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Mythologie et religion des Phrygiens

 La mythologie et la religion phrygiennes nous sont connues surtout par des documents grecs et romains de date relativement récente. Il en résulte qu'elles sont parvenues jusqu'à nous sous une forme sans doute un peu différente de leur forme primitive et nationale. En rapprochant les divinités phrygiennes de leurs propres dieux ou déesses, les Grecs ont contribué à en modifier ou tout au moins à en voiler le véritable caractère; d'autre part, ils n'ont guère connu la mythologie des Phrygiens qu'à une époque où des éléments sémitiques, principalement syriens et phéniciens, étaient déjà venus s'y mêler.

Comme tous les peuples de l'Asie antérieure, les Phrygiens rendaient un culte à la force productrice et féconde répandue partout sur la Terre. Leur principale divinité était la déesse une déesse-mère, considérée comme la mère de toute chose. Le nom qui semble lui convenir le mieux et exprimer le plus complètement toute sa puissance est celui de Ma ou Ammas, que les Grecs traduisirent par Mhthr et les Latins par Magna Mater, La physionomie, attribuée par les Phrygiens à leur grande déesse, fut déterminée par l'aspect même du pays qu'ils habitaient. Dans cette région montagneuse où les vallées profondes sont dominées par de hauts sommets rocheux couverts de bois, la déesse fut surtout une déesse des montagnes.  Elle, fut appelée Cybèle, ce qui signifie la déesse des cavernes, si nous en croyons le lexicographe Hésychius; on lui donna aussi les noms des principales montagnes où elle avait des sanctuaires : le Dindyme, près de Pessinonte; le Sipyle, près de Magnésie en Lydie; le Mont Ida de Troade.

II est possible que le nom d'Agdistis, Aggdistis ou Aggistis, qui la désigne parfois, rappelle, lui aussi, une montagne ou un rocher voisin de Pessinonte, Cybèle, comme déesse de la Nature, présidait à la vie pastorale et agricole; si les montagnes de la Phrygie n'étaient habitées que par des pâtres et des chasseurs, les vallées des fleuves, entre autres celle du Sangarios, étaient bien cultivées; les céréales et la vigne étaient une des principales richesses du pays. La Grande Déesse des Phrygiens fut donc la protectrice des troupeaux et de l'agriculture : aussi les Grecs l'associèrent à leur dieu des bergers, Pan, l'assimilèrent à leur grande déesse du blé, Déméter, et la mirent en rapport avec Dionysos, Cybèle fut de même conçue comme le protectrice des villes, dont la prospérité dépend étroitement de la richesse agricole: à ce titre, elle portait une couronne murale ou tourelée, Enfin, peut-être sous l'influence des religions sémitiques, qui ne tardèrent pas à pénétrer en Cappadoce et à se répandre le long des côtes méridionales de l'Asie Mineure, la déesse mère de Phrygis fut adorée comme déesse de la génération; dans la légende et dans le culte de Cybèle se glissèrent alors quelques traits et plusieurs détails sensuels.

Le plus ancien sanctuaire de Cybèle se trouvait au coeur de la Phrygie, près de Pessinonte, dans la haute vallée du Sangarios; c'était une caverne creusée, dans les flancs du mont Dindyme. La pierre noire, antique et vénérable image de la déesse, qui fut transportée à Rome en grande pompe (204 av. J.-C) provenait également de Pessinonte. Le culte de Cybèle était le culte national des Phrygiens, II se propagea de bonne heure, vers le Nord, en Bithynie, en Mysie, en Troade, et, vers l'Ouest, en Lydie. Du rivage occidental de l'Asie Mineure, il gagna les îles de la mer Egée, puis la Grèce. Dès le Ve siècle av. J.-C., il s'introduisit à Thèbes et en Attique. L'art grec représenta Cybèle sous les traits d'une déesse entièrement vêtue, le plus souvent assise, L'animal qui lui était consacré était le lion; tantôt deux lions encadraient le trône sur lequel elle siégeait; tantôt elle était assise de côté sur un lion; tantôt encore elle était figurée sur un char traîné par deux ou quatre lions. Ses attributs les plus caractéristiques furent : le calathos, symbole de fécondité et d'abondance; la couronne murale; le tambourin ou tympanon, qui jouait un grand rôle dans les cérémonies de son culte; quelquefois, mais plus rarement, une corne d'abondance ou une touffe d'épis mêlés de pavots. Les principaux compagnons de la déesse étaient, en Phrygie et en Lydie, les Corybantes; en Troade, les Dactyles. Les uns et les autres ont été souvent confondus aven les Curètes de Crète.

En même temps que Cybèle, qui était pour eux la Grande Déesse ou la Déesse Mère, les Phrygiens adoraient trois dieux, Attis au Attès, Sabazios et Men. Ces trois noms ne désignent peut-être qu'une seule et même divinité sous trois formes différentes; pourtant à chacun d'eux se rattachent des légendes, des images et des rites distincts, qu'il est préférable de ne pas confondre.

Attis, Attès ou Atys est le mieux connu de ces trois dieux phrygiens. Son culte, étroitement associé à celui de la Grande Mère, fut très populaire dans l'empire romain. Sa légende nous a été rapportée, non sans quelques variantes, par plusieurs écrivains de l'Antiquité, les récits les plus complets se trouvent dans Pausanias (VII, 17,
9 et s.), et dans Arnobe (Adversus nationes, V, 5).  Voici cette légende, réduite à ses traits essentiels  : 

« Pendant son sommeil, Zeus féconda la Terre; il en résulta, au bout de quelque temps, un être divin, androgyne, Agdistis. A la vue de ce monstre, les dieux épouvantés l'enchaînèrent et lui coupèrent les parties viriles, qu'ils jetècent au loin sur le sol. A l'endroit où elles étaient tombées naquit un amandier. Une nymphe du pays, la fille du dieu Sangarios, cueillit des amandes sur cet arbre et les mit sur son sein; bientôt elle fat enceinte et mit au monde un enfant d'une merveilleuse beauté, Attis. Agdistis, qui n'est autre que Cybèle, en devint amoureuse. Cependant Attis, envoyé à Pessinonte, y fut agréé comme gendre par le roi de la ville. Au moment où se célébrait la cérémonie du mariage, Cybèle-Agdistis apparut; Attis, saisi de folie soudaine, se mutila et mourut. Aussitôt Cybèle se repentit de ce qui elle avait fait; elle implora Zeus qui lui promit que le corps d'Attis se conserverait éternellement, sans être corrompu par la mort, et que sa chevelure ne cesserait pas de pousser. Puis la déesse traîna dans la caverne où elle habitait le pin sous lequel Attis était mort; elle suspendit aux branches de cet arbre des violettes de pourpre, nées du sang d'Attis, et elle éclata en pleurs et sanglots ». 
D'autres versions du mythe racontent qu'Attis, au lieu de mourir après sa mutilation, devint le compagnon de Cybèle et monta avec elle sur son char traîné par des lions.

Ce mythe est très important. Il permet de reconnaître le caractère distinctif de la religion phrygienne, et elle explique les cérémonies étranges du culte de la Grande Mère des dieux. De l'avis unanime des mythologues, le mythe de Cybèle et d'Attis est à mettre en rapport avec le cycle annuel de la végétation. Attis, qui doit sa naissance à la fois à Zeus, le ciel, à la terre, à Agdistis-Cybèle, qui représente la force productrice de la nature, et à la nymphe, fille du fleuve Sangarios, n'est autre chose que la végétation. La végétation, belle par elle-même, remplit de joie et d'amour toute la nature; mais elle finit par se dessécher et par mourir; pendant l'hiver, la nature est en deuil et paraît se lamenter. Au printemps, la végétation renaît et de nouveau se développe le drame que résume et symbolise le mythe d'Attis. Si le pin est l'arbre sous lequel Attis se mutile et que la déesse Cybèle pare de fleurs et de couronnes, c'est parce qu'il est un des arbres, très rares en Asie Mineure et en Grèce, qui, pendant l'hiver, ne perdent pas leur feuillage et semblent ne pas mourir d'une année à l'autre.

Les principales cérémonies du culte de Cybèle et d'Attis, telles au moins que nous les connaissons pour l'époque romaine, étaient destinées à reproduire les phases les plus caractéristiques de ce mythe. La fête la plus importante durait du 22 au 27 mars. Le premier jouir, le 22 mars, s'appelait Arbor intrat ( = l'arbre entre), parce qu'alors le pin, symbole d'Attis trépassé, était porté au milieu des gémissements et des pleurs dans le temple de Cybèle, et là orné de couronnes de violettes. C'était un souvenir da jour où la déesse, trouvant sous un pin le cadavre d'Attis, l'avait porté dans sa caverne et arrosé de ses larmes. Du 22 au 24 mars, c'étaient des jours de jeûne et de deuil pendant lesquels les prêtres de Cybèle, les Galles, emportés par un délire furieux, se tailladaient le corps et même parfoiis se mutilaient à l'exemple d'Attis. Le 25 mars, les pleurs et les sanglots faisaient place à la joie la plus désordonnée; on saluait la résurrection d'Attis et le retour du printemps; enfin le 27 avait lieu une grande procession pendant laquelle l'image de Cybèle était portée sur un char. Les légendes et les rites sont ici calqués les uns sur les autres; ils s'expliquent et s'éclaircissent mutuellement.

Le culte commun de Cybèle et d'Attis fat d'abord très peu populaire en Grèce; ce fut seulement sous l'empire romain qu'il jouit d'une grande faveur dans tous les pays riverains de la Méditerranée. II se répandit alors jusqu'en Gaule, en Numidie et en Bretagne. Sur les monuments qui se rapportent à ce culte, statues, bas-reliefs, médaillons et monnaies, Attis est représenté sous la figure d'un berger coiffé du bonnet phrygien, tenant à la main un pedum, une syrinx on un tympanon; souvent il accompagne Cybèle et prend place auprès d'elle sur son char.

Il est vraisemblable que, dans la mythologie phrygienne primitive, Sabazios se confondait avec Attis; quelques historiens pensent même qu'Attis n'était qu'un surnom ou une épithète de Sabazios (Pauly, Real-Encyclopaedie). Mais les Grecs lui donnèrent une physionomie distincte d'Attis; ils le représentèrent comme un fils de Zeus et de Perséphone, associé à Déméter et protecteur de la vigne. Aussi fut-il assimilé à Dionysos-Bacchus. Ailleurs, par exemple en Thrace et dans les Îles méridionales de la mer Egée, il fat rapproché de Zeus et appelé Zeus Sabazios. Le serpent, animal chthonien, lui était consacré. Son culte comprenait surtout des fêtes appelées Sabazies, où les initiés dansaient au bruit des cymbales et des tambourins, se livraient à des danses spéciales, et pratiquaient des mystères. Les Sabazies n'inspirèrent longtemps aux Grecs que mépris et répugnance; le même accueil leur fut d'abord fait à Rome, et les prêtres du dieu furent chassés de la ville par ordre du préteur (139 av. J.-C.). Sous l'empire, les Sabazies furent beaucoup moins répandues que le culte de Cybèle et d'Attis.

Quant au dieu Men, qui fut adoré dans toute l'Asie Mineure, depuis le Pont jusqu'en Carie et depuis la Troade jusqu'aux rivages ciliciens, il semble que ce fût une personnification masculine de la Lune. Son principal et plus fréquent attribut est un croissant; de la main droite il tient un sceptre. Le taureau lui était consacré. A l'époque romaine, il fut souvent confondu, soit avec Attis, soit avec Sabazios; on le rapprocha aussi du grand dieu persan, Mithra.

Il n'est pas impossible qu'Attis, Sabazios et Men ne fussent à l'origine qu'une seule et même divinité phrygienne, formant avec la Grande Mère ou Cybèle un couple analogue à ceux que l'on rencontre dans la plupart des anciennes religions du Proche-Orient : par exemple, le couple de Baal et d'Astarté, à Sidon; d'Adad et d'Atergatis, à Hiérapolis; de Bel et de Mylitta, en Assyrie. Ce dieu primitif portait peut-être le nom de Pappas, le Père, que l'on trouve parfois attribué à Attis, et qui répondait au nom de Mâ ou Ammas donné à Cybèle.

Parmi les autres mythes phrygienn, l'un des plus importants était celui de Marsyas. En Phrygie, Marsyas semble avoir été un démon chthonien, qui présidait au jaillissement des sources bruyantes, et en particulier le dieu du fleuve Marsyas, qui sortait d'un rocher au milieu même de la ville de Celaenae (plus tard, Apamée Kibotos). On lui attribuait l'invention de la flûte double, l'instrument préféré des bergers de Phrygie, qui jouait un grand rôle dans les cérémonies du culte primitif de Cybèle. Comme inventeur de la flûte, les légendes grecques l'opposèrent tantôt à Athéna, tantôt à Apollon : D'après la plus populaire de ces légendes, Marsyas aurait eu l'audace d'entrer en lutte avec Apollon, le dieu de la lyre; vaincu, il aurait été condamné par son vainqueur à être écorché vif. Le génie hellénique exprimait dans cette légende la conscience qu'il avait de sa supériorité artistique sur les peuples de l'Asie.

Comme on peut le voir par ce rapide exposé, la mythologie et la religion des Phrygiens sont essentiellement naturalistes. Ce que nous en savons nous les montre, à travers la forme qui leur a été donnée par les Grecs, comme exclusivement consacrées à célébrer les phénomènes habituels de la nature. II n'y a pas en Phrygie de mythes guerriers ni de légendes héroïques. Les héros du peuple phrygien, Gordius, Midas, Lityerses  sont des agriculteurs, des moissonneurs. Les cérémonies vraiment nationales étaient des danses sauvages, exécutées au son de la flûte, des cymbales et des tambourins. Il est possible que les rites sanglants ou orgiastiques, qui caractérisèrent plus tard les cultes de Cybèle, d'Attis et de Sabazios, aient été d'origine syrienne on phénicienne. Il faut avouer, d'ailleurs, qu'il est malaisé de se faire une idée exacte de la religion primitive des Phrygiens, parce que la civilisation phrygienne, qui semble avoir été très brillante, était déjà tombée, au début des temps historiques, dans une décadence complète. (J. Toutain).

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Dictionnaire Religions, mythes, symboles
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