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de Condillac |
L'Essai sur
l'origine des connaissances humaines, imprimé à Amsterdam,
en 1746 (2 volumes) est le premier ouvrage de Condillac,
et celui qui fonda sa renommée. Il est divisé en deux parties.
La première est consacrée à l'étude «
des matériaux de nos connaissances et particulièrement des
opérations de l'âme »; la seconde, à l'examen
« du langage et de la méthode ». La théorie de
Condillac a perdu depuis bien longtemps de son autorité; mais, si
l'on se reporte à l'époque où parut l'Essai sur
l'origine des connaissances humaines, on comprend parfaitement l'émotion
causée parmi les philosophes et les savants par cet exposé
lumineux, écrit dans un style simple et de bon aloi, d'un système
qui était au fond des aspirations du XVIIIe
siècle.
La scolastique avait été
ruinée par Bacon, Hobbes,
Descartes, Spinoza
et Leibniz. Aucun de ceux qui l'avaient tuée
n'avait pu la remplacer entièrement, parce que tous partaient d'un
point de vue personnel, et s'inquiétaient moins de diriger l'opinion
que de la dominer. Seul, Locke avait mesuré
son temps et essayé de donner une formule aux idées confuses
qui commençaient à se faire jour dans toutes les intelligences.
Malgré la traduction de P. Coste (1719),
Locke était peu connu en France.
Il contenait d'ailleurs trop de métaphysique,
son ouvrage était timide et ne pouvait répondre aux besoins
d'un pays comme la France, où les oeuvres trop sérieuses
ont peu de succès et où l'on va vite au fond des systèmes.
Locke n'avait fait que tracer un programme. Condillac résolut de
réaliser ce programme et de le faire adopter, entreprise que ses
qualités de penseur et d'écrivain étaient de nature
à lui rendre moins difficile.
L'Essai sur l'origine des connaissances humaines, premier ouvrage de Condillac, ainsi qu'on l'a dit plus haut, fit de lui un chef d'école. « La science, dit-il dans sa préface, qui contribue le plus à rendre l'esprit lumineux, précis et étendu, et qui, par conséquent, doit le préparer à l'étude de toutes les autres, est la métaphysique. Elle est aujourd'hui si négligée en France, que ceci paraîtra sans doute un paradoxe à bien des lecteurs. »Mais il a découvert un moyen de rendre à la métaphysique son importance historique et la place qu'elle mérite. « Il me parut, dit-il, qu'on pouvait raisonner en métaphysique et en morale avec autant d'exactitude qu'en géométrie, se faire aussi bien que les géomètres des idées justes, déterminer comme eux le sens des expressions d'une manière précise et invariable; enfin se prescrire, peut-être mieux qu'ils n'ont fait, un ordre assez simple et assez facile pour arriver à l'évidence. »Pour cela, il est d'abord nécessaire d'éviter une trop grande ambition; il n'est pas utile de vouloir tout connaître. Il vaut mieux proportionner ses désirs aux instruments qu'on possède pour les satisfaire. Il y a donc deux sortes de métaphysique, une qui fait de la nature une conception imaginaire, où on se promène d'enchantement en enchantement, pour retomber bientôt dans une obscurité profonde. C'est la vieille métaphysique, celle de l'ambition. Il y en a une autre qui cherche seulement à voir les choses comme elles sont. Elle est simple comme la vérité. Locke est le seul philosophe, au dire de Condillac, qui ait envisagé la métaphysique à ce point de vue. « Descartes n'a connu ni l'origine ni la génération de nos idées ». Voilà pourquoi sa méthode ne mène qu'à des résultats insuffisants. Malebranche vaut mieux que Descartes, en ce sens qu'il a creusé plus avant dans les causes de nos erreurs; mais «-il se perd dans un monde intelligible, où il s'imagine avoir trouvé la source de nos idées-». Leibniz et ses disciples ont d'autres défauts aussi choquants. Condillac finit par se demander s'il serait inutile de lire les philosophes. Il pense que non, ne fût-ce que pour voir comment ils se sont trompés; mais, sa vie durant, il agira comme si la lecture des philosophes était inutile, car il n'y eut jamais un penseur aussi éminent que Condillac qui ait ignoré à ce point l'histoire de la philosophie, ce qui est une des principales raisons de son originalité. A l'exemple de Locke, il pense qu'il importe d'en revenir purement et simplement à l'étude de l'esprit humain. Ce n'est pas que l'expérience suffise à le connaître : « Nous ne devons aspirer qu'à découvrir une première expérience, que personne ne puisse révoquer en doute et qui suffise pour expliquer toutes les autres. Elle doit montrer sensiblement quelle est la source de nos connaissances, quels en sont les matériaux, par quel principe ils sont mis en oeuvre, quels instruments on y emploie, et quelle est la manière dont il faut s'en servir. »Le principe cherché et trouvé par Condillac est la sensation. Pour le découvrir : « D'un côté, dit-il, je suis remonté à la perception, parce que c'est la première opération qu'on peut remarquer dans l'âme, et j'ai fait voir comment et dans quel ordre elle produit toutes celles dont nous pouvons acquérir l'exercice. »Afin d'en étudier les modes, il déclare avoir consacré la deuxième moitié de l'ouvrage à la question du langage, et surtout du langage d'action. « On verra comment il conçoit l'origine de tous les arts qui sont propres à exprimer nos pensées, l'art des gestes, la danse, la parole, la déclamation, l'art de la noter, celui des pantomimes, la musique, la poésie, l'éloquence, l'écriture et les différents caractères des langues. »Le premier volume de l'Essai sur l'origine des connaissances humaines se compose de six sections. L'auteur traite successivement de la distinction de l'âme et du corps, des sensations, des opérations de l'âme, des idées simples et complexes, des signes et de l'abstraction. Tous les matériaux de nos connaissances se résument en nos pensées. « Rien dans l'univers n'est visible pour nous : nous n'apercevons que les phénomènes produits par le concours de nos sensations. Soit que nous nous élevions, pour parler métaphoriquement, jusque dans les cieux, soit que nous descendions dans les abîmes, nous ne sortons point de nous-mêmes, et ce n'est jamais que notre propre pensée que nous apercevons. »Nous ne savons d'ailleurs pas en quoi nos pensées consistent. Nous n'avons pas de faculté pour en juger. Nous les sentons, mais nous ne les connaissons pas. Quant aux sensations ou actes particuliers de notre pouvoir de sentir, on ne les acquiert que par les sens. Les philosophes ne prétendent pas qu'elles soient innées; seulement ils contestent qu'elles soient des idées. Ils supposent que la sensation vient après l'idée et la modifie; c'est une erreur bizarre. L'idée ne diffère pas de la sensation; en d'autres termes, un livre ne diffère pas de son contenu. -
Le principe de la sensation posé comme source unique de nos pensées, Condillac examine ses modes généraux : ce sont la perception, la conscience, l'attention et la réminiscence. La perception est l'impression occasionnée dans l'âme par l'action des sens; elle constitue la première opération de l'esprit. « L'idée en est telle, qu'on ne peut l'acquérir par aucun discours. »Mais il y a dans l'âme, remarque l'auteur, des perceptions qui n'y sont pas à son insu. « Or, ce sentiment qui lui en donne la connaissance, et qui l'avertit du moins d'une partie de ce qui se passe en elle, je l'appellerai conscience. »Condillac n'est pas sûr que la sensation et la conscience ne soient pas identiques, comme le pense Locke. Avoir plus de conscience d'une sensation que d'une autre, c'est être attentif. Alors l'attention serait un fait passif, et la volonté n'aurait rien à y voir, ce qui est contraire à l'expérience de chaque jour; mais poursuivons. L'intensité de la perception détermine le souvenir ou réminiscence. L'âme oublie les sensations légères, et conserve présentes à elle-même celles qui ont fait sur elle une grande impression. Mais qu'est-ce que l'imagination? Une opération de l'esprit qui découle de la perception par le double canal de la conscience et de la réminiscence. Ici Condillac fait preuve d'une logique et d'une délicatesse d'aperçus qu'on rencontre souvent chez lui, mais qui n'en sont pas moins remarquables. « Le premier effet, dit-il, de l'attention, l'expérience l'apprend, c'est de faire subsister dans l'esprit, en l'absence des objets, les perceptions qu'ils ont occasionnées. Elles s'y conservent même ordinairement dans le même ordre qu'elles avaient quand les objets étaient présents. Par là, il se forme entre elles une liaison (des relations de voisinage) d'où plusieurs opérations tirent, ainsi que la réminiscence, leur origine. La première est l'imagination : elle a lieu quand une perception, par la seule force de la liaison que l'attention a mise entre elle et un objet, se retrace à la vue de cet objet. Quelquefois, par exemple, c'est assez d'entendre le nom d'une chose pour se la représentes comme si on l'avait sous les yeux. Cependant il ne dépend pas de mous de réveiller toujours les perceptions que nous avons éprouvées. Il y a des occasions où tous nos efforts se bornent à en rappeler le nom, quelques-unes des circonstances qui les ont accompagnées, et une idée abstraite de perception, idée que nous pouvons former à chaque instant, parce que nous ne pensons jamais sans avoir conscience de quelque perception qu'il ne tient qu'à nous de généraliser. »Cette théorie nie implicitement l'initiative dans les facultés. L'imagination, qui est la faculté la plus puissante et la plus spontanée, n'apparaît ici que comme un fait mécanique dans l'économie duquel l'intervention de la volonté est nulle. Ce genre d'imagination n'est même pas distinct de la mémoire, et Condillac l'avoue : « Qu'on songe, par exemple, à une fleur dont l'odeur est peu familière; on s'en rappellera le nom; on s'en représentera le parfum sous l'idée générale d'une perception qui affecte l'odorat; mais on n'en réveillera pas la perception même. Or, j'appelle mémoire l'opération qui produit cet effet. »Condillac rattache également la contemplation à l'imagination et à la mémoire : « Elle consiste, dit-il, à conserver sans interruption la perception, le nom ou les circonstances d'un objet qui vient de disparaître. Par son moyen, nous pouvons continuer à penser à une chose au moment qu'elle cesse d'être présente. »Soit. Mais comment cela se fait-il? Quels sont les liens qui unissent la contemplation à la sensation? « On peut, à son choix, dit Condillac, la rapporter à l'imagination ou à la mémoire : à l'imagination, si elle conserve la perception même; à la mémoire, si elle n'en conserve que le nom et les circonstances. »Ceci nous permet de concevoir ce que Condillac entend par l'imagination, que jusqu'ici il n'avait pas définie d'une façon claire. C'est donc une perception qui survit à la présence de l'objet qui la donne. Mais qu'est-ce qu'une perception sans cause? car une perception qui a lieu en l'absence de l'objet qui la détermine est un effet sans cause. Au chapitre IX (t. I, p. 113 de l'édition originale), l'auteur abandonne sa théorie précédente de l'imagination : « Je ne trouve, dit-il, aucun inconvénient à me rapprocher de l'usage, et je suis même obligé de faire : c'est pourquoi je prends dans ce chapitre l'imagination pour une opération qui, en réveillant les idées, en fait, à notre gré, des combinaisons toujours nouvelles. Ainsi le mot d'imagination aura désormais chez moi deux sens différents : mais cela n'occasionnera aucune équivoque; parce que, par les circonstances où je l'emploierai, je déterminerai à chaque fois le sens que j'aurai particulièrement en vue. »L'aveu est assez naïf. Quand il s'agit de tout faire dériver de la sensation, Condillac donne à l'imagination un sens particulier; quand il s'agit d'en venir à la pratique et d'analyser l'opération d'esprit qu'on appelle ainsi, il en revient au sens de tout le monde. Mais il faudrait savoir quel est le vrai sens du mot. Dans le second volume de l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, Condillac s'applique à préciser quelle est l'influence du langage et de la méthode sur la nature des idées. A propos de l'origine du langage, il constate, afin d'être en règle avec sa soutane, il constate qu'Adam et Eve le reçurent tout fait; mais, se plaçant ensuite à un point de vue plus indépendant, il suppose que, « longtemps après le déluge, deux enfants de l'un et de l'autre sexe aient été égarés dans des déserts, avant qu'ils connussent l'usage d'aucun signe. » Dans le but de justifier l'hypothèse, il cite l'habile Warburton, qui s'exprime ainsi dans son Essai sur les hiéroglyphes : « A juger seulement par la nature des choses, et indépendamment de la révélation, qui est un guide plus sûr, on serait porté à admettre l'opinion de Diodore de Sicile et de Vitruve, que les premiers hommes ont vécu pendant un temps plus ou moins long dans les cavernes et les forêts, à la manière des bêtes, n'articulant que des sons confus et indéterminés; jusqu'à ce que, s'étant associés pour se secourir mutuellement, ils soient arrivés, par degrés à en former de distincts, par le moyen de signes ou de marques arbitraires convenues entre eux, afin que celui qui parlait pût exprimer les idées qu'il avait besoin de communiquer aux autres. C'est ce qui a donné lieu aux différentes langues; car tout le monde convient le langage n'est point inné. Cette origine du langage est si naturelle, qu'un Père de l'Eglise (Grégoire de Nysse) et Richard Simon, prêtre de l'Oratoire, ont travaillé l'un et l'autre à l'établir. »Condillac est tout à fait de cet avis, et sa théorie du langage est peut-être la partie importante la plus robuste de ses travaux philosophiques. Elle a pourtant ses points faibles, et nous pourrions citer, parmi plusieurs, le chapitre qui traite de l'origine de le poésie (t. II, p. 102 de l'édition précitée). Au début des sociétés, suivant lui, « le style, afin de copier les images sensibles du langage d'action, adopta toutes sortes de figures et de métaphores et fut une vraie peinture. » Mais on n'avait recours à la métaphore que par impuissance de désigner un objet par une expression intelligible pour tout le monde. « Ce langage était si proportionné à la grossièreté des esprits, que les sons articulés n'y pouvaient suppléer. »Ainsi le style poétique est né de la nécessité de se faire comprendre par des êtres grossiers. Il considère la naissance de la prose comme un progrès sur la poésie. Il dresse à ce propos un tableau fantastique de la naissance des arts et des sciences, et quand, ce que d'autres appellent leur déclin, que lui appelle leur progrès, se manifeste, il trouve étrange que les bons esprits se réclament de la tradition pour condamner la corruption du goût, car le respect de la tradition est un préjugé funeste. « On serait tenté de croire que le préjugé qui fait respecter l'Antiquité a commencé à la seconde génération des hommes. Plus nous sommes ignorants, plus nous avons besoin de guides et plus nous sommes portés à croire que ceux qui sont venus avant nous ont bien fait tout ce qu'ils ont fait, et qu'il ne nous reste qu'à les imiter. Plusieurs siècles d'expérience auraient bien dû nous délivrer de cette prévention. »Ce qui précède doit suffire à indiquer ce que Condillac entend par la méthode. Elle consiste à partir de la sensation comme origine de tout savoir, et à procéder par elle à l'exclusion de l'expérience historique. Notre principale infirmité et la cause de toutes nos erreurs, c'est de nous fier trop à nos habitudes. Chacun a le tort de vivre avec les idées et les maximes qu'il trouve accréditées autour de lui. « Quelque défectueuses qu'elles soient, nous les prenons pour des notions évidentes par elles-mêmes; nous leur donnons les noms de raison, de lumière naturelle ou née avec nous, de principes gravés ou imprimés dans l'âme. »Condillac pense que le mobile secret de notre faiblesse à l'encontre des des idées reçues, « c'est la manière dont nous nous formons au langage ». « On, s'est imaginé qu'il y a des idées innées, parce qu'en effet il y en a qui sont les mêmes chez tous les hommes. »- En définitive, la méthode expérimentale de Condillac est la négation continue de l'expérience universelle, et il conclut en disant que le meilleur moyen d'éviter l'erreur, c'est de ne rien admettre qui dépende du témoignage d'autrui. Cela équivaut à dire que la vraie méthode consiste, pour chaque individu, à refaire le monde et à ne tenir compte que de ses lumières personnelles. « L'analyse est la méthode qu'on doit suivre dans la recherche de la vérité. »La perfection du langage est la clef du progrès dans les sciences : « L'origine et les progrès de nos connaissances dépendent entièrement de la manière dont nous nous servons des signes. »Les sens sont la source de nos connaissances; les sensations en sont les matériaux; les signes, les instruments nécessaires. Présentés ainsi sous une forme un peu crue, les résultats du système de Condillac peuvent sembler hasardeuses; mais la réflexion impartiale y découvre un grand fonds d'idées fécondes. En effet, chacun ne peut juger en définitive que d'après ses propres idées, et, quand il admet les idées d'autrui, c'est toujours par des motifs qu'il puise en lui-même. Accepter les idées de Copernic ou de Newton, après les avoir étudiées, c'est vraiment refaire le monde, en un certain sens, d'après des lumières qui deviennent personnelles par cela même qu'on se laisse guider par elles; apprendre les méthématiques, c'est les inventer de nouveau, puisque c'est passer, l'une après l'autre, par toutes les étapes où ont dû s'arrêter les inventeurs. Si donc Condillac repousse la tradition, c'est-à-dire l'expérience des temps passés, il ne la repousse qu'au point de vue d'une foi aveugle; elle peut et elle doit même servir de base à nos recherches, de guide à nos études, mais à condition que nous en chercherons toujours la confirmation dans notre expérience personnelle. Qu'y a-t-il là d'étrange, après tout? et les rationalistes les plus opposés au sensualisme de Condillac ne sont-ils pas forcés d'admettre que chaque homme puise dans sa raison personnelle, et non dans celle d'autrui, les motifs qui lui font accepter les maximes auxquelles ils attribuent l'évidence la plus absolue? Condillac explique l'origine de la raison sans la chercher dans un acte surnaturel et dans la volonté créatrice d'un esprit tout-puissant : voilà toute la différence entre lui et ses adversaires. (PL). |
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