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L'École de Francfort

L'École de Francfort (Frankfurter Schule en allemand) est un courant de pensée philosophique et sociologique néo-marxiste qui s'est développé au sein de l'Institut de Recherche Sociale (Institut für Sozialforschung) de l'Université de Francfort (Allemagne), dans les années 1920. 

Ses membres se sont intéressé à la culture de masse, à la psychanalyse, à la philosophie politique, à la philosophie de l'histoire, à la critique de la rationalité instrumentale, à l'esthétique, à la dialectique, à la théorie de la communication, et à la politique de l'émancipation. Ils ont cherché à comprendre les mécanismes de l'aliénation, de l'oppression et de la domination dans la société moderne et se sont préoccupé des voies pour la transformation sociale et la libération individuelle.

Ce courant a exercé une influence considérable sur la pensée contemporaine et a  contribué à des discussions importantes sur la démocratie, les médias de masse, la justice sociale, les droits humains et la philosophie de la libération. 

L'Institut de recherche sociale de Francfort

L'Institut de recherche sociale (Institut für Sozialforschung), basé à l'Université de Francfort a été fondé en 1923 par Felix Weil, alors étudiant en philosophie, avec le soutien de ses collègues et amis. Son objectif initial était de créer un lieu de réflexion et de recherche où des intellectuels de gauche pourraient développer des idées socialistes et marxistes, ainsi que mener des enquêtes sur des questions sociales et économiques. C'est dans ce creuset, donc, que le courant appelé École de Francfort allait se développer.

Le premier directeur de l'Institut de Recherche Sociale a été Carl Grünberg, un historien et un théoricien social. Cependant, son influence et sa direction ont évolué sous la direction de Max Horkheimer, qui est devenu directeur en 1930. Sous la direction de Horkheimer, l'institut s'est tourné vers une approche plus critique et interdisciplinaire de la philosophie et de la sociologie, développant ainsi la théorie critique.

A l'avènement du nazisme en Allemagne, l'Institut de Recherche Sociale a été contraint de se réinstaller aux États-Unis. Il est resté à New York de 1934 à 1951, et y a poursuivi son travail en philosophie et en sociologie critique. Réinstallée ensuite à Francfort, l'Institutt a continué à jouer un rôle majeur dans le développement de la philosophie, de la sociologie et de la théorie sociale.

La théorie critique

L'École de Francfort cherchait à comprendre et à critiquer les aspects négatifs de la modernité, en mettant l'accent sur la culture, la société et l'idéologie. Cette perspective, dite théorie critique, peut être caractérisée par plusieurs lignes de force : une critique de la culture de masse, une critique de la rationalité instrumentale, une dialectique de la raison, une théorie de la communication et la promotion de l'émancipation individuelle et sociale :

Critique de la culture de masse.
Les membres de l'École de Francfort ont développé une critique acerbe de la culture de masse ( = production en série et consommation de produits culturels, tels que la musique pop, le cinéma, la télévision et la publicité, qui sont destinés à un large public). Ils n'e sontt pas opposés à la culture populaire en soi, mais ils ont cherché à mettre en évidence les dangers et les effets négatifs de la culture de masse telle qu'elle est produite et consommée à leur époque.

Dans leurs écrits, ils soutiennent que les produits culturels de masse tendent à uniformiser les goûts et les attitudes des individus, en les incitant à suivre les tendances prédominantes au lieu d'exprimer leur individualité. Ils s'en prennent à  la manière dont la culture de masse favorise cette standardisation et ce conformisme culturels. 

Les théoriciens de l'École de Francfort considèrent en outre que la culture de masse encourage l'aliénation en poussant les individus à s'engager dans des formes de divertissement passif, les empêchant ainsi de réfléchir de manière critique sur la société et sur eux-mêmes. Ils pensent que la culture de masse agissait comme une forme de distraction qui maintenait les gens dans un état d'ignorance.

Ils ont également étudié comment la culture de masse peut servir à manipuler les individus. Ils voient en elle un outil puissant entre les mains des élites dirigeantes pour propager leur idéologie et contrôler l'opinion publique et pensent que la culture de masse peut être utilisée pour légitimer l'ordre social existant et maintenir le statu quo.

Tout cela a fait que la culture de masse contribue à une perte de sens et de valeur dans la société, en remplaçant des formes culturelles plus riches et authentiques par des produits culturels simplistes et commerciaux. Ils craignent que cela nivelle la culture et réduise la capacité des individus à apprécier des formes culturelles plus exigeantes.

Critique de la rationalité instrumentale.
L'École de Francfort a critiqué ce qu'elle a appelé la rationalité instrumentale, raison instrumentale ou encore pensée instrumentale, qui est une forme de rationalité utilitaire tournée vers la maximisation de l'efficacité et de la productivité.  Elle mène à la réification, à la marchandisation des individus et à la perte de sens dans la vie moderne.

Les membres de l'École de Francfort (au premier rang desquels, ici, Horkheimer,  Adorno, Marcuse et Habermas) se sont attachés à souligner les conséquences déshumanisantes et aliénantes de cette forme de pensée. La rationalité instrumentale tend à réduire les individus à de simples moyens pour atteindre des objectifs, plutôt que de les considérer comme des fins en eux-mêmes. Cette réduction conduit à une déshumanisation, où les individus sont exploités ou utilisés pour des objectifs économiques ou politiques, sans considération pour leur dignité ou leurs besoins individuels. Et, au final, en se concentrant uniquement sur l'efficacité et la maximisation des résultats, les personnes perdent leur sensibilité, leur créativité et leur capacité à apprécier des aspects plus profonds de la vie. De plus, La rationalité instrumentale peut aussi être utilisée pour justifier et maintenir des systèmes d'oppression. 'Elle peut être utilisée pour justifier, par exemple, des pratiques économiques et sociales qui profitent aux élites au détriment de la majorité de la population).

Dialectique de la raison.
La Dialectique de la Raison (1944) est d'abord un ouvrage de l'École de Francfort, écrit par Max Horkheimer et Theodor Adorno. Celui-ci présente leur analyse de la culture de masse, en particulier du divertissement de masse, comme une expression de la rationalité instrumentale et montre le rôle de l'industrie culturelle, les médias et la consommation de masse dans sa propagation.

L'ouvrage de Horkheimer et Adorno aborde également la question de la barbarie dans la société moderne, en analysant comment la rationalité instrumentale conduit à des formes de brutalité et d'inhumanité (la montée du nazisme en Allemagne, est donnée en exemple). La modernité, expliquent-les auteurs, malgré son potentiel émancipateur, porte également en elle la menace de la barbarie.

La Dialectique de la Raison associé à la raison instrumentale la raison mythique. Cette seconde forme de rationalité est axée sur l'efficacité, la mesure et l'instrumentalisation de tout dans le but de parvenir à des résultats prévisibles. Elle relève ordinairement du rationalisme technologique et économique qui a caractérisé la modernité. 

Les deux auteurs, et avec eux toute l'École de Francfort, cherchent de leur côté à promouvoir une autre forme de rationalité, plus orientée vers la réflexion critique, la réflexion éthique et la prise en compte des valeurs culturelles et morales dans les décisions humaines. Horkheimer et Adorno parlent ici d'une rationalité émancipatrice au sein de la dialectique de la raison, et insistent sur l'importance de cette rationalité pour la philosophie critique et la transformation sociale. Ainsi, le titre de l'ouvrage s'exprime-t-il bien l'idée essentielle dans la pensée de l'École de Francfort d'une dialectique de la raison, dans laquelle  la rationalité peut être à la fois aliénante et libératrice. La raison peut être utilisée pour justifier l'oppression et la violence, tout en donnant les moyens de moyens de se libérer des contraintes de la rationalité instrumentale.

Théorie de la communication. L'interaction communicative.
L'École de Francfort a apporté des contributions diverses à la théorie de la communication. On vient de voir comment Adorno et Horkheimer, ont analysé les médias et l'industrie culturelle, qu'ils ont considérés comme des agents de la diffusion de la culture de masse. L'École de Francfort a aussi montré comment la communication de masse crée un public passif, absorbant passivement les messages véhiculés par les médias, et comment les individus étaient  manipulés par les médias, qui servaient les intérêts de l'élite dominante et renforçaient l'idéologie de la société de consommation.

Les penseurs de l'École de Francfort parlent de dialectique de l'opinion publique, pour qualifier la tension entre la formation de l'opinion publique, qui peut être façonnée par les médias de masse, et la possibilité d'une opinion publique critique, capable de s'opposer à l'idéologie dominante. Ils voient  dans l'éducation un moyen de résistance à la manipulation des médias. L'éducation, pour eux, doit aider les individus à devenir des récepteurs actifs, capables de remettre en question les messages médiatiques, de développer leur propre sens critique et de lutter contre l'aliénation induite par les médias.

Les penseurs de l'École de Francfort ont insisté sur le rôle potentiel de la communication dans la lutte contre les injustices sociales, l'oppression et la manipulation idéologique. Ils ont défendu l'idée que la communication pouvait être un outil pour la transformation sociale et la démocratie participative. Une perspective à laquelle on peut associer en premier lieu le nom d'Habermas.

Jürgen Habermas a développé le concept de l'interaction communicative., qui repose sur l'idée que la communication est un processus qui joue un rôle essentiel dans la démocratie, la compréhension mutuelle et la résolution des conflits. Il commence par distinguer trois types d'actions humaines : l'action instrumentale, l'action stratégique et l'action communicative. Cette dernière est le type d'action qui se déroule lorsqu'une personne communique avec une autre dans le but de parvenir à une compréhension mutuelle. Contrairement à l'action instrumentale (orientée vers la réalisation d'objectifs) et à l'action stratégique (orientée vers la manipulation ou la persuasion), l'action communicative repose sur la recherche de consensus et de compréhension. Habermas énonce ensuite des présuppositions fondamentales de l'interaction communicative : la sincérité, la vérité, l'authenticité et l'absence de contrainte. Puis il analyse la manière dont les individus peuvent parvenir à une compréhension mutuelle et à un consensus en utilisant le discours rationnel, la justification et l'argumentation. L'interaction communicative, explique-t-il, est essentielle pour le fonctionnement de la démocratie. La discussion publique ouverte et libre est la clé de la formation de l'opinion publique, de la légitimité politique et de la prise de décision démocratique.

Émancipation individuelle et sociale.
L'École de Francfort s'est intéressée aux voies possibles pour la transformation sociale, la libération des individus de l'oppression et pour la réalisation d'une société plus équitable et démocratique. Elle a cherché par là à promouvoir l'émancipation individuelle et sociale, en encourageant les individus à s'engager, à remettre en question les idéologies, les normes sociales et les formes d'oppression qui les maintiennentt dans un état de non-liberté. 

La réflexion critique est considérée comme un outil essentiel pour la prise de conscience et le changement social. Avec Habermas, l'École de Francfort a promu la démocratie délibérative comme un moyen d'atteindre une telle émancipation sociale. Les citoyens doivent pouvoir discuter ouvertement et rationnellement des questions politiques et sociales, en évitant la manipulation et la domination. La démocratie délibérative vise à permettre aux individus de participer activement à la prise de décision politique.

Les principaux représentants de l'École de Francfort

Parmi les intellectuels de l'Ecole de Francfort qui ont contribué de manière significative à la réflexion sur la société moderne, la culture, la politique et la philosophie dans la perspective de la théorie critique, on peut mentionner les noms suivants :
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• Felix Weil (1898-1975), qui était un étudiant en philosophie à l'Université de Francfort, est considéré comme le fondateur de l'Institut de Recherche Sociale en 1923, qui deviendra l'École de Francfort. Il était préoccupé par l'application de la théorie marxiste à la compréhension de la société et était intéressé par l'étude des idées socialistes et la recherche en sciences sociales. Il a organisé un séminaire privé qui a rassemblé des intellectuels de gauche et des chercheurs, jetant ainsi les bases de l'Institut.

 â€¢ Friedrich Pollock (1894-1970) était un ami proche de Felix Weil et l'un des premiers membres de l'Institut de Recherche Sociale. Il a été directeur de l'institut pendant un certain temps. Pollock a contribué à l'analyse de la théorie critique en sociologie. Il a également travaillé sur la bureaucratie et les phénomènes de masse.

• Carl Grünberg (1861-1940) était un historien et un théoricien social. Bien qu'il n'ait pas fait partie de l'Institut de Recherche Sociale lui-même, il a joué un rôle de mentor pour Felix Weil et d'autres membres de l'institut. Il était un pionnier dans l'étude du marxisme et de l'histoire sociale et a influencé les premiers travaux de l'Institut.

• Max Horkheimer (1895-1973) était un philosophe et sociologue, ainsi qu'un des fondateurs de l'Institut de Recherche Sociale, dont il a été un temps le directeur. Il a joué un rôle central dans le développement de la théorie critique en mettant l'accent sur la domination, la réification et l'aliénation. Horkheimer a écrit de nombreux essais sur la culture de masse, la politique et la philosophie.

• Theodor W. Adorno (1903-1969) était un philosophe, musicologue et sociologue. Il a travaillé en étroite collaboration avec Max Horkheimer et a été l'un des penseurs les plus influents de l'École de Francfort. Adorno a développé une philosophie souvent associée à la dialectique négative, qui examine les contradictions et les tensions inhérentes à la société moderne. Il a également écrit sur la musique, la culture, l'art et l'esthétique.

• Herbert Marcuse (1898-1979) était un philosophe et sociologue. Il a été membre de l'École de Francfort avant de s'installer aux États-Unis. Marcuse est surtout connu pour sa critique de la société de consommation et son étude des moyens de libération de l'individu face à l'aliénation capitaliste. Son ouvrage L'homme unidimensionnel est l'un de ses travaux les plus célèbres.

• Walter Benjamin (1892-1940),  écrivain, philosophe et critique littéraire, n'était pas formellement membre de l'École de Francfort, mais ses travaux ont eu une grande influence sur ses représentants. Benjamin a écrit sur la littérature, l'art, la culture, la technologie et la modernité. Son oeuvre la plus connue est peut-être L'Oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, où il analyse les changements dans la perception de l'art à l'ère de la reproduction mécanique.

• Jürgen Habermas (né en 1929), bien que plus jeune que les membres fondateurs de l'Ecole de Francfort, en a recueilli l'héritage et est devenu un important représentant de la théorie critique. Il a développé des idées sur la communication et l'éthique discursive.

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