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Le carême
 Nous croyons devoir présenter sommairement sous le nom de carême (quadragesima) tout ce qui se rapporte aux mots concernant la même matière : jeûne, maigre, Quatre-Temps, Station, Superposition, Vigile, Xérophagie). - Le jeûne est pratiqué dans les trois religions monothéistes, Judaïsme, Christianisme et Islam. Les Chrétiens, en particulier, outre ce qu'ils trouvent dans l'Ancien Testament, voient le jeûne recommandé par l'exemple du Christ jeûnant au désert (Matth..,IV, 2; Marc, 1, 2; Luc, IV, 2); par les conseils qu'il donne à ses disciples sur la manière de jeûner religieusement (Matth VI, 16), sur la nécessité du jeûne pour chasser un certain démon (Matth,, XVII, 21); et par une déclaration formelle regardant l'avenir (Matth., IX, 15). Saint Paul lui-même, l'adversaire si décidé des oeuvres, pratiquait et louait le jeune (Act. des Ap., XIV, 23; 1 Cor., VII, 5 ;II Cor., VI, 5 ; XI, 27). C'est pourquoi non seulement les Juifs qui devinrent chrétiens continuèrent à jeûner, mais les païens convertis les imitèrent dès les premiers jours de l'Église (Act des Ap., XIII, 2, 3; XIV, 23).

Les réformateurs reconnurent ces évidences, tout en réprouvant la réglementation catholique. Luther estime qu'il serait bon de pratiquer un jeûne en commun pour la préparation aux grandes fêtes, Noël, Pâques, Pentecôte, et le vendredi soir de chaque semaine; mais il répugne à l'établissement officiel de jours de jeûne. Calvin recommande positivement le jeûne :

« Quand il advient quelque différent en la Chrestienté, qui tire grande consequence, quand il est question d'eslire un ministre, ou quand il y a quelque affaire difficile ou de grande importance : ou bien quand il apparoist quelques signes de l'ire de Dieu, comme guerre, peste ou famine : c'est un ordre sainct et utile en tout temps, que les pasteurs induisent leurs peuples à iusnes [jeûne] et prieres extraordinaires (Institution Chrestienne, I. 1V, ch. XII, 14) [...]. 

Le iusne sainct et droit regarde à trois fins : c'est à savoir pour dompter la chair, à ce qu'elle ne s'egaye par trop : ou pour nous disposer à prieres et oraisons, et autres meditations sainctes : ou pour estre tesmoignage de notre humilité devant Dieu, quand nous voulons confesser nostre peché devant luy (15) [...]. Et de fait nous experimentons que quand le ventre est plein, l'esprit ne se peut si bien eslever à Dieu (16). » 

Néanmoins il considère comme 
« un erreur, qui ne laisse point d'estre dangereux, de requerir et commander estroitement le iusne, comme si c'estoit une des oeuvres principales de l'homme Chrestien. Item de le priser tant qu'il semble advis aux gens qu'ils ayent fait une oeuvre digne et excellente, quand ils auront iusné (19)... C'a esté une fausse imitation et frivole, et pleine de superstition, que les anciens ont appelé iusne de Quaresme (20). »


Dans les documents de l'âge apostolique, on voit le jeûne pratiqué comme faisant partie du service divin et associé à la prière; il sert aussi de préparation à l'imposition des mains sur Paul et Barnabas, réservés pour l'oeuvre à laquelle le Saint-Esprit les appelait, et ensuite à l'établissement des anciens par Paul et Barnabas dans les églises formées par eux (Act. des Ap., XIII, 2, 3; XIV, 23). Il semble qu'on peut sans témérité généraliser ce fait et en induire que dans les églises primitives, le jeûne précédait ou accompagnait les actes les plus importants de la vie religieuse. Dans son Apologie (1, 69), Justin Martyr dit qu'on enseignait aux candidats au baptême à jeûner et à prier, et que les fidèles jeûnaient et priaient avec eux. Dès que les chrétiens célébrèrent la fête de Pâques, il est vraisemblable qu'ils s'y préparèrent par le jeûne. Les catholiques peuvent donc, avec de fortes probabilités, faire remonter à l'époque des Apôtres l'origine du carême; mais seulement l'origine.

Comme en français, le nom du carême est formé, dans toutes langues dérivées du latin, par l'altération du mot quadragesima. Mais primitivement ce mot paraît avoir désigné, non quarante jours, mais quarante heures, les quarante heures du tombeau, écoulées entre l'ensevelissement de Jésus et sa résurrection, in quibus ablatus est spondus (Tertullien, De jejunio, 13). Dans une lettre adressée, vers 193, à saint Victor, évêque de Rome, et reproduite par Eusèbe (Hist. eccl., V, 24), saint Irénée, évêque de Lyon, signalait comme déjà anciennes de nombreuses et importantes différences dans la pratique des chrétiens, pour la durée du jeûne pascal : 

« Quelques-uns pensent qu'ils doivent jeûner un jour, d'autres deux jours, d'autres même plusieurs jours, tandis que d'autres additionnent quarante heures prises à la suite sur le jour et sur la nuit. »
Par l'effet de causes analogues a celles qui produisirent et développèrent l'ascétisme monachique, la durée du jeûne pascal fut successivement augmentée et finit par comprendre quarante jours, en imitation, dit-on, du jeûne de Moïse sur la montagne (Exode, XXIV, 18 ; XXXIV, 28), et de celui de Jésus au désert. Cependant, ce nombre ne fut point fixé d'une manière générale avant le commencement du VIIe siècle. Socrate, en son Histoire ecclésiastique (V, 21), qui va jusqu'à l'an 439, dit qu'à Rome le jeûne n'était que de trois semaines, tandis qu'il était de sept en Illyrie, en Achaïe et à Alexandrie : ce qui faisait trente-six jours pour ces pays, car on n'y jeûnait pas les dimanches et les samedis, à l'exception du samedi saint. Grégoire le Grand (mort en 604), parle encore de trente-six jours. On ne sait pas bien par qui ni comment furent ajoutés les quatre jours supplémentaires, pris à partir du mercredi des Cendres, où commence aujourd'hui le carême; quoique le canon XVI, dist. 5, attribue cette addition à Grégoire le Grand. 
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Carême-prenant 

On appelait jadis Carême-prenant les trois jours gras ou même le mercredi des Cendres, début du Carême (Carnaval). On appela ainsi par extension les gens masqués qui couraient les rues à ce moment, et spécialement un personnage ridiculement habillé, portant pour attribut une vessie de cochon enflée au bout d'un bâton. 

Rabelais s'est amusé à décrire en trois chapitres de son Pantagruel l'anatomie de Quaresme Prenant, roi de l'île de Tapinois. Les auteurs de facéties n'ont eu garde de négliger un pareil sujet. C'est ainsi qu'on a écrit par exemple : Procez et amples examinations sur la vie de Caresme Prenant (Paris, 1609), etc.

Aux premiers siècles, l'observance fidèle du jeûne exigeait l'abstinence totale de nourriture pendant tout le jour. Chez les Grecs, le jeûne du samedi saint devait même être prolongé, non seulement jusqu'au soir, mais jusqu'au chant du coq. Mais déjà au temps d'Épiphanie (fin du IVe siècle), le jeûne pouvait être rompu aussitôt après la neuvième heure (trois heures après midi), le moment où, selon les Chrétiens, Jésus expira; dans la suite, il put l'être dès midi.

Quant aux aliments qui pouvaient être pris alors, aucune exclusion ne semble avoir été généralement observée en ce temps-là, la seule règle étant d'en user avec modération. De là, des pratiques fort différentes suivant les lieux, et aussi suivant l'arbitre de ceux qui jeûnaient :

« Quelques-uns, dit Socrate (Hist. eccl., V, 22), s'abstiennent de tout ce qui a vie; d'autres ne mangent que le poisson parmi les créatures vivantes; d'autres, les oiseaux aussi bien que les poissons, parce que, d'après le récit de la création (Genèse, I, 20-21), les oiseaux sont sortis de l'eau comme les poissons; d'autres s'abstiennent, non seulement d'oeufs, mais des fruits qui ont une coquille dure; quelques-uns ne mangent que du pain sec; d'autres n'en mangent même pas; d'autres enfin, après avoir jeûné jusqu'à trois heures, prennent toute espèce d'aliments. »
Cependant le concile de Laodicée (348?- 381 ?) avait prescrit la xérophagie, c. -à-d. l'usage exclusif du pain et des fruits secs pendant le temps qui correspondait au carême. Pour le grand carême, l'Église grecque obéit autant que possible à cette prescription; elle impose l'abstinence du poisson, du lait, des oeufs et de l'huile; mais elle en permet l'usage pour les autres jeûnes, à l'exception de ceux du quatrième et du sixième jour. Ces interdictions ont été reproduites en principe par l'Église romaine, mais tempérées et parfois exploitées par le droit de dispense, et successivement adoucies par nécessité de reculer devant le flot irrésistible et toujours montant de la sensualité et de l'indocilité modernes. Des mandements épiscopaux énoncent pour chaque diocèse la réglementation de ces matières, diverse suivant les lieux, mais inclinant partout, d'année en année, vers les dispositions indulgentes. Avant la Révolution, quand l'archevêque de Paris accordait l'usage des oeufs pendant le carême, ce qu'il ne devait faire que si le poisson était très rare, le parlement rendait un arrêt permettant en conséquence d'exposer des oeufs en vente dans les marchés. Un arrêt de ce parlement (7 février 1552), défendit de publier une bulle par laquelle le pape permettait en carême l'usage des oeufs, du fromage et du beurre aux provinces ruinées par la guerre.

Les conditions normales pour les dispenses sont : la maladie, la faiblesse, la vieillesse et la nécessité. Ceux qui les obtiennent doivent remplacer l'abstinence par des dons dont le produit appartient à l'Église. Dans le temps où le carême était sévère et les peuples soumis volontairement ou contraints par les pouvoirs séculiers, ces dons ont suffi à élever de véritables monuments. Le nom de Tours de beurre est resté à celles qui décorent les belles églises de Rouen, de Bourges, et quelques autres. Aujourd'hui ce qui est reçu pour les dispenses ou les atténuations du jeûne et des abstinences est généralement employé pour l'entretien des séminaires et l'assistance des prêtres invalides.

L'Église épiscopale d'Angleterre est la seule église protestante qui ait conservé officiellement le jeune du carême, et quelques autres en usage chez les catholiques. Certaines églises protestantes ont bien encore tous les ans ce qu'elles appellent un jour de jeûne, mais ce n'est qu'un jour de repentance et d'humiliation, sans prescriptions obligatoires pour la nourriture.

L'obligation de l'abstinence des aliments prohibés en certains jours commence à l'âge de sept ans; celle du jeûne, seulement à l'âge de vingt et un ans, à moins qu'on n'en soit tenu plus tôt par des voeux monastiques ou autres. Cette réglementation prohibe tout ce qui confine à la sensualité ou aux réjouissances. Une recommandation de saint Paul (I, Cor., VII, 5), indique que les premiers chrétiens s'abstenaient des relations conjugales lorsqu'ils vaquaient au jeûne. Le concile de Laodicée défendit de célébrer les noces en carême et d'y faire des banquets pour les jours de naissance; il interdit même la solennisation des fêtes des martyrs en ces temps, à l'exception des samedis et des dimanches (Canons, 51, 52). Par la suite l'Église catholique, non seulement refusera de procéder aux mariages, mais elle mettra pendant le carême les signes du deuil sur les autels, sur les vêtements sacerdotaux, sur les tableaux, les statues, et généralement sur tous les ornements de ses temples. Autrefois les tribunaux étaient fermés et les pénalités corporelles suspendues (Cod. Théod., lib. IX, tit. 35).

Les premiers chrétiens se réunissaient pour passer la nuit en prières, la veille de leurs fêtes. Ces veillées (Vigiliae) fournirent aux adversaires du christianisme le prétexte de graves accusations et parfois aux chrétiens eux-mêmes l'occasion de désordres que leurs apologistes n'ont pas complètement niés, et qui sont visés par certaines dispositions des conciles d'Elvire (300?) et d'Auxerre (578). Il ne reste guère en ce genre que la messe de minuit; mais le nom des Vigiles et le jeûne qui devait y être associé ont été maintenus pour les jours qui précédent les grandes fêtes.

On attribue à Calixte Ier (217-223) l'institution d'un jour de jeûne aux quatrième, septième et dixième mois de l'année. Les juifs avaient un usage analogue, lequel vraisemblablement avait été conservé ou adopté par les premiers chrétiens. Léon Ier (440-461) ajouta un quatrième jour pour le premier mois. Telle est l'origine du jeûne des quatre-temps, dont l'ordre, après avoir varié pendant longtemps, a été définitivement fixé par une décision reproduite dans le Décret : Statuimus ut jejunia quatuor temporum hoc ordine celebrentur : primum initio quadragesimae, secundum in hebdomade Pentecostes, tertium vero in septembri, quartum in decembri (Dist. 76, can. 4). 

C'est pareillement aux juifs que nous paraît devoir être rapportée l'origine du jeûne et du maigre pour le mercredi, le vendredi et le samedi, Les Pharisiens jeûnaient deux fois la semaine (Luc, XVIII, 2), parce que, suivant la tradition, Moïse était monté sur le mont Sinaï un jeudi et qu'il en était descendu un lundi, apportant les tables de la loi. Les chrétiens zélés jeûnèrent le mercredi et le vendredi, jours où Jésus avait été trahi et crucifié. Au temps d'Hermas (Hermae Pastor, lib. III, simil. V, 1), ces jours de jeûne étaient déjà communément appelés stationes, étant comparés aux postes dans lesquels les soldats veillaient pour repousser les surprises de l'ennemi : Statio de militari exemplo nomen accipit, nam et militia Dei sumus (Tertul., De oratione, 14). 

Ces stations devinrent obligatoires; mais sous le pontificat d'Innocent Ier (402-417), on remplaça le jeûne du mercredi par celui du samedi. Le jeûne du samedi scandalise les Grecs et constitue un de leurs principaux griefs contre l'Eglise latine.

 Enfin, pour épuiser le vocabulaire officiel de cette matière, mentionnons qu'on appelle Superposition, la prolongation volontaire du jeûne au delà de la durée normale.

Dans l'Église grecque, le jeûne et les abstinences sont beaucoup plus sévères qu'en l'Église latine. Outre le grand carême antépascal, les vigiles et quelques autres jeûnes, on y observe un carême qui précède la fête de Noël, plus deux grands jeûnes, celui des Apôtres, du lundi après la Trinité jusqu'à la fête de saint Pierre (29 juin), et celui de la Mère de Dieu, du 1er au 15 août, fête de l'Assomption : en totalité, deux cents jours de jeûne. Le patriarche ne peut pas accorder de dispenses. L'Église arménienne est plus sévère encore.

Anciennement les moines d'Occident observaient aussi un carême de la Saint-Martin avant Noël et un carême de Saint-Jean-Baptiste après la Pentecôte. Un capitulaire de Charlemagne indique que les laïques y furent soumis à une certaine époque. Mais Guillaume Durand, évêque de Mende, dit que les trois carêmes ont été réduits à un seul « à cause de la fragilité humaine ».

Un capitulaire de Charlemagne portait peine de mort contre les infractions à la loi du carême. Un arrêté de Henri IV édicta la même peine contre les bouchers vendant de la viande. (E.-H. Vollet).
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Le Carême civique

Au commencement de l'année de 1793, les vivres devinrent rares à Paris, partant ils étaient d'un prix élevé que les marchands exagéraient autant qu'ils le pouvaient en prétextant cette rareté. Soudain cette idée vint à la population, sans qu'on pût savoir d'où elle était partie, que si les habitants consentaient à restreindre leur consommation journalière, il y aurait bientôt abondance de denrées sur le marché. Les fournisseurs embarrassés de leurs marchandises en baisseraient forcément les prix, de telle sorte que les pauvres pourraient ne plus être exposés à mourir de faim, et que d'un autre côté, l'administration de la guerre aurait moins de peine à trouver les vivres pour les citoyens qui étaient aux armées, à la frontière, à défendre la République et la Patrie. En juin l'idée avait fait son chemin, et elle eut un écho jusqu'au sein de la Commune, où Chaumette dit que le peuple proposait un « Carême civique » qui durerait six semaines, et finirait le 1er août qui deviendrait ainsi le jour de la « Pâque républicaine ».

Pendant l'hiver 1793-94, la situation s'aggrava, ni la Vendée ni la Normandie n'envoyaient plus de bestiaux. Ceux qui avaient des vivres les cachaient, les marchands dissimulaient leurs approvisionnements, d'ailleurs, fort restreints, le mot accapareur sonnait mal et faisait courir danger de la vie à celui à qui il s'appliquait. On parla encore du « Carême civique », et l'affaire fut portée devant la Convention dans sa séance du 3 ventôse an Il (21 février 1794). Le représentant Barère demanda à la Convention d'inviter les citoyens à recommencer le carême civique de l'an passé. Le représentant Legendre ne voulait pas se contenter d'une invitation, il proposait que le « Carême civique », le « jeûne républicain » fût ordonné par décret. 

Le représentant Cambon fit remarquer qu'on copiait les prescriptions des religions anciennes, qu'il valait mieux s'en rapporter au patriotisme de chacun. Ce fut l'avis auquel se rangea la Convention. Le « Carême civique » n'en trouva pas moins ses fidèles, plus nombreux que l'année précédente. Les jeûneurs renoncèrent même à porter des souliers. Ils prirent des sabots afin qu'il y eût plus de cuir pour confectionner les chaussures des soldats. Le Carême civique fut ainsi une mise en pratique publique de la loi de l'offre et de la demande dont se sont depuis tant occupés les économistes. (Louis Lucipia).

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Dictionnaire Religions, mythes, symboles
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