L'École des femmes est une pièce en cinq actes et en vers de Molière, représentée, le 26 décembre 1662, par la troupe de Monsieur, au théâtre du Palais-Royal.
Nous retrouvons dans l'École des femmes une grande partie des idées philosophiques défendues par Molière dans l'École des maris. Encore une fois il va s'efforcer de démontrer qu'il est mauvais et dangereux d'opprimer la jeunesse, de lui imposer la double prison du cloître et de l'ignorance, que les précautions des oppresseurs, par une juste revanche de la nature connue, finissent toujours par se retourner contre eux. L'auteur met en scène un nouveau Sganarelle, qui, s'il n'a pas tous les ridicules de son devancier, en a gardé l'esprit tyrannique, l'égoïsme féroce et la confiance en soi : il professe pour la femme le même mépris défiant, ne voyant en elle qu'un être rusé, trompeur, qu'on ne peut dompter qu'en étouffant sous une épaisse ignorance ses curiosités et ses instincts pervers.
Arnolphe, qui a passé sa vie à railler les maris trompés, croit avoir trouvé le moyen d'échapper à pareille infortune. Il a recueilli une jeune fille, Agnès, dès l'âge de quatre ans et l'a fait élever dans la plus profonde ignorance, la tenant loin du monde, dans une maison retirée, en compagnie de serviteurs soigneusement choisis pour leur effroyable niaiserie.
Arnolphe, imbu de l'idée qu'une femme ne peut être vertueuse qu'autant qu'elle est ignorante, élève dans sa maison, sous la garde d'un valet et d'une servante stupides, une jeune fille, Agnès, à peine âgée de seize ans, qu'on croit orpheline et dont il veut faire sa femme, en dépit de ses quarante-deux ans. Au moment où commence la pièce, il est sur le point d'épouser Agnès. Mais ce projet sera traversé par la candide ignorance de la jeune fille. La naïveté d'Agnès ne sert qu'à la faire céder plus facilement et sans remords aux poursuites amoureuses du jeune Horace. Elle sait bien lui faire parvenir une lettre, le faire entrer chez elle, se préparer à fuir avec lui. Horace prend pour confident Arnolphe lui-même, sans savoir qu'il est le tuteur d'Agnès : il le prévient de tout ce qu'il tente, et va jusqu'à lui confier la personne d'Agnès, qu'il a fait évader. Par bonheur, il n'est aucune de ses indiscrétions qui ne se retourne contre Arnolphe.
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Arnolphe et Chrysalde
ACTE I Scène 1
ARNOLPHE. Moi j'irais me charger d'une spirituelle Qui ne parlerait rien que cercle et que ruelles, Qui de prose et de vers ferait de doux écrits, Et que visiteraient marquis et beaux esprits, Tandis que, sous le nom du mari de Madame, Je serais comme un saint que pas un ne réclames? Non, non, je ne veux point d'un esprit qui soit haut Et femme qui compose en sait plus qu'il ne faut. Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime, Même ne sache pas ce que c'est qu'une rime; Et s'il faut qu'avec elle on joue au corbillon Et qu'on vienne à lui dire à son tour : « Qu'y met-on? » Je veux qu'elle réponde : « Une tarte à la crème » : En un mot, qu'elle soit d'une ignorance extrême; Et c'est assez pour elle, à vous en bien parler, De savoir prier Dieu, m'aimer, coudre et filer.
CHRYSALDE. Une femme stupide est donc votre marotte?
ARNOLPHE. Tant, que j'aimerais mieux une laide bien sotte Qu'une femme fort belle avec beaucoup d'esprit.
CHRYSALDE. L'esprit et la beauté...
ARNOLPHE. L'honnêteté suffit.
CHRYSALDE. Mais comment voulez-vous, après tout, qu'une bête Puisse jamais savoir ce que c'est qu'être honnête?... Une femme d'esprit peut trahir son devoir; Mais il faut pour le moins qu'elle ose le vouloir; Et la stupide au sien peut manquer d'ordinaire, Sans en avoir l'envie et sans penser le faire.
ARNOLPHE. A ce bel argument, à ce discours profond, Ce que Pantagruel à Panurge répond : Pressez-moi de me joindre à femme autre que sotte; Prêchez, patrocinez jusqu'à la Pentecôte; Vous serez ébahi, quand vous serez au bout, Que vous ne m'aurez rien persuadé du tout.
CHRYSALDE. Je ne vous dis plus mot.
ARNOLPHE. Chacun a sa méthode. En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode. Je me vois riche assez pour pouvoir, que je croie, Choisir une moitié qui tienne tout de moi, Et de qui la soumise et pleine dépendance N'ait à rue reprocher aucun bien ni naissance. Un air doux et posé, parmi d'autres enfants, M'inspira de l'amour pour elle dès quatre ans; Sa mère se trouvant de pauvreté pressée, De la lui demander il me vint la pensée; Et la bonne paysanne y apprenant mon désir, A s'ôter cette charge eut beaucoup de plaisir. Dans un petit couvent, loin de toute pratique, Je la fis élever selon ma politique, C'est-à-dire ordonnant quels soins on emploirait Pour la rendre idiote autant qu'il se pourrait. Dieu merci, le succès a suivi mon attente; Et grande, je l'ai vue à tel point innocente, Que j'ai béni le Ciel d'avoir trouvé mon fait, Pour me faire une femme au gré de mon souhait. Je l'ai donc retirée; et comme ma demeure A cent sortes de monde est ouverte à toute heure, Je l'ai mise à l'écart, comme il faut tout prévoir, Dans cette autre maison ou nul ne me vient voir; Et pour ne point gâter sa bonté naturelle, Je n'y tiens que des gens tout aussi simples qu'elle. Vous me, direz : Pourquoi cette narration? C'est pour vous rendre instruit de ma précaution. Le résultat de tout est qu'en ami fidèle Ce soir je vous invite à souper avec elle; Je veux que vous puissiez un peu l'examiner, Et voir si de mon choix on me doit condamner.
CHRYSALDE. J'y consens.
ARNOLPHE. Vous pourrez, dans cette conférence, Juger de sa personne et de son innocence.
(Molière, extrait de L'École des femmes).
Au moment où Horace découvre qui est Arnolphe, il apprend qu'Agnès est fille du seigneur Enrique, ami de son père, et il peut l'épouser. La comédie se termine donc naturellement par le mariage d'Agnès avec celui qu'elle aime, et, grâce à toutes les complications romanesques imaginées par l'auteur, et qui sont, il faut le reconnaître, la partie faible de la comédie, Arnolphe se voit obligé de consentir à cette union qui le désespère. Il a été victime du système barbare qu'il avait imaginé pour assurer sa sécurité d'époux, et cette ignorance d'Agnès, où il voyait la meilleure garantie de sa docilité et de sa vertu, a précisément hâté l'émancipation de la jeune fille, non sans l'exposer à des dangers qui, avec un amant moins discret et moins loyal, eussent pu devenir tragiques.
On ne pouvait donc condamner d'une façon plus frappante cette pédagogie, qui fonde la vertu sur l'ignorance du mal et n'emploie d'autres moyens que la claustration, « les verrous et les grilles, » puisqu'ici c'est le développement logique du système d'Arnolphe qui en démontre la vanité et les périls. Arnolphe, peint avec la dureté que montre toujours Molière pour les vieillards amoureux, attendrit par la sincérité de sa passion bafouée, et en même temps fait rire par la petitesse des moyens qu'il emploie. Agnès, dont le jeune égoïsme ignore les ménagements, représente la nature naïvement impudente, qui s'instruit elle-même par l'amour. Le rôle d'Arnolphe fut tenu par Molière, et celui d'Agnès par Mlle de Brie.
Arnolphe, avons-nous dit, n'a pas les ridicules qui font de Sganarelle un personnage non seulement odieux, mais grotesque. C'est un homme de bonnes manières, intelligent, instruit, qui n'a pas renoncé au désir de plaire. Molière n'a pas craint de le rendre parfois touchant : quoique son châtiment nous semble mérité, les souffrances qu'il lui cause, les tortures de son coeur jaloux, que désespère l'abandon d'Agnès, sont exprimées avec une éloquence si sincère, que nous ne pouvons lui refuser un peu de notre pitié. Car si Arnolphe est un maniaque, un égoïste, il aime véritablement Agnès; son amour grandit, s'exaspère, devient une passion fougueuse, lorsqu'il voit Horace lui voler le coeur de la jeune fille; il soutient avec ténacité cette lutte inégale contre la jeunesse, et quand il se voit vaincu, son désespoir a des accents douloureux, qui nous attendrissent, malgré nous, sur son infortune. Il ne faut pas croire cependant que Molière a voulu nous intéresser aux déceptions d'Arnolphe et émouvoir notre pitié en sa faveur. Pour Molière, Arnolphe s'est rendu coupable d'un véritable attentat, en contrariant l'essor naturel d'une intelligence, en essayant de la condamner à l'ignorance et à la stérilité : c'est un crime de lèse-nature, qui mérite un impitoyable châtiment.
On a cru d'autant plus volontiers que les souffrances d'Arnolphe devaient moins exciter notre rire que notre pitié, qu'on a voulu retrouver dans les plaintes parfois pathétiques de ce personnage un écho des chagrins domestiques du poète. Il suffit, pour réfuter cette interprétation, de rappeler qu'au moment où Molière faisait jouer l'École des femmes il n'avait épousé Armande Béjart que depuis dix mois, et la conduite de sa femme ne pouvait encore l'avoir conduit au désespoir d'Arnolphe.
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Agnès et Arnolphe
ACTE V Scène 4
AGNÈS. Chez vous le mariage est fâcheux et pénible, Et vos discours en font une image terrible; Mais, las! il le fait, lui, si rempli de plaisirs Que de se marier il donne des désirs.
ARNOLPHE. Ah! c'est que vous l'aimez, traîtresse.
AGNÈS. Oui, je l'aime.
ARNOLPHE. Et vous avez le front de le dire à moi-même!
AGNÈS. Et pourquoi, s'il est vrai, ne le dirais-je pas?
ARNOLPHE. Le deviez-vous aimer, impertinente?
AGNÈS. Hélas! Est-ce que j'en puis mais? Lui seul en est la cause, Et je n'y songeais pas lorsque se fit la chose.
ARNOLPHE. Mais il fallait chasser cet amoureux désir.
AGNÈS. Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir?
ARNOLPHE. Et ne saviez-vous pas que c'était me déplaire?
AGNÈS. Moi? point du tout : quel mal cela vous peut-il faire?
ARNOLPHE. Il est vrai, j'ai sujet d'en être réjoui. Vous ne m'aimez donc pas, à ce compte?
AGNÈS. Vous?
ARNOLPHE. Oui.
AGNÈS. Hélas! non.
ARNOLPHE. Comment, non?
AGNÈS. Voulez-vous que je mente?
ARNOLPHE. Pourquoi ne m'aimer pas, Madame l'impudente?
AGNÈS. Mon Dieu! ce n'est pas moi que vous devez blâmer : Que ne vous êtes-vous comme lui fait aimer? Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.
ARNOLPHE. Je m'y suis efforcé de toute ma puissance; Mais les soins que j'ai pris, je les ai perdus tous.
AGNÈS. Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous, Car à se faire aimer il n'a point eu de peine.
ARNOLPHE. Voyez comme raisonne et répond la vilaine! Peste! une précieuse en dirait-elle plus? Ah! je l'ai mal connue, ou, ma foi, là-dessus Une sotte en sait plus que le plus habile homme. Puisqu'en raisonnements votre esprit se consomme La belle raisonneuse, est-ce qu'un si long temps Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens?
AGNÈS. Non, il vous rendra tout jusques au dernier double.
ARNOLPHE. Elle a de certains mots où mon dépit redouble. Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir, Les obligations que vous pouvez m'avoir?
AGNÈS. Je ne vous en ai pas de si grandes qu'on pense.
ARNOLPHE. N'est-ce rien que les soins d'élever votre enfance?
AGNÈS. Vous avez là dedans bien opéré vraiment, Et m'avez fait en tout instruire joliment! Croit-on que je me flatte, et qu'enfin dans ma tête Je ne juge pas bien que je suis une bête? Moi-même j'en ai honte, et, dans l'âge où je suis, Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis...
ARNOLPHE. Je ne sais qui me tient qu'avec une gourmade Ma main de ce discours ne venge la bravade. J'enrage quand je vois sa piquante froideur, Et quelques coups de poing satisferaient mon coeur.
AGNÈS. Hélas! vous le pouvez, si cela peut vous plaire.
ARNOLPHE. Ce mot, et ce regard, désarme ma colère, Et produit un retour de tendresse de coeur Qui de son action m'efface la noirceur. Chose étrange d'aimer, et que pour ces traîtresses Les hommes soient sujets à de telles faiblesses! Tout le monde connaît leur imperfection Ce n'est qu'extravagance et qu'indiscrétion Leur esprit est méchant, et leur âme fragile; Il n'est rien de plus faible et de plus imbécile, Rien de plus infidèle; et, malgré tout cela, Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là. Hé bien! faisons la paix; va, petite traîtresse, Je te pardonne tout, et te rends ma tendresse. Considère par là l'amour que j'ai pour toi, Et, me voyant si bon, en revanche aime-moi.
AGNÈS. Du meilleur de mon coeur je voudrais vous complaire. Que me coûterait-il, si je le pouvais faire?
ARNOLPHE. (Il soupire). Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux. Ecoute seulement ce soupir amoureux; Vois ce regard mourant, contemple ma personne, Et quitte ce morveux et l'amour qu'il te donne. C'est quelque sort qu'il faut qu'il ait jeté sur toi, Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi. Ta forte passion est d'être brave et leste : Tu le seras toujours, va, je te le proteste... Tout comme tu voudras tu pourras te conduire. Je ne m'explique point, et cela c'est tout dire. (A part). Jusqu'où la passion peut-elle faire aller? (Haut). Enfin, à mon amour rien ne peut s'égaler. Quelle preuve veux-tu que je t'en donne, ingrate? Veux-tu me voir pleurer? veux-tu que je me batte? Veux-tu que je m'arrache un côté de cheveux? Veux-tu que je me tue? Oui, dis si tu le veux. Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.
AGNÈS. Tenez, tous vos discours ne me touchent point l'âme. Horace, avec deux mots, en ferait plus que vous.
ARNOLPHE. Ah! c'est trop me braver, trop pousser mon courroux. Je suivrai mon dessein, bête trop indocile, Et vous dénicherez à l'instant de la ville. Vous rebutez mes voeux, et me mettez à bout, Mais un cul de couvent me vengera de tout. .
(Molière, extrait de L'École des femmes).
On a cité différentes sources auxquelles aurait puisé l'auteur de l'École des femmes. Le premier acte et le second sont imités de la Précaution inutille de Scarron et, peut-être, du Jaloux de Cervantes. La 4e Nuit de Straparole pourrait avoir fourni le sujet des deux actes suivants. Il semble cependant que ce soit Scarron principalement qui ait donné à Molière l'idée de sa pièce et aussi quelques heureux détails. On retrouve en effet, dans la nouvelle intitulée la Précaution inutile, les personnages d'Arnolphe et d'Agnès, sous les noms de don Pédre et de Laure. Les précautions prises par don Pédre sont à peu près les mêmes que celles qui doivent protéger l'honneur d'Arnolphe Laure est d'une sottise irréprochable ; elle est entourée de valets ignorants;, elle vit dans la retraite, et son mari (car, dans la nouvelle de Scarron, le mariage est déjà consommé), ne lui épargne pas les sermons sur les devoirs de l'épouse. Mais don Pédre est obligé de s'éloigner quelque temps : en son absence, un jeune cavalier réussit à gagner les bonnes grâces de Laure, et le mari aura la douleur d'entendre sa femme lui conter ellemême, comme Agnès, ses aventures galantes. Même moralité : don Pédre, dit Scarron, « reconnut alors, mais trop tard, que sans le bon sens la vertu ne peut être parfaite ». Il n'a que ce qu'il mérite, car un ami lui avait fait une observation très sage, que nous retrouverons dans la bouche de Chrysalde : «-Comment une sotte serait-elle une honnête femme, si elle ne sait pas ce que c'est que l'honnêteté et n'est pas même capable de l'apprendre? ».
Cette pièce fut le plus grand succès de Molière, mais elle lui valut de nombreux pamphlets et de vives attaques des précieuses, des prudes et des tartufes. Boileau prit la défense du poète, qui plaida lui-même sa cause dans la Critique de l'Ecole des femmes, puis dans l'Impromptu de Versailles. (E. Thirion).