Extrait des Femmes savantes Une lecture chez Philaminte [ Les femmes savantes ne reçoivent que de doctes personnes, ou du moins des gens qu'elles croient doctes. Leur oracle, c'est M. Trissotin, bel esprit et poète, que Philaminte voudrait donner à sa fille Henriette comme mari. La jeune fille aime le sage Clitandre : elle sent que Trissotin n'est pas seulement un sot, mais un homme intéressé, qui cherche une belle dot. - Nous allons le voir déployer ses grâces pesantes au milieu des trois pédantes émerveillées. ] ACTE III Scène I Philaminte, Armande, Bélise, Trissotin, L'Épine (laquais). PHIILAMINTE Ah! mettons-nous ici pour écouter à l'aise Ces vers une mot à mot il est besoin qu'on pèse. ARMANDE Je brûle de les voir. BÉLISE Et l'on s'en meurt chez nous. PHILAMINTE, à Trissotin. Ce sont charmes pour moi, que ce qui part de vous. ARMANDE Ce m'est une douceur à nulle autre pareille. BÉLISE Ce sont repas friands qu'on donne à mon oreille. PHILAMINTE Ne faites pas languir de si pressants désirs. ARMANDE Dépêchez. BÉLISE Faites tôt, et hâtez nos plaisirs. PHILAMINTE A notre impatience offrez votre épigramme. TRISSOTIN, à Philaminte. Hélas! c'est un enfant tout nouveau-né, Madame... BÉLISE Qu'il a d'esprit! Scène Il Henriette, Philaminte, Bélise, Armande, Trissotin, L'Épine PHILAMINTE, à Henriette, qui veut se retirer. Holà! pourquoi donc fuyez-vous? HENRIETTE C'est de peur de troubler un entretien si doux. PHILAMINTE Approchez et venez, de toutes vos oreilles, Prendre part au plaisir d'entendre des merveilles. HENRIETTE Je sais peu les beautés de tout ce qu'on écrit, Et ce n'est pas mon fait que les choses d'esprit. PHILAMINTE Il n'importe; aussi bien ai-je à vous dire ensuite Un secret dont il faut que vous soyez instruite. TRISSOTIN, à Henriette. Les sciences n'ont rien qui vous puisse enflammer, Et vous ne vous piquez que de savoir charmer. HENRIETTE Aussi peu l'un que l'autre; et je n'ai nulle envie... BÉLISE Ah! songeons à l'enfant nouveau-né, je vous prie. PHILAMINTE, à L'Épine. Allons, petit garçon, vite de quoi s'asseoir. (L'Épine se laisse tomber.) Voyez l'impertinent! Est-ce que l'on doit choir, Après avoir appris l'équilibre des choses? BÉLISE De ta chute, ignorant, ne vois-tu pas les causes, Et qu'elles vient d'avoir, du point fixe, écarté Ce que nous appelons centre de gravité? L'ÉPINE Je m'en suis aperçu, Madame, étant par terre. PHILAMINTE, à L'Épine, qui sort. Le lourdaud! TRISSOTIN Bien lui prend de n'être pas de verre. ARMANDE Ah! de l'esprit partout! BÉLISE Cela ne tarit pas. (Ils s'asseyent.) PHILAMINTE Servez-nous promptement votre aimable repas. TRISSOTIN Pour cette grande faim qu'à mes yeux on expose, Un plat seul de huit vers me semble peu de chose; Et je pense qu'ici je ne ferai pas mal De joindre à l'épigramme, ou bien au madrigal, Le ragoûts d'un sonnet qui, chez une princesse, A passé pour avoir quelque délicatesse. Il est de sel attique assaisonné partout, Et vous le trouverez, je crois, d'assez bon goût. ARMANDE Ah! je n'en doute point. PHILAMINTE Donnons vite audience. BÉLISE (A chaque fois qu'il veut lire, elle l'interrompt.) Je sens d'aise mon coeur tressaillir par avance. J'aime la poésie avec entêtement, Et surtout quand les vers sont tournés galamment. PHILAMINTE Si nous parlons toujours, il ne pourra rien dire. TRISSOTIN So... BÉLISE, à Henriette. Silence, ma nièce. ARMANDE Ah! laissez-le donc lire. TRISSOTIN SONNET A LA PRINCESSE URANIE SUR SA FIÈVRE Votre prudence est endormie, De traiter magnifiquement, Et de loger superbement Votre plus cruelle ennemie. BÉLISE Ah! le joli début! ARMANDE Qu'il a le tour galant! PHILAMINTE Lui seul des vers aisés possède le talent. ARMANDE A prudence endormie il faut rendre les armes. BÉLISE Loger son ennemie est pour moi plein de charmes. PHILAMINTE J'aime superbement et magnifiquement ; Ces deux adverbes joints font admirablement! BÉLISE Prêtons l'oreille au reste. TRISSOTIN Votre prudence est endormie, De traiter magnifiquement, Et de loger superbement Votre plus cruelle ennemie. ARMANDE Prudence endormie! BÉLISE Loger son ennemie! PHILAMINTE Superbement et magnifiquement! TRISSOTIN Faites-la sortir, quoi qu'on die, De votre riche appartement, Où cette ingrate insolemment Attaque votre belle vie. BÉLISE Ah! tout doux! laissez-moi, de grâce, respirer. ARMANDE Donnez-nous, s'il vous plaît, le loisir d'admirer. PHILAMINTE On se sent, à ces vers, jusques au fond de l'âme, Couler je ne sais quoi qui fait que l'on se pâme. ARMANDE Faites-la sortir, quoi qu'on die, De votre riche appartement. Que riche appartement est là joliment dit! Et que la métaphore est mise avec esprit! PHILAMINTE Faites-la sortir, quoi qu'on die. Ah! que ce quoi qu'on die est d'un goût admirable! C'est, à mon sentiment, un endroit impayable. ARMANDE De quoi qu'on die aussi mon coeur est amoureux. BÉLISE Je suis de votre avis, quoi qu'on die est heureux. ARMANDE Je voudrais l'avait fait. BÉLISE Il vaut toute une pièce. PHILAMINTE Mais en comprend-on bien, comme moi, la finesse? ARMANDE ET BÉLISE Oh! Oh! PHILAMINTE Faites-la sortir quoi qu'on die Que de la fièvre on prenne ici les intérêts, N'ayez aucun égard, moquez-vous des caquets. Faites-la sortir, quoi qu'on die, Quoi qu'on die, quoi qu'on die. Ce quoi qu'on die en dit beaucoup plus qu'il ne semble. Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble; Mais j'entends là-dessous un million de mots. BÉLISE Il est vrai qu'il dit plus de choses qu'il n'est gros. PHILAMINTE, à Trissotin. Mais, quand vous avez fait ce charmant quoi qu'on die, Avez-vous compris, vous, toute son énergie Songiez-vous bien vous-même à tout ce qu'il nous dit? Et pensiez-vous alors y mettre tant d'esprit? TRISSOTIN Hai! hai! ARMANDE J'ai fort aussi l'ingrate dans la tête. Cette ingrate de fièvre, injuste, malhonnête, Qui traite mal les gens qui la logent chez eux. PHILAMINTE Enfin, les quatrains sont admirables touts deux. Venons-en promptement aux tiercets, je vous prie. ARMANDE Ah! s'il vous plaît, encore une fois quoi qu'on die. TRISSOTIN Faites-la sortir, quoiqu'on die, PHILAMINTE, ARMANDE ET BÉLISE Quoi qu'on die! TRISSOTIN De votre riche appartement, PHILAMINTE, ARMANDE ET BÉLISE Riche appartement! TRISSOTIN Où cette ingrate insolemment PHILAMINTE, ARMANDE ET BÉLISE Cette ingrate de fièvre! TRISSOTIN Attaque votre belle vie. PHILAMINTE Votre belle vie! ARMANDE ET BÉLISE Ah! TRISSOTIN Quoi? sans respecter votre rang, Elle se prend à votre sang, PHILAMINTE, ARMANDE ET BÉLISE Ah! TRISSOTIN Et nuit et jour vous fait outrage Si vous la conduisez aux bains, Sans la marchander davantage, Noyez-la de vos propres mains. PHILAMINTE On n'en peut plus. BÉLISE On pâme. ARMANDE On se meurt de plaisir. PHILAMINTE De mille doux frissons vous vous sentez saisir. ARMANDE Si vous la conduisez aux bains, BÉLISE Sans la marchander davantage, PHILAMINTE Noyez-la de vos propres mains. De vos propres mains, là, noyez-la dans les bains. ARMANDE Chaque pas dans vos vers rencontre un trait charmant. BÉLISE Partout on s'y promène avec ravissement. PHILAMINTE On n'y saurait marcher que sur de belles choses. ARMANDE Ce sont petits chemins tout parsemés de roses. TRISSOTIN Le sonnet donc vous semble... PHILAMINTE Admirable, nouveau; Et personne jamais n'a rien fait de si beau. BÉLISE, à Henriette. Quoi! sans émotion pendant cette lecture? Vous faites là, ma nièce, une étrange figure! HENRIETTE Chacun fait ici-bas la figure qu'il peut, Ma tante; et bel esprit, il ne l'est pas qui veut. TRISSOTIN Peut-être que mes vers importunent Madame. HENRIETTE Point. Je n'écoute pas. PHILAMINTE Ah! voyons l'épigramme. TRISSOTIN SUR UN CARROSSE DE COULEUR AMARANTE; DONNÉ A UNE DAME DE SES AMIES PHILAMINTE Ses titres ont toujours quelque chose de rare. ARMANDE A cent beaux traits d'esprit leur nouveauté prépare. TRISSOTIN L'Amour si chèrement m'a vendu son lien, PHILAMINTE, ARMANDE ET BÉLISE Ah! TRISSOTIN Qu'il m'en coûte déjà la moitié de mon bien; Et quand tu vois ce beau carrosse, Où tant d'or se relève en bosse, Qu'il étonne tout le pays, Et fait pompeusement triompher ma Laïs, PHILAMINTE Ah! ma Laïs! voilà de l'érudition. BÉLISE L'enveloppe est jolie et vaut un million. TRISSOTIN Et, quand tu vois ce beau carrosse, Où tant d'or se relève en bosse, Qu'il étonne tout le pays, Et fait pompeusement triompher ma Laïs, Ne dis plus qu'il est amarante, Dis plutôt qu'il est de ma rente. ARMANDE Oh! oh! oh! celui-là ne s'attend point du tout. PHILAMINTE On n'a que lui qui puisse écrire de ce goût. BÉLISE Ne dis plus qu'il est amarante, Dis plutôt qu'il est de ma rente. Voilà qui se décline : ma rente, de ma rente, à ma rente PHILAMINTE Je ne sais, du moment que je vous ai connu, Si sur votre sujet j'eus l'esprit prévenu Mais j'admire partout vos vers et votre prose. TRISSOTIN, à Philaminte. Si vous vouliez de vous nous montrer quelque chose, A notre tour, aussi nous pourrions admirer. PHILAMINTE Je n'ai rien fait en vers; mais j'ai lieu d'espérer Que je pourrai bientôt vous montrer, en amie, Huit chapitres du plan de notre académie. Platon s'est au projet simplement arrêté, Quand de sa République il a fait le traité ; Mais à l'effet; entier je veux pousser l'idée Que j'ai sur le papier en prose accommodée. Car enfin, je me sens un étrange dépit Du tort que l'on nous fait du côté de l'esprit; Et je veux nous venger, toutes tant que nous sommes, De cette indigne classe où nous rangent les hommes, De borner nos talents à des futilités, Et nous fermer la porte aux sublimes clartés. ARMANDE C'est faire à notre sexe une trop grande offense, De n'étendre l'effort de notre intelligence Qu'à juger d'une jupe ou de l'air d'un manteau, Ou des beautés d'un point ou d'un brocart nouveau. BÉLISE Il faut se relever de ce honteux partage, Et mettre hautement notre esprit hors de page. TRISSOTIN Pour les dames on sait mon respect en tous lieux; Et, si je rends hommage aux brillants de leurs yeux, De leur esprit aussi j'honore les lumières. PHILAMINTE Le sexe aussi vous rend justice en ces matières; Mais nous voulons montrer à de certains esprits, Dont l'orgueilleux savoir nous traite avec mépris, Que de science aussi les femmes sont meublées; Qu'on peut faire, comme eux, de doctes assemblées, Conduites en cela par des ordres meilleurs, Qu'on y veut réunir ce qu'on sépare ailleurs, Mêler le beau langage et les hautes sciences, Découvrir la nature en mille expériences, Et, sur les questions qu'on pourra proposer, Faire entrer chaque secte et n'en point épouser... ARMANDE Il me tarde de voir notre assemblée ouverte. Et de nous signaler par quelque découverte. TRISSOTIN On en attend beaucoup de vos vives clartés; Et pour vous la nature a peu d'obscurités. PHILAMINTE Pour moi, sans me flatter, j'en ai déjà fait une, Et j'ai vit clairement des hommes dans la lune. BÉLISE Je n'ai point encore vu d'hommes, comme je croi, Mais j'ai vu des clochers tout comme je vous voi. ARMANDE Nous approfondirons, ainsi que la physique, Grammaire, histoire, vers, morale et politique... TRISSOTIN Voilà certainement d'admirables projets! BÉLISE Vous verrez nos statuts quand ils seront tous faits. TRISSOTIN Ils ne sauraient manquer d'être tous beaux et sages. ARMANDE Nous serons, par nos lois, les juges des ouvrages; Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis. Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis. Nous chercherons partout à trouver à redire, Et ne verrons que nous qui sache bien écrire. . (Molière, les Femmes savantes). |