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Sans
perdre de temps, Djauhar se mit en devoir d'achever la mission qui lui
avait été confiée. A l'endroit même où
les troupes maghrébines avaient dressé leurs tentes, c.-à-d.
un peu au Nord d'El-Qatâï et à une certaine distance
du Nil, les assises d'une nouvelle capitale furent jetées, chaque
corps d'armée fondant un quartier auquel il donna son nom ou celui
de son chef. Lorsque, trois ans après (973), le camp fut devenu
ville (El-Qâhira = la Ville victorieuse = Le Caire),
que la célèbre mosquée
El-Azhar
et l'immense palais construit pour le calife
(93 495 m² de superficie) furent complètement terminés,
El-Mouïzz quitta El-Mahdiya avec sa cour, son harem et ses volumineux
trésors et transporta au Caire le siège du califat. Le rêve
du mahdi se trouvait enfin réalisé : El-Mahdîya, dans
sa pensée, n'avait été qu'un abri provisoire. Dans
l'intervalle, Djauhar avait réorganisé et dégrevé
l'Égypte; il avait conquis la Syrie en moins de temps qu'il n'en
faut pour la parcourir, rattachant à l'Égypte cette province
qui ne devait cesser d'en faire politiquement partie qu'au XIXe
siècle.
L'Egypte avait souffert
des dernières guerres : El- Mouïzz et son successeur El-Azîz
réussirent à lui rendre la prospérité d'autrefois.
A partir de cette époque, les Fâtimides soutinrent avec avantage
la lutte spirituelle engagée de longue date avec les califes orthodoxes
de Bagdad. Leur profession de foi, prononcée
du haut des chaires dans toutes les mosquées
de l'Afrique, de la Syrie et de l'Arabie, gravée sur leurs monnaies;
brodée sur leurs étendards blancs, fut :
Il
n'y a d'autre dieu qu'Allâh, Mohammed
(Mahomet) est l'envoyé d'Allâh, Alî le chéri
d'Allâh!
Avec le sixième
calife de cette famille, El-Hâkim (996-1020), qui fut bien le prince
le plus étrange de son temps, l'Ismaélisme
prit de suite un développement original et fort éloigné
de l'esprit qui avait animé la secte à ses débuts.
Tour à tour musulman bigot, ou athée
effréné, il en vint à croire, sur la foi de deux sectaires
étrangers, Darâzi et Hamza, qu'il était l'incarnation
de la divinité. El-Hâkim prétendit forcer l'Égypte
à lui rendre les honneurs divins. Cette conduite provoqua au Caire
un soulèvement qui dura trois jours : le calife, par représailles,
mit le feu à la ville. Cependant, toute une église se forma
autour de ce dieu de chair, et, quand il disparut subitement trois ans
après son apothéose, probablement assassiné, ses fidèles
annoncèrent qu'il reparaîtrait dans son humanité au
jour de la résurrection. Le culte d'El-Hâkim ne survécut
guère à son dieu en Égypte, mais il a subsisté
jusqu'à nos jours dans les montagnes de Syrie : Darâzi et
Hamza y ont laissé des disciples qui, sous le nom du premier, les
Druzes, attendent encore le retour d'El-Hâkim,
homme et dieu. Le règne d'El-Mostansir, qui ne dura pas moins de
cinquante-huit ans (1036-94), marque l'apogée de la dynastie, mais
cet apogée fut suivi d'un désastreux lendemain.
El-Mostansir fut
au moment de rétablir le califat universel. Moyennant des subsides
en hommes et en argent, un émir mécontent, Arslân el-Basâsirl,
général des troupes au service des Abbâsides, se chargea
de chasser de Bagdad le calife El-Qâïm, et de le contraindre
à renoncer à ses droits à l'imâmat en faveur
des Fâtimides. L'autorité d'El-Mostansir fut ainsi reconnue
jusque dans le Khorasân. El-Qâïm, affolé, se jeta
dans les bras du Seldjoukide Togrul
Bey qui mit fin à cette tentative révolutionnaire en rétablissant
lui-même dix mois après son suzerain sur le trône. Il
est vrai qu'il tint à assumer sur lui et sur sa descendance toutes
les responsabilités du pouvoir temporel (1055). El-Mostansir en
fut pour ses frais. En Egypte, la situation se compliquait pour lui en
raison de sa faiblesse et du mauvais gouvernement de son premier ministre,
El-Yâzoûri. Une querelle entre un mercenaire turk et un soldat
de la milice noire (c.-à-d. composée de troupes originaires
de Haute-Egypte et du Soudan) du calife alluma pour quatre ans la guerre
civile. La victoire finit par rester à Nasr ed-Daula, chef des Turks.
Mais, alors, l'insolence et les exigences de ceux-ci ne connurent plus
de bornes; ils vendirent à l'encan les richesses accumulées
par les Fâtimides, pillèrent leurs palais, brûlèrent
leurs bibliothèques et s'arrogèrent l'autorité tout
entière. El-Mostansir, réduit au dernier dénuement,
allait être déposé, quand l'émir de Syrie, Bedr
el-Djamâlî , secrètement appelé avec ses troupes,
délivra l'Égypte des factieux par un massacre général.
Bedr, devenu premier ministre et généralissime d'EI-Mostansir,
administra ensuite l'Égype pendant vingt ans en maître absolu,
mais éclairé; il y rétablit la paix, le travail et
l'abondance absents depuis quarante années. Tous deux moururent
en 1094; à cette date, les revenus publics avaient monté
de 42 millions à 46 millions et demi.
En 1068, la dynastie
des Zeïrites, qui gouvernait l'Afrique fâtimide depuis 972,
s'était déclarée indépendante. La Syrie allait
bientôt se morceler à la suite des invasions franques. Châhinchâh
el-Afdal, fils et successeur de Bedr au vizirat, eut en effet à
guerroyer contre les Ortoqides et les Francs de la première croisade
qui lui prirent Jérusalem (1099).
Les progrès des chrétiens en Syrie et en Mésopotamie
furent d'ailleurs singulièrement favorisés par la rivalité
entre les différents princes seldjoukides et par le schisme qui
divisait Abbâsides et Fâtimides. Quant à l'Egypte, défendue
qu'elle était par ses déserts de l'Est, elle resta pour le
moment en dehors de la lutte. Ce ne fut qu'en
1117, sous le calife El-Amir,
que Baudouin Ier
fit à l'improviste une pointe sur Faramâ, qu'il mit à
feu et à sang. Mais la mort le surprit près d'El
Arich et l'Égypte fut pour cette fois épargnée.
Après El-Amir, poignardé en 1130 par un émissaire
du Vieux de la Montagne (le chef des Ismaéliens) qui commençait
à faire trembler les monarques de l'Orient, la décadence
des Fâtimides s'accentue d'année en année. Les quatre
derniers califes (1130-1171), réduits à la nullité,
renfermés dans le harem où ils se livrent à de petites
intrigues entre leurs femmes et leurs mignons, abandonnent toute l'autorité
à leurs vizirs, qui s'arrogent, du reste, avec la plénitude
du pouvoir, le titre de malik, roi. Ces ministres-rois ont pour noms :
Roudwân, Ibn Sallâr, Abbâs qui tue le calife Ez-Zâfir
pour venger son fils du déshonneur, Talaï, son fils Rouzzik,
Châwar, Dirgham, Chirkoûh, enfin Salâh ed-Dîn (Saladin).
En cette dernière période, l'Égypte est ensanglantée
par les discordes de ces émirs turbulents et ambitieux qui se disputent
le gouvernement, mais ne savent ni conserver Ascalon,
prise par les croisés, ni empêcher les Normands de Sicile
de brûler Tinnis et de menacer Alexandrie
(1153). En 1163, sous El-Adhid, dernier prince de cette dynastie moribonde,
Châwar, supplanté par Dirgham, sollicita le concours de l'atâbek
de Syrie, Noûr ed-Dîn, fils de Zenguî. Celui-ci, heureux
de pouvoir s'immiscer dans les affaires d'Égypte, envoya une armée
commandée par Chirkoûh ibn Châdî, un des principaux
émirs de sa cour, qui emmena avec lui son neveu Yoûsouf Salâh
ed-Din ibn Ayyoûb.
Saladin
marchait sans le savoir à la conquête d'un trône. Mais
bientôt Châwar, rétabli par les armes des Syriens, se
brouilla avec ses protecteurs. Pour s'en mieux débarrasser, il appela
à son aide Amaury, roi de Jérusalem, qui avait autant d'intérêt
que l'atâbek à s'emparer de l'Égypte. Aussi ce pays
devint-il, de 1164 à 1169, le théâtre d'une guerre
acharnée. Amaury, après avoir ravagé
le Delta, fut bien vite aux portes du Caire,
qu'il espérait prendre et piller, pour se le faire racheter
ensuite à prix d'or. Ce fut le tour du calife de réclamer
l'aide de Chîrkoûh contre son vizir et contre les Francs. Ceux-ci
sont battus et chassés d'Égypte, Châwar est assassiné
et le généralissime de Noûr ed-Dîn est mis à
sa place. Mais il meurt peu de mois après (1169), léguant
son pouvoir à son neveu Saladin, qui relègue El-Adhid au
fond de son harem, proclame sa déchéance et substitue à
son nom, dans la khotba, celui du calife
abbâside. Sur ces entrefaites, El-Adhid, malade depuis longtemps,
meurt (1171) se croyant toujours calife; Saladin ne lui donne pas de successeur,
mais gouverne au nom de l'atâbek de Syrie. Ainsi s'éteignit,
entre les mains d'un soldat kurde, cette dynastie fâtimide qu'un
sectaire ambitieux avait fondée deux siècles et demi auparavant.
(Paul Ravaisse). |
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