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La
philosophie herméneutique (du grec hermènéia = interprétation;
Hermèneutikè
= qui concerne l'interprétation, de hermèneunô = faire connaître
interpréter; sous entendu technè = art) est une approche philosophique
qui se concentre sur l'interprétation et la compréhension des textes,
des oeuvres d'art, des discours et des phénomènes culturels. Elle trouve
ses racines dans la tradition herméneutique qui remonte à l'Antiquité
grecque, mais elle a été particulièrement développée au cours du XXe
siècle. A partir de ce moment, la philosophie herméneutique reconnaît
que l'interprétation n'est pas un processus objectif et neutre, mais qu'elle
est inévitablement liée aux perspectives, aux expériences et aux préjugés
de l'interprète et met l'accent sur le rôle central de l'horizon d'attente
du lecteur dans le processus d'interprétation.
Antiquité grecque.
Les racines de l'herméneutique
remontent à la Grèce antique, où l'herméneutique était initialement
associée à l'interprétation des textes religieux et des oracles. Avec
les philosophes, l'herméneutique devient l'explication des termes comme
préparation nécessaire à l'intelligence d'une doctrine. Telle est l'Herménéia
d'Aristote, qui a pour objet l'exactitude de
la proposition, et où il examine la valeur
des termes dont elle se compose.
En théologie chrétienne,
l'herméneutique retrouve sa vocation première et devient quelquefois
l'éxégèse, en joignant à l'interprétation des mots celle de la doctrine,
comme on le voit chez Origène. Mais on la voit
aussi s'étendre à d'autres domaines : en jurisprudence, par exemple,
I'herméneutique recherche et examine les sources du Droit.
Philosophie médiévale.
Dans la philosophie
médiévale, l'herméneutique prend une importance particulière avec des
penseurs comme Saint Augustin et Thomas
d'Aquin :
Herméneutique
de Saint Augustin.
Saint Augustin a
souvent recouru à l'allégorie dans son interprétation des textes bibliques.
Il croyait que les Écritures avaient des significations multiples,
y compris une signification littérale et une signification allégorique
qui pointait vers des vérités spirituelles plus profondes. Augustin croyait
que la compréhension correcte des textes sacrés était liée à la foi
et à la recherche de la vérité spirituelle plutôt qu'à une compréhension
purement littérale. Il reconnaissait que l'interprétation pouvait être
influencée par la subjectivité du lecteur et insistait sur la nécessité
de l'illumination divine pour une compréhension correcte.
Herméneutique
de Thomas d'Aquin.
Thomas d'Aquin cherchait
à harmoniser la foi et la raison et a intégré la philosophie aristotélicienne
dans sa théologie. Il considérait le contexte culturel et historique
comme important pour comprendre correctement les Écritures. Il
s'appuyait sur une analyse approfondie du texte et de son contexte, y compris
les langues originales et les coutumes de l'époque.
Époque moderne.
L'herméneutique
a connu un renouveau pendant l'époque moderne avec des penseurs qui ont
remis en question les approches traditionnelles de l'interprétation des
textes, et qui ont ainsi ouvert la voie à des méthodes plus contextualisées
et subjectives.
Schleiermacher.
Souvent considéré
comme le père de l'herméneutique moderne,
Schleiermacher
(1768-1834) a abordé, dans son ouvrage Herméneutique et critique
(Hermeneutik und Kritik), la question de la compréhension
des textes bibliques, en soulignant l'importance de la compréhension
intuitive et de l'identification empathique avec l'auteur du texte. Schleiermacher
a également introduit la distinction entre herméneutique et critique,
l'herméneutique se concentrant sur la compréhension plutôt que sur l'évaluation
critique. Son influence s'est poursuivie tout au long du siècle.
Strauss.
Après Schleiermacher,
il convient de mentionner David Friedrich Strauss
(1808-1874), qui a appliqué des méthodes herméneutiques à l'analyse
critique des textes bibliques. Son ouvrage La Vie de Jésus (Das
Leben Jesu), publié en 1835, a suscité des débats importants en
remettant en question la historicité littérale de la Bible.
Schlegel.
Karl Wilhelm Friedrich
von Schlegel (1772-1829) a, lui, contribué à l'élaboration d'une herméneutique
romantique qui accordait une importance particulière à l'expression artistique
et à la subjectivité dans l'interprétation.
Dilthey.
Wilhelm Dilthey
(1833-1911) a élaboré une herméneutique étendue au-delà des textes
littéraires pour inclure la compréhension des expressions culturelles,
des actions humaines et de l'expérience de la vie en général.
Il a introduit la distinction entre les sciences de la nature (Naturwissenschaften)
et les sciences de l'esprit (Geisteswissenschaften), affirmant que
l'herméneutique est particulièrement appropriée pour comprendre les
sciences de l'esprit.
La philosophie
herméneutique au XXe siècle.
Phénoménologie
et existentialisme.
Au XXe
siècle, la philosophie herméneutique a été profondément influencée
par les mouvements de la phénoménologie
et de l'existentialisme. Martin
Heidegger (1889-1976), bien qu'il soit plutôt associé à ces courants,
en soulignant le rôle fondamental de l'existence humaine dans l'interprétation,
a eu une influence significative sur la philosophie herméneutique. Il
a placé l'existence humaine au centre du processus d'interprétation.
Hans-Georg
Gadamer.
Vient ensuite Hans-Georg
Gadamer (1900-2002) dont l'ouvrage Vérité et méthode (Wahrheit
und Methode, 1960) a établi la philosophie herméneutique
en tant que discipline distincte. Gadamer a élaboré une vision phénoménologique
de l'herméneutique qui s'éloigne de l'idée traditionnelle selon laquelle
l'interprétation consiste simplement à découvrir le sens originel d'un
texte. Au lieu de cela, il soutient que ce qu'il appelle l'horizon du lecteur
(ses préjugés, ses expériences, sa compréhension préalable) joue un
rôle crucial dans le processus d'interprétation.
L'horizon,
chez Gadamer, se réfère à l'ensemble des préjugés, des attentes, des
expériences passées et des croyances qui constituent le cadre dans lequel
nous comprenons et interprétons le monde. Chaque individu possède son
propre horizon, façonné par son histoire personnelle, sa culture, ses
valeurs et ses expériences. Selon Gadamer, lorsque nous cherchons à comprendre
un texte, une oeuvre d'art, ou même une conversation, nous n'apportons
pas simplement notre propre compréhension à la situation, mais nous entrons
également en dialogue avec l'horizon de ce que nous essayons de comprendre.
Ainsi, la compréhension n'est pas un acte solitaire, mais plutôt un processus
dialogique dans lequel notre horizon rencontre celui de l'objet d'interprétation.
De plus, Gadamer souligne que l'horizon n'est pas statique, mais dynamique.
Lorsque nous engageons un processus d'interprétation, notre compréhension
préalable peut être élargie et modifiée par le dialogue avec l'objet.
C'est à travers ce processus dialectique que la compréhension mutuelle
peut émerger.
Paul
Ricoeur.
Paul Ricoeur
(1913-2005) a intégré des éléments de la phénoménologie, de la psychanalyse
et de la sémiotique dans la réflexion herméneutique. Dans De l'interprétation
: Essai sur Freud, par exemple, il étudie les concepts herméneutiques
dans le contexte de la psychanalyse. Son
travail a élargi les perspectives sur la nature de l'interprétation et
de la signification. Il a travaillé en particulier sur la philosophie
de la logique et de la perception. Dans Temps et Récit (1983),
Ricoeur a aussi développé le concept de triple mimésis. Le mot
mimésis
signifie imitation ou représentation et est ici utilisée par Ricoeur
pour aborder la manière dont les êtres humains donnent forme à leur
expérience à travers la narration. Cette mimésis implique trois
niveaux d'imitation ou de représentation dans le processus narratif
:
• La
préfiguration (mimésis I, pré-objective) est le niveau pré-narratif
où l'individu préfigure son expérience à travers des actions, des attitudes
et des expressions. Dans ce qui est aussi le niveau de la pré-compréhension
de soi, où l'individu se prépare à raconter son histoire.
• La configuration
(mimésis II, objective) correspond à l'acte narratif lui-même, où
l'individu donne forme à son expérience à travers la narration. La configuration
narrative implique la sélection, la mise en ordre et l'interprétation
des événements pour créer une histoire cohérente et significative.
C'est à ce stade que l'on crée une intrigue, des personnages et une structure
narrative.
• La réappropriation
(mimésis III, subjective) est le niveau post-narratif où le lecteur
ou l'auditeur réapproprie le récit. Ricoeur souligne l'importance de
cette phase, car c'est à travers la réappropriation que l'histoire prend
vie pour le récepteur. Chaque lecteur ou auditeur apporte ses propres
expériences, attentes et compréhensions à l'histoire et enrichit ainsi
la signification du récit.
En résumé, la triple
mimésis de Ricoeur met en lumière le processus narratif en élargissant
la compréhension de la narration au-delà de la simple imitation des événements
pour inclure la manière dont nous donnons sens à notre expérience Ã
travers le langage narratif.
L'herméneutique,
méthode d'interprétation.
Avec Gadamer et
Ricoeur, l'herméneutique a pris nouveau visage. elle est devenue
une approche philosophique et méthodologique visan à mettre en évidence
l'importance du contexte dans l'interprétation : comprendre quelque chose
nécessite de considérer son contexte historique, culturel, social et
linguistique. De plus, chaque individu apporte ses propres expériences,
croyances et préjugés dans le processus d'interprétation, ce qui constitue
son horizon d'attente. Cela influence
la manière dont il interprète et comprend un texte ou un phénomène
donné.
L'herméneutique
est ainsi désormais considérée comme un dialogue interprétatif entre
le texte et le lecteur, où le lecteur apporte ses propres interprétations
et le texte révèle ses significations. Comprendre un texte implique un
double mouvement : d'abord, s'immerger dans le texte pour percevoir sa
signification, puis se retirer pour la comprendre dans le contexte plus
large. Enfin, l'herméneutique cherche à révéler les préjugés et les
présuppositions de l'interprète, reconnaissant qu'aucune interprétation
n'est totalement objective et que chacun a ses propres biais.
(R.).
Quelques penseurs
associés à l'herméneutique contemporaine.
Voici quelques noms
qui apporté des contributions significatives à la philosophie herméneutique,
parfois seulement par un versant particulier de leur travail, souvent en
dialogue avec d'autres traditions philosophiques et intellectuelles.
-
•
Hans-Georg
Gadamer (1900-2002) est l'auteur de Vérité et méthode, dans
laquelle il développe sa conception de l'herméneutique comme un processus
dialogique. Il a mis l'accent sur la fusion des horizons et la pré-compréhension
dans l'acte d'interprétation.
• Emmanuel
Lévinas (1906-1995) a eu une influence significative sur
la philosophie française. Son œuvre est orientée vers la phénoménologie
et l'éthique, avec des implications herméneutiques importantes.
•
Paul Ricoeur
(1913-2005) a intégré des éléments de la phénoménologie, de la psychanalyse
et de la sémiotique dans son approche herméneutique. Il a développé
la notion de triple mimesis dans des oeuvres comme La métaphore
vive et Temps et récit où il développe une herméneutique
narrative.
• Jacques
Derrida (1930-2004) a également abordé des questions herméneutiques
dans son travail. Son influence a été marquante sur la pensée herméneutique
postmoderne.
us interprétatifs.
• Jean Greisch
(né en 1942) travaille sur la phénoménologie et l'herméneutique. Il
est l'auteur de travaux autour des liens entre la théologie et la philosophie
herméneutique.
•
Giacomo Marramao
(né en 1946) a travaillé notamment sur la question de la sécularisation
et de la politique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages abordant les
liens entre herméneutique, histoire et société. |
•
Jean-Luc
Marion (né en 1946), philosophe phénoménologue, a également
contribué à l'herméneutique contemporaine. Ses travaux portent sur la
question de la donation et de l'événement dans l'herméneutique phénoménologique.
•
Bernard Stiegler
(1952-2020) a développé des idées herméneutiques dans le contexte de
la technique et de la culture numérique. Il s'est intéressé à la manière
dont la technique influence notre compréhension du monde et de nous-mêmes.
•
Richard Kearney
(né en 1954) travaille à l'intersection de la philosophie herméneutique
et de la phénoménologie. Il aborde dans ses livres l'herméneutique dans
le contexte de la religion, de la narration et du dialogue interculturel.
• François
Jullien (né en 1951), sinologue et philosophe, a travaillé sur les
questions d'interculturalité et d'herméneutique. Il est l'auteur d'ouvrages
interrogeant les différences culturelles et les process
•
Dermot Moran
(né en 1952) s'est spécialisé dans la phénoménologie et l'herméneutique.
Il a écrit sur l'herméneutique existentielle, la philosophie allemande
contemporaine et la phénoménologie transcendantale.
• Catherine
Malabou (née en 1959), tournée vers la neurophilosophie, a travaillé
sur des thèmes herméneutiques liés à la plasticité cérébrale et
à la transformation. |
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