| Dès la plus haute antiquité, on voit certains individus, sous la qualification de fous ou de bouffons, se donner pour mission de divertir et de faire rire par leurs saillies, leurs lazzis, leurs quolibets, leurs grimaces et leurs gestes burlesques, ceux qui voulaient bien les prendre à gages à cet effet et s'amusaient de leurs folies ou bouffonneries. La mode d'entretenir dans son logis des fous ou des bouffons domestiquessemble avoir pris naissance en Asie chez les Perses, à Suse et à Ecbatane, et aussi en Egypte. Sur des peintures anciennes qui décorent les tombeaux de l'Heptanomide, on voit de riches Egyptiens accompagnés de personnages contrefaits et grotesques. De l'Orient, l'usage passa en Grèce, et de là à Rome. C'était surtout aux heures des repas que ces bouffons donnaient carrière à leur joyeuse humeur pour égayer les convives.Après les danseurs, les faiseurs de tours, les singes savants, les joueuses de cerceau, les cubistétères, qui marchaient la tête en bas et les pieds en l'air, venaient les bouffons proprement dits, les gelotopoioi (ceux qui font rire). Ces bouffons domestiques survécurent à l'Antiquité grecque et romaine, qu'ils avaient divertie, et où ils avaient joui de la faveur des riches et des puissants. Tout au moins les voit-on reparaîtra à l'époque du Moyen âge, où leur gaieté factice vient égayer d'un rire strident ceux qui les emploient. On les retrouve dans les manoirs, auprès des hauts barons, au couvent et dans l'église, auprès des abbés et des évêques, et bientôt jusqu'à la cour des princes et des rois. Le bouffon devient alors un personnage important. Le plus souvent laid, disgracieux, contrefait, il se met en quatre pour exciter la gaieté de qui le paie et le nourrit, pour faire naître le rire ou le sourire sur les lèvres de celui dont il est le commensal et le parasite, n'épargnant rien pour atteindre son but, jouissant d'ailleurs d'une licence particulière, raillant toutes choses et toutes gens, et tirant souvent parti de ses difformités même pour amuser son maître à ses dépens lorsqu'il ne trouve pas de meilleur moyen de remplir à souhait le rôle qui lui est confié. Le métier de bouffon, car c'en était un, n'était pas toujours facile, et à ceux qui n'avaient que la volonté et les dispositions naturelles, on donnait un maître pour les former. Le bouffon sautait et gambadait comme un singe, dansait d'une façon grotesque, jouait du rebec ou de la vielle, de la trompe on de la cornemuse, faisait des vers et des chansons, bavardait à tort et à travers, avait toujours la réplique prête à qui lui parlait, se répandait en saillies, en coq-à-l'âne, en balourdises volontaires, avait toujours prêt un conte à débiter, une énigme à proposer, une histoire folle à raconter. Bien traité par son maître quand il remplissait au gré de celui-ci son office, il lui arrivait, lorsqu'au contraire son talent semblait insuffisant, de recevoir les étrivières et d'aller manger à la cuisine, où les valets, qu'il n'épargnait pas d'ordinaire dans ses railleries, avaient alors l'occasion de se venger de ce qu'ils en avaient souffert. On cite un bouffon de cour qui, au milieu du Xe siècle, accompagna Hugues le Grand, père de Hugues Capet, dans une expédition où le chef de la maison de France accompagnait lui-même le roi Louis IV d'outremer. Saint-Louis avait des bouffons dans son palais, et aussi Philippe-Auguste, à telles enseignes que celui-ci les fit chasser à cause de l'inconvenance de leur conduite. Mais ce n'est guère qu'à partir du XIVe siècle qu'on voit apparaître la charge de bouffon érigée en titre d'office particulier, payée sur les deniers royaux, et le premier dont on trouve la trace est un nommé Geoffroy, qui fut le fou de Philippe V, dit le Long. A partir de ce moment, tous les rois de France eurent des bouffons en titre d'office, et l'on peut croire si cette fonction était avidement recherchée par tous ceux qui se croyaient aptes à la remplir. On les voit dès lors adopter un costume particulier, destiné à les faire facilement reconnaître et à symboliser en quelque sorte le caractère de folie inhérent à leur charge. Ce costume était formé d'une jaquette généralement bariolée de jaune et de vert, découpée à angles aigus, avec une culotte de même genre; à la ceinture, le plus souvent une épée de bois doré, ou parfois une vessie suspendue à l'extrémité d'une baguette et renfermant une poignée de pois secs; sur la tête, une sorte de bonnet, ou plutôt de grand capuchon pointu, avec deux grandes oreillettes en forme d'oreilles d'âne, terminées par des grelots; enfin, à la main, comme attribut distinctif, une marotte avec un bonnet semblable. On trouve la description de ce costume dans un petit poème du XVe siècle, intitulé les Souhaix du Monde : Pour mon souhait qui nuyt et jour m'assotte, Je souhaite des choses nompareilles Premierement une belle marotte, Echapperon garny de grans oreilles, Des sonnettes faisant bruyt à merveilles, Fy desoucy, de chagrin et de deul, Dancer de l'ait dessoubs buissons et treilles, Bon appétit pour vuider pots, bouteilles, Et à la fin pour trésor un linceul. Le premier bouffon en titre d'office dont on retrouve la trace à la suite de Geoffroy est un certain Rollet ou Rollier, mentionné par Du Cange et qui semble avoir appartenu à Philippe de Valois, de même que Seigni Johan, dont Rabelais rapporte une anecdote curieuse dans son Pantagruel. A la suite de celui-ci, vient Jehan Arcemalle, qui fut le bouffon de Jean le Bon avant et après son avènement an trône, et qui suivit son maître en Angleterre, durant sa captivité. Charles V eut un bouffon nommé Micton, dont Christine de Pisan parle à diverses reprises, et deux autres : Grand Jehan et Thevenin de Saint-Léger; ce dernier lui était tellement cher, qu'ayant eu le malheur de le perdre, il lui fit ériger un tombeau superbe dans l'église Saint-Maurice, de Senlis. Mais ces trois bouffons ne suffisaient pas encore à ce prince, surnommé le Sage, et il entretint à sa cour une folle nommée Artaude du Puy. Maistre Jehan et Hancelin Coq furent les bouffons de Charles VI, tandis que la reine Isabeau de Bavière en avait un du nom de Guillaume Fouel, que leur fils Louis en possédait un nommé Guillaume Crosson, et qu'un certain Coquinet remplissait le même office auprès de Louis d'Orléans, frère de Charles. Sous Charles VII, on voit trois bouffons attachés à la personne du roi : Colart, Dago et Robinet, mais le premier seul "en titre d'office", et un, Michon, au service de la reine Marie d'Anjou. Caillette, dont il est question dans les Récréations et Joyeux Devis de Bonaventure des Périers, fut le premier bouffon de Louis XII, et eut pour successeur à la cour de ce prince le fameux Triboulet, le plus célèbre de tous les bouffons de cour, et qui remplit aussi sa charge auprès de François Ier. Louis XII en eut pourtant deux autres, nommés, l'un Jouan, l'autre Villemanoche. Quant à Triboulet, cité à diverses reprises par Bonaventure des Périers, illustré par Rabelais, qui le qualifiait de marosophe ou de fou-sage, il a été, on peut le dire, immortalisé par Victor Hugo, qui, dans le Roi s'amuse, en a fait, de par son droit de poète, un type et un caractère inoubliable. Il est juste de remarquer qu'il avait déjà été chanté en vers par le père de Clément Marot, Jean Marot, valet de chambre et historiographe de Louis XII. L'un des plus fameux en son temps fut encore Brusquet, qui, ainsi que Thony et Maistre Martin, fut bouffon de Henri II, de François II et de Charles IX. Brantôme, le Perroniana, Guillaume Bouchet dans ses Sérées, Noël du Fail dans ses Propos rustiques, nous ont raconté les hauts faits et les nombreux exploits et mystifications de Brusquet, qui de son vrai nom s'appelait Jehan-Antoine Lombart. Quant à Thony, il fut célébré en prose par le même Brantôme, en vers par le poète Ronsard. Les reines Marguerite de Navarre et Catherine de Médicis eurent à leur service trois folles ou bouffonnes, appelées Mme de Rambouillet, Cathelot et la Jardinière, et l'on cite trois autres bouffons de Charles IX : le Greffier de Lorris, Estienne Doynie et des Rosières. Sous Henri III, nous trouvons d'abord Sibliot, puis le fameux Chicot, dont Alexandre Dumas a fait, en le transformant, un personnage si important de ses deux romansla Dame de Monsoreau et les Quarante-Cinq, et Mathurine, la première folle en titre d'office que l'on rencontre à la cour des rois de France, et qui continua ses services auprès de Henri IV, qui l'avait en grande affection, et de Louis XIII. Ces deux princes eurent en même temps deux bouffons, Guillaume Le Marchand et Nicolas Joubert, et Louis XIII s'entoura de plusieurs autres personnages du même genre : Angoulevent, Marais et Jean Doucet, mais qui n'étaient pas en titre d'office. Le dernier qui eut auprès des rois cette qualité fut L'Angely, qui remplit sa charge encore à la cour de Louis XIII, et ensuite à la cour de Louis XIV. Celui-ci était si effronté et se fit tant d'ennemis parmi les courtisans, qu'il raillait sans pitié ni merci, qu'il les ameuta tous contre lui, et, sur leurs instances, finit par se faire chasser. Il ne fut pas remplacé, et à partir de ce moment la charge de bouffon de cour fut définitivement supprimée et disparut sans retour. La dignité humaine n'y perdit rien. (Arthur Pougin). | |