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Alfred
North Whitehead est un mathématicien et philosophe né le 15 février
1861 à Ramsgate, dans le Kent (Angleterre), et mort t le 30 décembre
1947 Ã Cambridge, dans le Massachusetts. Sa philosophie, qui est
connue sous le nom de "philosophie du processus", met l'accent sur l'importance
du changement et du devenir dans l'univers, et a influencé de nombreux
penseurs et scientifiques du XXe siècle.
Son père est pasteur,
tout comme son grand-père. Il grandit dans un environnement rural et religieux,
mais montre très tôt un intérêt pour les études et la connaissance.
Il reçoit une éducation solide, d'abord dans une école privée puis
à Sherborne School, où il excelle en mathématiques
et en sciences classiques. En 1880, il entre au Trinity College de Cambridge,
une institution prestigieuse où il se consacre entièrement aux mathématiques.
Il y étudie sous la direction de grands noms et se distingue rapidement
par son intelligence et sa rigueur intellectuelle. Il devient fellow de
Trinity College en 1884, une position qu'il conserve pendant de nombreuses
années, enseignant et menant des recherches en mathématiques. Pendant
cette période, il écrit plusieurs ouvrages sur les mathématiques, dont
A
Treatise on Universal Algebra (1898).
À Cambridge, Whitehead
collabore aussi étroitement avec Bertrand
Russell. Ensemble, ils entreprennent un projet monumental : les Principia
Mathematica. Cette œuvre vise à fonder les mathématiques sur la
logique,
un projet ambitieux et complexe qui les occupe pendant plus d'une décennie.
Whitehead et Russell publient les trois volumes des Principia Mathematica
entre 1910 et 1913, un ouvrage qui révolutionne la logique mathématique
et influence profondément la philosophie
analytique.
• Principia
Mathematica (1910- 1913). - Cette oeuvre visait à fonder l'ensemble
des mathématiques sur la logique, en démontrant que les énoncés mathématiques
pouvaient être dérivés à partir d'un ensemble réduit d'axiomes
et de règles d'inférence logiques.
Whitehead et Russell entreprirent ce projet avec la conviction que les
mathématiques, en apparence si diverses et complexes, reposaient en réalité
sur des fondations logiques profondes et unificatrices. Ils souhaitaient
non seulement clarifier les fondements des mathématiques, mais aussi les
sécuriser face aux paradoxes qui avaient émergé
à la fin du XIXe siècle et qui menaçaient
la cohérence de la théorie des ensembles de
Cantor
et Frege.
Leur approche consistait
à développer un système formel rigoureux, utilisant un langage symbolique
précis et puissant, pour exprimer et manipuler les concepts logiques et
mathématiques. Ils s'inspirent des travaux de Giuseppe
Peano et Gottlob Frege, notamment de la logique propositionnelle et
de la logique des prédicats. Au coeur de leur entreprise se trouve la
théorie des types, une innovation majeure destinée à éviter les paradoxes
logiques, comme le paradoxe du menteur
ou le paradoxe de Russell-Whitehead
lui-même (concernant l'ensemble de tous les ensembles qui ne s'appartiennent
pas à eux-mêmes). La théorie des types établit une hiérarchie de types
logiques, empêchant ainsi les auto-références qui pouvaient conduire
à des contradictions.
Les Principia
Mathematica commencent par développer la logique propositionnelle
et la logique des prédicats, puis introduisent la théorie des relations
et des classes. Progressivement, ils construisent à partir de ces bases
les notions fondamentales de l'arithmétique,
comme les nombres naturels, les nombres cardinaux, les nombres ordinaux,
et finalement, l'analyse mathématique.
L'oeuvre est extrêmement détaillée et méticuleuse, procédant par déductions
formelles à partir des axiomes initiaux. La démonstration
du fait que 1 + 1 = 2, par exemple, n'apparaît que tardivement dans l'ouvrage,
illustrant la profondeur et la rigueur de leur démarche.
Malgré son ambition
et son impact considérable, les Principia Mathematica ne furent
pas exempts de critiques et de limitations. La complexité du système
formel, la notation parfois lourde et difficile à manier, et la longueur
des démonstrations ont rendu l'œuvre ardue à lire et à utiliser. De
plus, le programme logiciste lui-même a été remis en question, notamment
par les théorèmes d'incomplétude de
Gödel
dans les années 1930, qui ont montré l'existence de limites intrinsèques
à tout système formel suffisamment puissant pour contenir l'arithmétique.
Ces théorèmes suggèrent qu'il est impossible de prouver la cohérence
de l'arithmétique à l'intérieur de l'arithmétique elle-même, et qu'il
existera toujours des vérités arithmétiques indémontrables dans un
tel système.
Ls Principia Mathematica
ont profondément influencé le développement de la logique mathématique
moderne, de la philosophie analytique, et ont posé les bases conceptuelles
pour des domaines tels que l'informatique théorique et l'intelligence
artificielle. Même si le programme logiciste dans sa forme la plus
stricte n'a pas été pleinement réalisé, l'entreprise de Whitehead et
Russell a permis de clarifier les relations entre la logique et les mathématiques,
de développer des outils formels puissants, et de stimuler une réflexion
profonde sur les fondements de la connaissance mathématique.
Durant cette période,
Whitehead ne se limite pas aux mathématiques pures. Il s'intéresse également
à la philosophie des sciences et à l'épistémologie.
Il commence à développer des idées originales sur la nature de la science,
de la connaissance et de la réalité.
En 1910, Whitehead quitte Cambridge pour Londres.
Il prend un poste à l'University College London, puis à l'Imperial College
of Science and Technology. Bien qu'il continue à enseigner les mathématiques,
son intérêt se déplace de plus en plus vers la philosophie.
Il aborde des domaines variés, comme la philosophie de l'éducation, la
philosophie de la science et la métaphysique.
Il publie plusieurs ouvrages importants durant cette période, notamment
The
Organisation of Thought (1917) et The Concept of Nature (1920),
qui témoignent de son évolution philosophique. Il développe une approche
philosophique originale, centrée sur les notions de processus, d'événement
et d'organisme.
En 1924, à l'âge
de 63 ans, Whitehead accepte un poste de professeur de philosophie à l'université
Harvard, aux États-Unis. Ce déménagement
marque le début de sa période philosophique la plus féconde et la plus
reconnue. À Harvard, il enseigne la métaphysique et la philosophie des
sciences pendant plus de dix ans. Il élabore et affine sa philosophie
du processus, une métaphysique organique qui conçoit la réalité comme
un flux continu d'événements interconnectés. Il écrit plusieurs ouvrages
de philosophie, dont Science and the Modern World (1925) et Religion
in the Making (1926). En 1929, il publie son oeuvre majeure, Process
and Reality, un ouvrage dense et complexe qui expose en détail sa
métaphysique du processus. Ce livre est considéré comme l'une des oeuvres
philosophiques les plus importantes du XXe
siècle.
• Process
and Reality (1929) . - Ce livre propose une métaphysique systématique
et compréhensive, cherchant à repenser les fondements de la philosophie
occidentale en rupture avec les traditions substantialistes et dualistes.
Whitehead y développe une "philosophie de l'organisme" ou "philosophie
du processus", qui considère le monde comme un réseau dynamique d'événements
en devenir plutôt que comme une collection d'objets statiques et isolés.
Au coeur de cette philosophie se trouve le concept d'"occasion actuelle"
ou "événement actuel", qui constitue l'unité
fondamentale de la réalité. Ces occasions actuelles
ne sont pas des substances passives, mais des entités actives et expérientielles,
en perpétuelle "création de soi" (self-creation). Chaque occasion
actuelle est un processus de devenir, une émergence
à partir de la multiplicité du monde passé et une contribution à la
nouveauté du monde futur. Ce devenir est régi par ce que Whitehead appelle
les "préhensions", des relations fondamentales par lesquelles une occasion
actuelle "sent" ou "appréhende" les occasions actuelles passées et présentes,
intégrant ces données dans sa propre constitution. La réalité est donc
fondamentalement relationnelle et dynamique, un flux continu de devenir
où chaque entité est à la fois conditionnée par le passé et orientée
vers le futur.
Un aspect central
de Process and Reality est la notion de "créativité". Whitehead
la conçoit comme le principe métaphysique ultime, la force motrice du
processus cosmique. La créativité n'est pas une entité ou un être,
mais plutôt le pouvoir de la nouveauté, la possibilité constante de
l'émergence de quelque chose de nouveau à partir du donné. Elle est
ce qui permet aux occasions actuelles de se constituer et de se diversifier,
évitant ainsi un déterminisme rigide. En lien avec la créativité, Whitehead
introduit également le concept de Dieu, mais dans
une perspective radicalement différente des conceptions théistes traditionnelles.
Le Dieu de Whitehead n'est pas un créateur transcendant et omnipotent
qui existe en dehors du monde. Il est plutôt une occasion actuelle primordiale,
immanente au processus cosmique, et dont la fonction principale est de
fournir des "visées initiales" (initial aims) aux occasions actuelles.
Dieu, dans cette perspective, n'impose pas l'ordre au monde, mais il offre
des possibilités d'ordre et de valeur, incitant les occasions actuelles
à rechercher une intensité d'expérience et une harmonie esthétique.
Il est le "principe de concrétion", guidant le flux créatif vers une
réalisation toujours plus riche et complexe.
Process and Reality
aborde également une vaste gamme de thèmes philosophiques, allant de
l'épistémologie et de la cosmologie à l'éthique
et à l'esthétique. Whitehead critique la "fallacy of misplaced concreteness",
l'erreur consistant à prendre les abstractions
pour la réalité concrète, et plaide pour une philosophie qui reconnaît
la primauté de l'expérience concrète et
du sentiment. Il propose une réinterprétation
des concepts classiques tels que la substance,
la causalité, le temps
et l'espace, les intégrant dans son cadre processuel.
L'ouvrage est réputé pour sa complexité et son langage technique, nécessitant
une étude approfondie pour en saisir toute la richesse et la subtilité.
Process
and Reality offre une vision du monde profondément organique et interconnectée,
mettant l'accent sur la dynamique du devenir, la créativité et l'importance
de l'expérience dans la constitution de la réalité. C'est une invitation
à repenser notre compréhension du monde et de notre place en son sein,
en embrassant la fluidité et la nouveauté inhérentes à l'existence.
Après sa retraite d'Harvard
en 1937, Whitehead continue à écrire et à réfléchir. Il publie d'autres
ouvrages importants, comme Adventures of Ideas (1933) et Modes
of Thought (1938), qui approfondissent et élargissent sa philosophie.
Il interroge les implications de sa métaphysique pour divers domaines,
tels que la religion, l'esthétique,
l'éthique et la philosophie
de l'histoire. Sa pensée influence de nombreux philosophes, théologiens,
scientifiques et artistes. Whitehead décède en 1947, à l'âge de 85
ans. |
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