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Le
voyage des Polo
La famille Polo était au nombre des plus
anciennes, des plus riches et des plus nobles de Venise.
Dans les républiques d'Italie le commerce,
et non la guerre, avait créé la noblesse, et à Venise comme à Gênes
ceux qui le composaient portaient dans les spéculations mercantiles cette
grandeur de vues, cette prévoyance et cette habileté d'exécution dont
les souverains des grands Etats, n'offraient dans le reste de l'Europe
que de trop rares exemples, Andrea Polo de Saint Félix, noble vénitien,
originaire de Dalmatie ,
eut trois fils nommés Marco, Maffio et Nicolo. Ce dernier était le père
de notre voyageur et avait, ainsi que son frère Maffio, auquel il s'était
associé, embrassé la profession du commerce. Tous deux, pour les affaires
de leur négoce, se rendirent à Constantinople,
en 1250. Cette capitale de l'Empire d'Orient
avait été prise sur les Grecs par les armes
de la France et par celles de Venise ( Dandolo);
des représentants de cette république y exerçaient, avec l'empereur
Baudouin
II, une portion du pouvoir impérial. Nos deux négociants, après
s'être défaits avantageusement de leur cargaison, employèrent les capitaux
qui en provenaient en bijoux précieux et se transportèrent, en 1256,
sur les lords de la Volga ,
au nord de la mer Caspienne ,
à Seraï, et à Bolghari, lieux de la résidence
de Barkah, fils ou frère de Batou, petit-fils de Gengis-khan .
Maffio et Nicolo n'avaient pas en vain
compté sur la générosité de ce khan des
Mongols
de Kaptchak ( La
Horde d'Or); il leur paya magnifiquement les précieuses denrées
qu'ils avaient apportées et qu'ils n'avaient pas craint de lui confier
à leur arrivée dans ses Etats. Après un an de séjour sur le Volga,
nos deux Vénitiens se préparaient à retourner en Italie lorsque tout
à coup la guerre éclata entre Barkah, leur protecteur, chef des Turks
ou des natifs du Turkestan ,
et Houlagou, son cousin, qui commandait aux
Mongols ou aux Tartares orientaux. L'armée de Barkah fut mise en déroute;
le chemin direct de Constantinople,
à l'ouest de la mer Caspienne, fut intercepté, et nos deux négociants
se décidèrent à passer à l'Est de cette mer et à revenir en Europe
par cette voie, qui paraissait leur offrir moins de dangers. Ce trajet,
qui est peut-être le dernier épisode véridique du récit que Marco Polo
fera de son voyage, les conduisit à Boukhara.
Tandis qu'ils étaient dans cette grande ville, un noble mongol, envoyé
par Houlagou à son frère Koubilaï y
arriva et crut devoir s'y arrêter pour prendre quelque repos. Si l'on
en croit Marco Polo, qui cède probablement largement au roman à partir
de maintenant, il fut surpris d'entendre nos deux Vénitiens
parler sa langue; il fut enchanté de leur politesse, de leurs vastes connaissances,
et il leur proposa de l'accompagner à la cour de l'empereur des Mongols,
où il se rendait. Ils y consentirent et ils s'avancèrent au delà des
extrémités connues de l'Orient.
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Marco
Polo en Chine, par J. E. McConnell (début du XXe s.).
Après avoir voyagé pendant douze mois,
ils arrivèrent enfin à la résidence impériale. L'empereur leur fit
l'accueil le plus gracieux; il leur adressa diverses questions sur les
Etats de I'Occident, sur les princes chrétiens et sur le pape. Satisfait
de leurs réponses, il résolut de les faire accompagner par un de ses
officiers et de les envoyer en ambassade à la cour de Rome pour demander
des prédicateurs de l'Evangile ,
voulant par là encourager les princes chrétiens à attaquer le soudan
d'Egypte et les Sarrasins, ses ennemis irréconciliables.
Nos deux voyageurs se mirent donc en route pour effectuer leur retour,
et ils atteignirent enfin Giazza ou Ayas, dans la petite Arménie;
là , ils s'embarquèrent pour Saint-Jean d'Acre, alors au pouvoir des chrétiens,
et ils arrivèrent dans ce port au mois d'avril 1369. A peine débarqués,
ils apprirent que le pape Clément IV était
mort au mois de novembre 1268. Le légat qui se trouvait à Saint-Jean
d'Acre leur conseilla de n'accomplir leur mission qu'après I'élection
d'un nouveau pape. Ils jugèrent ne pouvoir mieux employer le loisir que
les circonstances leur menageaient qu'en retournant dans leur famille;
ils s'embarquèrent de nouveau et arrivèrent à Venise.
Nicolo, à son départ, avait laissé sa femme enceinte; à son retour,
il la trouva morte, mais elle lui avait donné un fils que, par respect
pour la mémoire du frère aîné de son mari; elle avait nommé Marco.
Ce fils est le célèbre voyageur objet de cet article. Il était âgé
de seize ans (dix-neuf ans, selon d'autres sources) lors du retour de son
père à Venise.
Les diverses factions qui s'agitaient dans
le sacré collège retardèrent tellement l'élection d'un pape, que nos
ambassadeurs, après deux ans de séjour en Italie, craignirent de déplaire
par de plus longs délais au puissant monarque qui les avait envoyés;
Ils se mirent en route pour retourner vers lui, ils emmenèrent avec eux
le jeune Marco et arrivèrent une seconde fois à Saint-Jean
Acre. Ils obtinrent du légat, Tebaldo de Vicence, qui s'y trouvait
encore, des lettres pour l'empereur mongol, et ils s'embarquèrent pour
Ayas; mais à peine avaient-ils mis à la voile, qu'on reçut la nouvelle
que le choix du sacré collège était tombé sur le légat lui-même,
qui prit le nom de Grégoire X. Le nouveau
pape rappela aussitôt ces ambassadeurs : il leur remit, en qualité de
souverain pontife, de nouvelles lettres de créance et il leur adjoignit
deux moines de l'ordre des frères prêcheurs, porteurs de ses présents,
avec plein pouvoir d'ordonner des prêtres et de sacrer des évêques;
il donna ensuite sa bénédiction à nos voyageurs vénitiens et les congédia
en leur recommandant de se hâter d'accomplir leur mission. Ils repartirent
vers la fin de année 1271, emmenant encore avec eux le jeune Marco. L'invasion
du soudan d'Egypte dans le nord de la Syrie, qui eut lieu à cette époque,
imprima une si grande terreur dans ces contrées, que les deux moines n'osèrent
pas s'avancer dans l'intérieur et s'arrêtèrent sur les côtes.
La famille des Polo continua courageusement
son voyage et parvint à Balkh, dans le pays
de Badaschkhan .
LÃ , le jeune Marco eut une maladie grave, qui contribua probablement Ã
prolonger le séjour de son père et de son oncle dans Balkh; ils y restèrent
un an. Ce temps écoulé, nos voyageurs se remirent en route, gravirent
les monts Belour, atteignirent la ville de Kashgar,
employèrent trente jours à traverser le désert de Lop et de Gobi ,
pénétrèrent en Chine et furent enfin admis
en la présence du Grand Khan, Koubilaï.
Ils lui remirent les lettres et les présents du pape et lui firent le
récit de leur mission. L'empereur Mongol
leur témoigna sa satisfaction et le plaisir qu'il éprouvait à les revoir;
puis, remarquant Marco qu'il ne connaissait pas encore, il demanda quel
était ce jeune homme. Lorsqu'on lui eut répondu que c'était le fils
de Nicolo, il lui fit l'accueil le plus gracieux, déclara qu'il le prenait
sous sa protection et lui donna une place dans sa maison. Marco Polo s'acquitta
de son emploi de manière à se faire estimer de toute la cour et se distingua
bientôt par ses talents et par son savoir. Il se plia facilement aux moeurs
et habitudes du pays. Il apprit en peu de temps quatre langues différentes,
en usage dans ces contrées, et par là se rendit utile et cher à son
maître.
La confiance qu'il lui inspira augmentant
de plus en plus, Marco Polo fut chargé de différentes affaires importantes
dans plusieurs provinces de l'empire. Quelques-unes de ces provinces étaient
à de si grandes distances de la capitale, qu'il ne fallait pas moins de
six mois pour y parvenir. Marco Polo profita des missions et des emplois
dont il fut chargé pour examiner les contrées qu'il avait occasion de
parcourir; il s'instruisit des moeurs et des coutumes des peuples qui les
habitaient; il prenait des notes de tout ce qui était digne d'attention
et se mettait par là en état de répondre avec exactitude au Grand Khan,
qui aimait à l'interroger sur tout ce qui concernait son vaste empire.
Un des membres du grand tribunal ayant été nommé gouverneur de la ville
de Yangtcheou-fou (Hangzhou),
dans la province de Kiang-nan, et ne pouvant se rendre à sa destination,
Marco Polo fut choisi comme son député pour remplir ces hautes fonctions
: l'usage ou la loi bornait à trois ans l'exercice de ce pouvoir. Marco
Polo le conserva pendant tout ce temps et en usa à la satisfaction de
tous. Le père et l'oncle de notre voyageur ne rendirent pas des services
moins essentiels à l'empereur mongol, et ce furent eux qui lui suggérèrent
l'idée de certains projectiles et de catapultes, au moyen desquels il
s'empara de la ville chinoise de Siangyang-fou, qui résistait depuis trois
ans à tous les efforts de ses armes.
Il y avait dix-sept ans que les Polo étaient
absents de Venise lorsqu'ils souhaitèrent
y retourner. Le grand âge de l'empereur mongol augmentait encore le désir
qu'ils avaient d'effectuer promptement ce projet. Ils craignaient, s'ils
perdaient ce puissant protecteur, de ne pouvoir surmonter les difficultés
qui s'opposeraient à leur retour sur le sol natal. ils s'adressèrent
donc à l'empereur et le prièrent de vouloir bien consentir à leur départ,
mais leur demande fut mal accueillie et leur attira des reproches.
Si
l'appât des richesses, leur dit Koubilaï,
est le motif de votre voyage, je promets de vous satisfaire au delà même
de vos espérances : mais en même temps je vous préviens que jamais
je ne consentirai à vous laisser sortir de mes Etats."
La peine qu'une telle déclaration fit éprouver
à nos voyageurs vénitiens fut extrême. Mais bientôt une circonstance
particulière les tira, d'une manière imprévue, de l'embarras où ils
se trouvaient. Des ambassadeurs d'un prince mongol-tartare, nommé Arghoun,
arrivèrent à la cour de Koubilaï. Arghoun était le petit-fils d'Houlagou,
qui régnait en Perse ( Houlagou
et l'Ilkhânat de Perse ),
et
par conséquent le petit-neveu de l'empereur. Il avait perdu sa principale
femme, princesse du sang impérial, qui à son lit de mort l'avait supplié,
par égard pour sa mémoire, de ne pas former d'alliance avec aucune femme
d'un rang inférieur au sien; c'est afin d'accomplir ce voeu qu'Arghoun
avait envoyé des ambassadeurs à Koubilaï, son souverain et le chef de
sa famille, afin d'en obtenir une princesse de son sang.
Koubilaï
défera avec plaisir à celle demande. Une jeune princesse de dix-sept
ans, d'une beauté parfaite, fut choisie parmi les petites-filles de l'empereur
et confiée aux ambassadeurs, qui se mirent en chemin pour retourner en
Perse ;
mais l'état de trouble où se trouvaient plusieurs de ces contrées qu'il
leur fallait traverser les obligea de suspendre leur voyage et de retourner
dans la capitale de l'empire mongol .
Tandis qu'ils étaient dans cette position embarrassante, Marco Polo revint
des îles de l'océan Indien ,
où on l'avait envoyé. Il rendit à son souverain un compte detaillé
de sa mission; lui soumit des observations qu'il avait recueillies durant
ce long voyage et lui apprit qu'on naviguait dans les mers d'Orient avec
la plus grande facilité. Le contenu de sa relation parvint aux oreilles
des ambassadeurs persans, qui résolurent de chercher à profiter de l'expérience
de ce chrétien pour transporter par mer dans le golfe Persique
le précieux dépôt dont ils s'étaient chargés. La famille des Polo
et les ambassadeurs furent donc dès lors unis de but et d'intêret, et
ils joignirent leurs efforts afin d'obtenir de l'empereur la permission
de quitter ses Etats et de s'embarquer pour la Perse. Koubilaï eut de
la peine à s'y résoudre : mais comme il ne voyait pas d'autre moyen d'envoyer
la jeune princesse à son époux, il y consentit. Quatorze vaisseaux Ã
quatre mâts furent à cet effet équipé, et approvisionnés pour deux
ans. Quelques-uns de ces vaisseaux avaient jusqu'à 230 hommes d'équipage.
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Marco
Polo,
par
Jan van Grevenbroeck (XVIIIe s.).
Lorsque l'époque du départ fut arrivée,
l'empereur mongol fit venir les Polo et leur parla dans les termes de la
plus grande bienveillance; il leur fit promettre qu'après avoir revu leur
pays et leur famille, ils reviendraient dans ses Etats reprendre les places
qu'ils y occupaient; il leur donna en même temps des pouvoirs pour agir
comme ses ambassadeurs dans les différentes cours de la chrétienté,
il les pourvut de passeports et de lettres qui devaient leur assurer une
généreuse hospitalité dans toute l'étendue de son empire, il les combla
enfin de présents et les renvoya pénétrés pour lui de vénération
et de reconnaissance. Nos voyageurs partirent avec la princesse, longèrent
les côtes de la Chine, traversèrent le détroit de Malacca ,
furent retenus pendant cinq mois à cause des moussons dans l'île de Sumatra ,
abordèrent aussi dans l'île de Sri Lanka,
doublèrent le cap Comorin, côtoyèrent quelque temps les rivages du Malabar,
traversèrent I'océan Indien et abordèrent à Ormuz ,
dans le golfe Persique. Mais ils avaient perdu, dans le cours de leur navigation,
600 hommes d'équipage et les deux ambassadeurs qu'ils étaient chargés
d'accompagner. A peine débarqués en Perse, les voyageurs vénitiens apprirent
que l'empereur mongol Koubilaï Khan,
qui les avait envoyés, venait de mourir au commencement de l'année 1294,
et que le roi des Mongols, Arghoun, auquel
était destinée la princesse qu'ils emmenaient avec eux, était mort dès
l'année 1291; ses Etats, lorsque les Polo y arrivèrent, se trouvaient
gouvernés par un régent qu'on soupçonnait avoir intention d'usurper
le souverain pouvoir.
Le fils d'Arghoun,
nommé Ghazan, qui ensuite acquit une grande célébrité, était campé
avec son armée sur la frontière du royaume au nord-est, du côté du
Khoraçan .
Il attendait une occasion favorable de faire valoir ses droits au trône,
dont on voulait l'exclure à cause de la petitesse de sa taille. C'est
auprès de ce prince que nos Vénitiens se rendirent d'abord, et ce fut
entre ses mains qu'ils remirent la princesse qui leur avait été confiée.
L'objet de leur mission étant ainsi rempli , ils commencèrent leur voyage
pour retourner en Occident et s'arrétèrent à Tauris (Tabriz),
où se trouvait la cour du régent dont nous venons de parler. Ils demeurèrent
neuf mois à Tauris, puis, munis des passeports nécessaires, ils continuèrent
leur route, passèrent par Ardjis sur le lac de van, par Erzeroum, par
Trébizonde et Constantinople. Ils
arrivèrent enfin à Venise, leur ville natale,
l'an 1295, après une absence de vingt-six ans (ou seulement vingt-quatre
ans, selon certains manuscrits). (Z.). |
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