Extrait du Misanthrope Le grondeur et l'indulgent La scène est à Paris, dans la maison de Célimène, jeune et élégante veuve. [ Dans cet extrait, Alceste entre furieux, suivi de son ami Philinte, qui va essayer de calmer cette fureur. Philinte est toujours souriant-: il ne se plaint ni de la vie ni des gens et fait même un peu trop volontiers bon visage à tout le monde, indifféremment. C'est l'homme poli, invariablement poli.] ACTE I Scène 1 Philinte, Alceste PHILINTE. Qu'est-ce donc? Qu'avez-vous? ALCESTE, assis. Laissez-moi, je vous prie. PHILINTE. Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie... ALCESTE. Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher. PHILINTE. Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher. ALCESTE. Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre. PHILINTE. Dans vos brusques chagrins, je ne puis vous comprendre, Et quoiqu'amis, enfin, je suis tout des premiers... ALCESTE, se levant brusquement. Moi, votre ami! Ravez cela de vos papiers. J'ai fait, jusques ici, profession de l'être; Mais après ce qu'en vous, je viens de voir paraître, Je vous déclare net que je ne le suis plus, Et ne veux nulle place en des coeurs corrompus. PHILINTE. Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte? ALCESTE. Allez, vous devriez mourir de pure honte; Une telle action ne saurait s'excuser, Et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser. Je vous vois accabler un homme de caresses, Et témoigner, pour lui, les dernières tendresses; De protestations, d'offres, et de serments, Vous chargez la fureur de vos embrassements : Et quand je vous demande après, quel est cet homme, A peine pouvez-vous dire comme il se nomme; Votre chaleur, pour lui, tombe en vous séparant, Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent. Morbleu, c'est une chose indigne, lâche, infâme, De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme Et si, par un malheur, j'en avais fait autant, Je m'irais, de regret, pendre tout à l'instant. PHILINTE. Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable; Et je vous supplierai d'avoir pour agréable Que je nie fasse un peu grâce sur votre arrêt, Et ne me pende pas, pour cela, s'il vous plaît. ALCESTE. Que la plaisanterie est de mauvaise grâce! PHILINTE. Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse? ALCESTE. Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur, On ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur. PHILINTE. Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie, Il faut bien le payer de la même monnoie, Répondre, comme on peut, à ses empressements. Et rendre offre pour offre, et serments pour serments. ALCESTE. Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode; Et je ne hais rien tant que les contorsions De tous ces grands faiseurs de protestations, Ces affables donneurs d'embrassades frivoles, Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles. Qui de civilités, avec tous, font combat, Et traitent du même air l'honnête homme et le fat. Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse, Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse, Et vous fasse de vous un éloge éclatant, Lorsqu'au premier faquin il court en faire autant? Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située Qui veuille d'une estime ainsi prostituée; Et la plus glorieuse a des régals peu chers, Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers Sur quelque préférence une estime se fonde, Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde. Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps, Morbleu! vous n'êtes pas pour être de mes gens; Je refuse d'un coeur la vaste complaisance Oui ne fait de mérite aucune différence; Je veux qu'on me distingue, et pour le trancher net, L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait. PHILINTE. Mais quand on est du monde, il faut bien que l'on rende Quelques dehors civils que l'usage demandes. ALCESTE. Non, vous dis-je, on devrait châtier, sans pitié, Ce commerce honteux de semblants d'amitié Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre Le fond de notre coeur dans nos discours se montre, Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments Ne se masquent jamais sons de vains compliments. PHILINTE. Il est bien des endroits où la pleine franchise Deviendrait ridicule et serait peu permise; Et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur, Il est bon de cacher ce qu'on a dans le coeur. Serait-il à propos et de la bienséance De dire à mille gens tout ce que d'eux on pense? Et quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui déplaît, Lui doit-on déclarer la chose comme elle est? ALCESTE. Oui. PHILINTE. Quoi! vous iriez dire à la vieille Émilie Qu'à son âge il sied mal de faire la jolie, Et que le blanc qu'elle a scandalise chacun? ALCESTE. Sans doute. PHILINTE. A Dorilas, qu'il est trop importun, Et qu'il n'est, à la cour, oreille qu'il ne lasse A conter sa bravoure et l'éclat de sa race? ALCESTE. Fort bien. PHILINTE. Vous vous moquez. ALCESTE. Je ne me moque point, Et je vais n'épargner personne sur ce point. Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville Ne m'offrent rien qu'objets à m'échauffer la bile; J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond, Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font; Je ne trouve partout que lâche flatterie, Qu'injustice, intérêt, trahison, fourberie; Je n'y puis plus tenir, j'enrage, et mon dessein Est de rompre en visière à tout le genre humain. PHILINTE. Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage, Je ris des noirs accès où je vous envisage, Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris, Ces deux frères que peint l'École des maris, Dont.... ALCESTE. Mon Dieu! laissons là vos comparaisons fades. PHlLINTE. Non : tout de bon, quittez toutes ces incartades. Le monde par vos soins ne se changera pas, Et puisque la franchise a pour vous tant d'appas, Je vous dirai tout franc que cette maladie, Partout où vous allez, donne la comédie, Et qu'un si grand courroux contre les moeurs du temps Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens. ALCESTE. Tant mieux, morbleu! tant mieux, c'est ce que je demande; Ce m'est un fort bon signe, et ma joie en est grande Tous les hommes me sont à tel point odieux, Que je serais fâché d'être sage à leurs yeux. PHILINTE. Vous voulez un grand mal à la nature humaine! ALCESTE. Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine. PHILINTE. Tous les pauvres mortels, sans mille exception, Seront enveloppés dans cette aversion? Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes... ALCESTE. Non : elle est générale, et je hais tous les hommes Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants; Et les autres, pour être aux méchants complaisants, Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses Que doit donner le vice aux âmes vertueuses. De cette complaisance on voit l'injuste excès Pour le franc scélérat avec qui j'ai procès Au travers de son masque on voit à plein le traître; Partout il est connu pour tout ce qu'il peut être; Et ses roulements d'yeux et son ton radouci N'imposent qu'ai des gens qui ne sont point d'ici. On sait que ce pied plats, digne qu'on le confonde, Par de sales emplois s'est poussé dans le monde, Et que par eux son sort de splendeur revêtu Fait gronder le mérite et rougir la vertu. Quelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne. Son misérable honneur ne voit pour lui personne; Nommez-le fourbe, infâme et scélérat maudit, Tout le monde, en convient, et nul n'y contredit. Cependant sa grimace est partout bienvenue On l'accueille, on lui rit, partout il s'insinue; Et s'il est, par la brigue, un rang à disputer, Sur le plus honnête homme on le voit l'emporter. Têtebleu! ce me sont dle mortelles blessures, De voir qu'avec le vice on garde des mesures; Et parfois il me prend des mouvements soudains De fuir dans un désert l'approche des humains. PHILINTE. Mon Dieu, des moeurs du temps mettons-nous moins en peine, Et faisons un peu grâce à la nature humaine; Ne l'examinons point dans la grande rigueur, Et voyons ses défauts avec quelque douceur. Il faut, parmi le monde, une vertu traitable; A force de sagesse, on peut être blâmable; La parfaite raison fuit toute extrémité, Et veut que l'on soit sage avec sobriété. Cette grande raideur des vertus des vieux âges Heurte trop notre siècle et les communs usages; Elle veut aux mortels trop de perfection : Il faut fléchir au temps sans obstination; Et c'est une folie à nulle autre seconde De vouloir se mêler de corriger le monde. J'observe, comme vous, cent choses tous les jours, Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours; Mais quoi qu'à chaque pas je puisse voir paraître, En courroux, comme vous, on ne me voit point être; Je prends tout doucement les hommes comme ils sont, J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font; Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville, Mon flegme est philosophe autant que votre bile. ALCESTE. Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonne si bien, Ce flegme pourra-t-il ne s'échauffer de rien? Et s'il faut, par hasard, qu'un ami vous trahisse, Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice, Ou qu'on tâche à semer de méchants bruits de vous, Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux? PHILINTE. Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure Comme vices unis à l'humaine nature; Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé De voir un homme fourbe, injuste, intéressé, Que de voir des vautours affamés de carnage, Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage. ALCESTE. Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler, Sans que je sois.... Morbleu! je ne veux point parler, Tant ce raisonnement est plein d'impertinence. PHILINTE. Ma foi! vous ferez bien de garder le silence Contre votre partie éclatez un peu moins, Et donnez au procès une part de vos soins. ALCESTE. Je n'en donnerai point, c'est une chose dite. PHILINTE. Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite? ALCESTE. Qui je veux? La raison, mon bon droit, l'équité. PHILINTE. Aucun juge par vous ne sera visités? ALCESTE. Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse? PHILINTE. J'en demeure d'accord; mais la brigue est fâcheuse, Et.... ALCESTE. Non : j'ai résolu de n'en pas faire un pas. J'ai tort, ou j'ai raison. PHILINTE. Ne vous y fiez pas. ALCESTE. Je ne remuerai point. PHILINTE. Votre partie est forte, Et peut, par sa cabale, entraîner... ALCESTE. Il n'importe. PHILINTE. Vous vous tromperez. ALCESTE. Soit. J'en veux voir le succès. PHILINTE. Mais... ALCESTE. J'aurai le plaisir de perdre mon procès. PHILINTE. Mais enfin... ALCESTE. Je verrai, dans cette plaiderie, Si les hommes auront assez d'effronterie, Seront assez méchants, scélérats et pervers, Pour me faire injutice aux yeux de l'univers. PHILINTE. Quel homme! ALCESTE. Je voudrais, m'en coûtât-il grand'chose, Pour la beauté du fait avoir perdu ma cause. PHILINTE. On se rirait de vous, Alceste, tout de bon, Si l'on vous entendait parier de la façon. ALCESTE. Tant pis pour qui rirait. [...] (Molière, le Misanthrope). |