| Le pouvoir ottoman Sélim II , fils et successeur de Soliman le Magnifique avait réuni dans ses mains le pouvoir temporel des sultans et le pouvoir spirituel des califes en s'emparant d'El-Motawakkil, cinquante-cinquième et dernier calife abbâside. Les villes saintes, La Mecque et Médine, enchaînées en sort de l'Égypte, passèrent avec ce pays sous le joug ottoman. La province d'Egypte fut confiée à un pacha, surveillé lui-même et contrôlé par deux autres pouvoirs collatéraux : les aghâs et les anciens beys mamelouks. Les premiers, au nombre de six, puis de sept, formèrent le conseil obligé du pacha, qu'ils devaient surveiller et, au besoin, dénoncer à Istanbul; ils avaient sous leurs ordres les six corps militaires ou odjâk chargés de la défense, de la police et de la perception des impôts. Les beys, au nombre de douze, rééligibles tous les ans, furent chargés des douze gouvernements de l'Égypte. Les bases de cette organisation furent tant soit peu modifiées par Soliman, qui donna à l'administration de l'Égypte la forme compliquée qu'elle conserva jusqu'à Mohâmmed-Ali (Mehemet-Ali). Cette organisation fut si bien équilibrée pour la stabilité de la possession, mais non pour le bien-être du pays, que, malgré les distances, malgré une suite non interrompue de conspirations, l'Égypte resta pendant près de trois siècles vassale de la Porte. Il serait long et fastidieux de suivre cette nomenclature de pachas (on en compte cent seize de 1517 à 1766), hommes sans importance pour la plupart, agents de la Porte, tantôt obéis, tantôt méconnus, tenanciers d'une ferme politique, qui ne travaillèrent qu'à s'enrichir et à mériter le lacet de soie. Au XVIIIe siècle, avec l'affaiblissement de l'empire ottoman, la dignité de pacha d'Égypte, accordée au plus offrant, ne cessa de s'avilir davantage. A la fin, le pacha ottoman n'eut plus qu'un rôle fictif et dépendit entièrement du cheikh el-balad ou chef des beys mamelouks, qui devint roi effectif. A côté de ces gouverneurs sans gloire figurèrent bientôt ces beys héréditaires qui en savaient acquérir. Ismâïl Bey, Doû'l Fikâr, Ibrâhim Kiahyâ, Roudwân, Khâlil Bey et surtout Ali Bey el-Kebir (1763-1772). Rêvant l'indépendance de l'Égypte, Alî Bey osa braver la Porte, lui désobéit, la combattit et la vainquit; le premier il osa battre monnaie à son coin et se faire nommer par le chérif de La Mecque sultan-roi de l'Egypte. En cette qualité, il rechercha des alliances européennes, s'adressant aux Vénitiens par l'intermédiaire de l'Italien Rosetti, et aux Russes par le canal de l'Arménien Yâqoûb qui fit des ouvertures à l'amiral Orloff. Sous son règne l'Égypte fut réorganisée, pacifiée, prospère. Mais la trahison entraîna, avec des révoltes, la défaite d'Ali Bey qui, fait prisonnier sur le champ de bataille, mourut au Caire de ses blessures. Ibrâhim et Moûrâd, auxquels l'expédition française donna tant de relief, ne surent qu'attirer les colères de la France républicaine par les avanies intolérables qu'ils firent subir aux nationaux. En effet, dans le courant de l'année 1795, Magallon, consul de France au Caire, adressa au Directoire une série de pétitions qui concluaient à la conquête de l'Égypte, projet déjà mis en avant par Leibniz en 1672, puis sous Louis XV par Choiseul. Au retour de Campo-Formio (octobre 1797) Bonaparte prit connaissance de ces pétitions. Poussé par l'ambition et la gloire, l'horreur de l'inaction, la crainte des haines secrètes du gouvernement, Bonaparte fit décréter l'expédition d'Égypte. Le Directoire, de son côté, n'était pas fâché de se débarrasser d'un homme dont la réputation l'écrasait. Le prétexte politique fut de frapper l'Angleterre dans l'Inde. Le moment toutefois était mal choisi; mais, en cette circonstance, les véritables intérêts du pays ne furent pas consultés. L'Expédition française (mai 1798-septembre 1801) Le Directoire abandonna à Bonaparte des pouvoirs discrétionnaires pour préparer dans le plus grand secret la conquête et la colonisation de l'Egypte. L'armée expéditionnaire, forte de 36 000 hommes, dont 2500 cavaliers, presque tous soldats de l'armée d'Italie, et de 10 000 marins, s'embarqua à Toulon (19 mai). La flotte se composait de 30 vaisseaux ou frégates, 72 corvettes et 400 transports. Bonaparte emmenait, outre les généraux Berthier, Lannes, Marmont, Murat, Kléber, Desaix, Reynier, Menou, un corps auxiliaire de cent vingt-deux savants et artistes tels que Monge, Berthollet, Larrey, Desgenettes, Geoffroy Saint-Hilaire, Denon, Marcel, qui devaient l'aider « dans la tâche laborieuse de faire oublier par les bienfaits de la paix les misères de la conquête ». L'amiral Brueys avait sous ses ordres Gantheaume, Villeneuve, Decrès. Le 10 juin, Malte fut prise après un simulacre de défense; le 2 juillet, le débarquement avait lieu à l'anse du Marabout, à 4 lieues d'Alexandrie, qui était aussitôt enlevée d'assaut après un combat violent. Bonaparte y laissa Kléber avec 3000 hommes et marcha de suite sur Le Caire. Les troupes, après une marche très pénible par le désert de Damanhoûr, atteignirent (10 juillet) Rahmâniyeh, où elles opérèrent leur jonction avec la flottille du Nil, chargée des convois. La première rencontre eut lieu à Chébreïs (13 juilet) : Moûrâd, à la tête de 1200 Mamelouks et 500 Arabes fut repoussé avec pertes. Le 21 était livrée la fameuse bataille d'Embâbeh ou des Pyramides. Moûrad fut aussitôt poussé dans la Haute-Egypte par Desaix; Ibrâhim s'enfuit du côté de la Syrie, et les Français, ayant franchi le fleuve, firent leur entrée au Caire (22-25 juillet). Bonaparte déclara aux habitants qu'il venait comme allié de la Porte ottomane pour les délivrer de la domination des Mamelouks. Il donna un gouvernement municipal à la ville, respecta les propriétés, les moeurs, la religion des habitants, établit des manufactures, entoura Le Caire d'une ceinture de forts et bientôt fonda l'Institut d'Egypte, instrument actif de colonisation formé par l'élite des savants, des ingénieurs et des artistes français. Les Français commençaient à avoir l'espoir de faire un établissement durable dans ce pays, lorsqu'un irréparable désastre vint ruiner tout l'avenir de leur expédition. La flotte française, poursuivie depuis deux mois par les Anglais, n'ayant pu entrer dans le port d'Alexandrie, fut surprise et détruite par l'escadre de Nelson dans la rade d'Aboukir; Brueys était tué (1er août 1798). Ce fut l'un des événements qui ont le plus influé sur les destinées du monde, au moins jusqu'à la Première Guerre mondiale. Si la plupart des habitants se pliaient avec fatalisme la domination française, il s'en fallait que le clergé montrât de la sympathie à l'égard des infidèles. Une mesure fiscale du maladroit Poussielgue ajouta aux griefs des meneurs, et, le 21 octobre, une insurrection terrible éclata au Caire dans laquelle périrent 300 Français et qui ne fut apaisée qu'après une bataille de deux jours. Pendant ce temps, Desaix avec 4000 hommes et les généraux Davout, Belliard et Friant finissait par rejeter Moûrâd en Nubie. Le 3 mars 1799, Belliard atteignait Philae; le 29 mai, Desaix occupait le port de Qoseïr, sur la mer Rouge. Vers la même époque, deux armées turques se rassemblaient à Rhodes et à Damas pour chasser les Français de l'Égypte. Bonaparte, qui savait que la possession de la Syrie était indispensable à qui voulait conserver l'Égypte, fit ses préparatifs de campagne. Le 10 février, il partait, à la tête de 13 000 hommes, dans la direction d'El-Arîch, traversait le désert, entrait dans Gaza et arrivait le 7 mars devant Jaffa, qu'il prenait d'assaut le 13. On sait que, embarrassé de ses prisonniers, il les fit fusiller. De là, il marcha sur Saint-Jean-d'Acre qui, vigoureusement défendue par le pacha Djezzâr, Sydney Smith, commandant de la croisière anglaise, et deux émigrés français, repoussa deux assauts (20 mars). Pendant en temps, l'armée de Damas s'avançait sur le Jourdain. Kléber, avec 2000 hommes, marcha à sa rencontre et fut enveloppé près du mont Thabor par 12 000 cavaliers et autant de fantassins. Bonaparte arriva à temps avec 3000 hommes pour mettre l'immense cohue adverse en déroute (16 avril). On retourna devant Saint-Jean-d'Acre; mais, menacé par L'armée de Rhodes, Bonaparte en dut lever le siège après quatorze assauts et deux mois d'inutiles efforts. Il fallait renoncer à la conquête de la Syrie, partant à tout espoir de succès ultérieur. L'armée revint au Caire sans obstacle, mais diminuée de 4000 hommes et découragée (24 mai). Bientôt après, l'armée de Rhodes, forte de 18 000 hommes, abordait dans la presqu'île d'Aboukir et s'y retranchait. A cette nouvelle, le général en chef accourut du Caire avec 6000 hommes; le 25 juillet, l'armée turque était détruite et, par cette victoire, la possession de l'Égypte sembla assurée aux Français. Le 22 août suivant, Bonaparte quittait secrètement l'Égypte avec Lannes, Duroc, Bessières, Marmont, Berthier, Monge et Berthollet; il venait d'apprendre par les journaux que lui avait envoyés l'amiral anglais les récents désastres et l'anarchie de la France. Auréolé maintenant d'une gloire fabuleuse, il se laissa entraîner par le souci de sa fortune politique; il partit, abandonnant le commandement de l'armée à Kléber avec des instructions qui l'autorisaient à évacuer l'Égypte (22 août). Ce départ fut regardé par l'armée tout entière comme comme une désertion. Kléber exhala son indignation dans une lettre au Directoire. Privée de marine et de renforts, sans défense du côté de la Syrie, menacée de plus par les forces considérables et renouvelables des Anglais et des Turcs, réduite enfin à 15 000 combattants disponibles, l'armée française était démoralisée et craignait de ne pouvoir se maintenir longtemps sur cette terre éloignée. Alors Kléber, cédant aux clameurs de ses soldats, aux mauvais conseils de Reynier, entama des négociations avec la Porte et Sydney Smith et signa la convention d'El-Arich (24 janvier 1800). L'armée française devait rendre les forteresses et évacuer le pays avec tous les honneurs de la guerre pour être transportée en France sur des vaisseaux anglais. Le mouvement d'évacuation était commencé lorsque, par une perfidie insigne, l'amiral Keith avertit Kléber que le cabinet britannique ne pouvait reconnaître la convention d'El-Arich, à moins que l'armée ne se rendit à discrétion (20 mars). Indigné, Kléber rompt aussitôt la convention. Avec 10000 hommes, il marche contre l'armée du grand vizir forte de 80 000 soldats, la met en pleine déroute à Matariyeh (Héliopolis, 24 mars), puis, revenant au Caire où Ibrâhim Bey était rentré en son absence, il bombarde la ville révoltée et la soumet après une bataille de dix jours. Les français reprirent leurs positions; Moûrâd Bey traita avec eux et s'en alla gouverner l'Egypte comme tributaire : l'Egypte était reconquise. Le courage revenait aux troupes et les projets de colonisation étaient repris avec une ardeur toute nouvelle, lorsqu'un nouveau malheur vint décider pour toujours du sort de l'expédition : le 14 juin 1800, Kléber tombait frappé à mort par un Syrien fanatisé. Le général Menou lui succéda, non par l'ordre de mérite, mais par le droit de l'âge. La colonie affaiblie jouit encore de six mois de paix intérieure. Au commencement de l'année 1801, 30 000 Anglais, sous les ordres du général Abercrombie, débarquent à Aboukir. Le 21 mars, Menou est écrasé à Canope, par la faute de Reynier, qui reste immobile avec sa division; il se retire à Alexandrie, mais y reste bloqué, Hutchinson ayant rompu les dignes qui séparent la mer du lac Mareotis, alors desséché depuis deux siècles. Son lieutenant, Belliard, enveloppé avec 8000 hommes dans Le Caire par 50 000 Turcs ou Anglais, se décide à capituler sur les bases de la convention d'El-Arîch (25 juin). Il évacue la ville avec tous les honneurs de la guerre et embarque ses troupes sur des vaisseaux anglais. Menou, assiégé dans Alexandrie, se rend le 2 septembre, aux mêmes conditions que Belliard. Dans le courant du même mois, l'évacuation complète de l'Égypte était consommée. Telle fut cette fragile conquête, une expédition manquée et meurtrière. (Paul Ravaisse). | |