beaucoup imité, mais de manière à ne jamais cesser de paraître absolument original; il a beaucoup emprunté, mais il enchâsse si habilement les passages volés que nul n'oserait crier au plagiat. Devenu lui-même l'objet d'une imitation incessante et pillé successivement par tous ceux qui ont travaillé pour le théâtre-comique, il est demeuré le maître incontesté de tous les genres auxquels il a touché. Avant lui, on ne connaissait guère qu'une comédie de caractère, le Menteur de Corneille; et encore on peut lui contester ce titre; personne après lui n'a osé s'engager sur ce terrain; c'est à peine si l'on oserait mentionner à côté de l'Avare, de Tartuffe, du Bourgeois gentilhomme et des autres pièces analogues, le Joueur de Regnard, le Grondeur de Brueys et Palaprat, le Glorieux de Destouches et le Méchant de Gresset, pâles exquisses, si on les compare aux grandes toiles du maître. Molière est aujourd'hui, d'un consentement unanime, le seul des grands écrivains de la France auquel on ne puisse trouver un rival dans les littératures anciennes ou modernes. Toutes proportions gardées, on peut opposer Démosthène à Bossuet, Sophocle et même Shakespeare à Corneille et à Racine; on met en parallèle Horace et Boileau ; on a même osé comparer Phèdre et Babrius à La Fontaine fabuliste; quant à Molière, il est tellement au-dessus d'Aristophane, de Térence, de Plaute, des plus célèbres comiques de l'Italie, de l'Espagne, de l'Angleterre et de l'Allemagne, qu'il faut bien le laisser dans un glorieux isolement. Mais il est vrai aussi qu'un si grand homme n'est en réalité ni Français ni étranger, parce qu'il appartient à l'humanité même, dont il a été le plus grand peintre. (A. Gazier). |
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