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Boèce

Anitius Manlius Torquatus Severinus Boetius ou Boèce est un Romain d'illustre origine, né en 480, mort en 525, célèbre aussi bien par l'austérité de sa vie et ses malheurs, qui lui ont donné un vrai caractère légendaire, que par sa culture intellectuelle et ses écrits, qui lui ont assuré une influence considérable sur le développement scolastique du Moyen âge. Descendant d'une des plus grandes familles de Rome, Severinus Boetius perdit tout enfant son père, homme considérable, qui avait été trois fois consul. L'orphelin trouva un second père en Q. Aurelius Memmius Symmachus, petit-fils du célèbre Symmaque, l'ami d'Ausone, et qui fut lui-même consul en 485; ce dernier fit donner à son pupille une éducation brillante, complétée ensuite à Athènes, où, au dire de Cassiodore (Var. I, 45), le jeune Boèce s'illustra dans les écoles. De retour à Rome, il épousa la fille de son protecteur Symmaque, Rusticiana; son érudition extraordinaire, célébrée par l'admiration de Cassiodore et d'Ennodius, ne l'empêchait pas de se mêler aux affaires politiques.

A la fin de l'an 500, Théodoric, qui venait de fonder en Italie le royaume des Ostrogoths, quittait Ravenne pour Rome. Boèce fut chargé de le haranguer dans le Sénat: il prononça un discours élégant qui conquit les suffrages de tous et surtout du roi barbare. Dès lors la faveur de Théodoric s'attache au jeune orateur qui devient consul en 510. Le roi ne peut se lasser d'admirer le savoir de celui qui fait connaître aux Italiens les théories musicales de Pythagore, l'astronomie de Ptolémée, l'arithmétique de Nicomaque, la géométrie d'Euclide, la théologie de Platon, la logique d'Aristote, les arts mécaniques où Archimède s'était illustré (Cassiodore, Var. I, 12). D'ailleurs Théodoric avait souvent recours à lui et mettait fréquemment à contribution cette science universelle qu'il se plaisait à exalter. Par exemple, il lui confiait le soin de mettre de l'ordre dans le système monétaire, et, d'autre part, il se fiait à lui pour le choix des citharèdes qu'il voulait envoyer au roi des Francs (Cassiodore, Var., I, 10, 45 ; II, 40). Mais l'estime dont jouissait Boèce devait bientôt faire place aux accusations les plus terribles. L'empereur d'Orient, Justin, cherchait à renverser Théodoric en excitant les Italiens contre les Goths Ariens. Les patriotes romains entrèrent dans le complot qui se formait à Byzance. Boèce fut soupçonné de complicité; il aggrava les soupçons en prenant généreusement la défense du sénateur Albinus que l'on accusait d'avoir échangé des lettres avec Justin. Il alla jusqu'à s'écrier : « Si Albinus est coupable, je le suis aussi, et tout le Sénat avec moi ». 

Ses ennemis personnels l'accusèrent encore de magie : déjà au VIe siècle, un savoir encyclopédique et surtout des connaissances approfondies en mécanique et en astronomie attiraient cette dangereuse réputation de magie qui devait, au Moyen âge, envoyer à la mort tant de savants. Le patriotisme et la science de Boèce témoignaient contre lui : le Sénat le condamna sans l'entendre. Enfermé dans la prison de Pavie, il fut ensuite mis à mort et périt au milieu d'affreuses tortures (525). Son beau-père Symmaque fut exécuté un an après lui. Ses biens, dont la confiscation avait été prononcée, furent rendus à sa veuve par la reine Amalasonte qui fit relever ses statues. 

Cette mort tragique a été le point de départ de la légende de Boèce. En 525, le catholicisme était persécuté en la personne du pape Jean, que Théodoric faisait emprisonner et mettre à mort peu de temps après Boèce. Cette coïncidence amena bien vite l'opinion publique à considérer l'ancien favori du roi ostrogoth comme un martyr chrétien : il fut honoré comme tel à Pavie et dans toute la haute Italie. Chrétien, il semble bien qu'il l'ait été, comme tout le monde l'était à Rome de son temps : mais ses opinions philosophiques, telles qu'elles s'étalent dans le De Consolation philosophiae, montrent que, bien mieux que le titre de martyr chrétien, il mérite le nom de « dernier Romain » que J.-G. Suttner lui a donné (Boetius, der letzte Römer, sein Leben und seine Werke; Eichstâdt, 1852).

Boèce s'est occupé toute sa vie d'érudition et de science, non seulement par manière de délassement, mais aussi parce qu'il croyait faire oeuvre ainsi de bon citoyen. Dans la préface d'un de ses ouvrages de philosophie (Com. in predicament. Aristot.), il se plaint que ses devoirs de consul l'absorbent et l'empêchent de travailler autant qu'il le voudrait à l'instruction de ses concitoyens. Son activité s'exerça dans tous les genres : sans parler de la philosophie qui inspira beaucoup de ses ouvrages avant le fameux traité De Consolatione qui est bien connu, au moins de nom, il composa des traités curieux sur la musique et les mathématiques. 

Au moment où la légende qui faisait de Boèce un martyr chrétien fut constituée, il est naturel qu'on ait voulu lui attribuer des ouvrages de théologie. C'est, semble-t-il, Alcuin qui le premier indiqua avec précision (vers 770) les écrits de ce genre dont il croyait Boèce l'auteur. Ce sont des ouvrages dogmatiques sur la Trinité, la substance du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et une dissertation polémique : De persona et duabus naturis contra Eutychen et Nestorium. 

Mathématiques.
On a, sous le nom de Boèce, trois écrits mathématiques distincts. Aucun doute ne s'élève sur l'authenticité des deux premiers : De institution arithmetica libri duo; De institutione musica libri quinque. L'arithmétique de Boèce a joué un rôle capital dans l'enseignement au Moyen âge (Les mathématiques au Moyen Âge); elle n'est d'ailleurs qu'une traduction libre de l'Introduction arithmétique de Nicomaque.

Sa musique, empruntée de même aux sources grecques et rédigée d'après les principes de l'école mathématique, est relativement plus précieuse pour nous, parce qu'elle nous a conservé divers documents que l'on ne retrouve pas ailleurs. Il entrait certainement dans le plan de Boèce de traiter de la même façon des deux autres sciences du quadrivium, c.-à-d. de la géométrie et de l'astronomie. Il semble dans ce but, d'après le témoignage de Cassiodore, avoir fait une traduction latine d'Euclide, et, suivant une lettre du roi Théodoric, il se serait même attaqué à Archimède. En tout cas, le Moyen âge lui a attribué en Ars Geometriae dont l'authenticité a soulevé, au XIXe siècle, les plus vives controverses. Après quelques mots d'introduction, cet écrit donne la traduction : des définitions, postulats, axiomes des quatre premiers livres d'Euclide; des énoncés des propositions des mêmes livres, avec toutefois de nombreuses omissions à partir du second livre; des trois premières propositions d'Euclide. Suivent des extraits de Balbus Mensor et un fragment sur le calcul de l'abacus  (chapitre de Ratione abaci), fragment qui fait l'intérêt majeur de la controverse sur l'authenticité, parce qu'on y trouve, attribués aux Pythagoriciens, ces apices, qui sont comme les prototypes de nos chiffres, et dont voici les figures,

qui correspondent à

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9

Un second livre est constitué par une compilation dont presque tous les éléments se retrouvent dans les écrits des agrimenseurs romains, Hyginus, Frontinus, Epaphroditus, Nipsus; il se termine par la proposition d'une notation spéciale pour le calcul des fractions gréco-romaines de l'once et par un renvoi exprès à Frontinus et à Urbicus Aggenus de ceux qui veulent en savoir davantage. 

Quoiqu'on ne puisse estimer très haut la valeur de Boèce comme mathématicien, une compilation aussi confuse que l'Ars geornetriae est certainement indigne de lui. Ce n'est ni son style, ni ses procédés de composition littéraire; une étude minutieuse ne peut que confirmer la première impression : on se trouve en présence de l'oeuvre d'un faussaire ignorant et maladroit, qui était probablement un arpenteur de profession, vivant au plus tôt  au IXe ou au Xe siècle. Les plus anciens manuscrits ne paraissent pas remonter au delà du XIe siècle.

L'authenticité de l'Ars Geometriae n'en a pas moins été sérieusement soutenue, notamment par Moritz Cantor (Vorlesungen über Geschichte der Mathematik); on a aussi émis l'opinion que cet écrit avait réellement pour base la traduction d'Euclide, faite par Boèce, mais qu'il avait été défiguré par diverses interpolations, entre autres celles du fragment sur l'Abacus. Cette opinion moyenne ne semble pas pouvoir tenir contre les discussions de détail. 

Musique.
Le De Musica contient des renseignements curieux sur l'histoire des instruments et une théorie du son remarquable pour l'époque. Le son naît d'un choc qui communique à l'air environnant un mouvement semblable à celui que produit une pierre dans l'eau; ce mouvement se communique à l'ouïe et par l'ouïe à l'âme, qui perçoit le son. Lorsque les mouvements sont lents, la son est grave; il est aigu, au contraire, quand les mouvements sont rapides et précipités. Le premier livre de ce traité contient le système de Pythagore, la théorie des modes et des intervalles; le second livre développe la matière du premier, surtout en ce qui concerne les intervalles; le troisième renferme l'analyse des systèmes tels que ceux d'Archytas, d'Aristoxène, de Philolaüs, opposés à celui de Pythagore; le quatrième traite des notations grecque et latine, de la division du monocorde, et des cordes principales, stables ou mobiles, employées dans les modes grecs; dans le cinquième, Boèce analyse et critique le système de Ptolémée.

Philosophie.
En philosophie, Boèce a joué un rôle très important. Ses ouvrages ont été la principale nourriture intellectuelle de l'Occident latin jusque vers le XIe siècle, et ce sont, en particulier, ses commentaires sur l'Organon, qui ont fait d'Aristote le maître du Moyen âge. L'oeuvre philosophique de Boèce se compose, en dehors de ses écrits scientifiques :

1° d'un ouvrage en cinq livres, intitulé De consolatione philosophica, où alternent la prose et les vers ; 

2° de divers écrits logiques. 

Disons quelques mots de chacun de ces ouvrages. 

Le De consolatione.
Dans le De consolatione, Boèce commence par énumérer les maux qui accablent l'humain en général et, en particulier, ceux dont il a souffert lui-même. La Philosophie lui répond que les biens qu'il a reçus sont en plus grand nombre que les maux dont il se plaint (I. I,II); d'ailleurs, pourquoi se plaindre de la perte des biens comme la fortune ou la gloire? Tous ces biens sont faux et ne méritent point de regrets (l. IlI). Boèce demande alors comment il se fait que parmi les humains les uns soient heureux tandis que les autres sont malheureux. La Philosophie répond que le partage inégal des biens et des maux n'est qu'apparent, et que la Providence proportionne toujours les biens et les maux à ce que chacun mérite (I, IV). Mais, alors, répond Boèce, tout est réglé d'avance par les décrets providentiels et il n'y a plus de libre arbitre, il n'y a plus ni vertu, ni vice, puisque tout ce qui arrive arrive nécessairement par le Providence de Dieu. La Philosophie répond : il faut d'abord remarquer que prévoir d'avance un événement, ce n'est ni le produire ni forcer à le produire; cependant, la connaissance antérieure et infaillible des événements futurs, bien que ne faisant pas elle-même la nécessité de ces événements, est un signe de cette nécessité. Mais il faut remarquer aussi que cela n'arrive que lorsque la connaissance est antérieure aux événements; quand la connaissance est contemporaine, elle ne conditionne en aucune façon ce qu'elle connaît. Or, la science de Dieu est intemporelle; à vrai dire, Dieu voit dans un présent éternel, car il y a différents modes de connaître. En nous-mêmes, l'imagination connaît autrement que notre raison. Dieu, de même, connaît autrement que notre raison. De ce que donc notre intelligence est faible, nous n'avons pas le droit de refuser à Dieu une intelligence plus haute, puisque la faiblesse des sens ne saurait permettre de nier l'imagination, ni la faiblesse de l'imagination le raisonnement, ni la faiblesse du raisonnement l'intelligence (I. V).

Le De consolatione est l'ouvrage le plus original de Boèce, celui où il montre les plus fortes qualités de penseur et d'écrivain. On s'est étonné que l'auteur n'ait fait dans cet ouvrage aucune allusion aux dogmes du christianisme, et c'est une des principales raisons qu'invoquent ceux qui soutiennent que Boèce n'était pas chrétien et que la tradition s'est trompée à son sujet.

Les livres logiques.
Les livres logiques de Boèce sont : 

1° Deux Dialogues où Boèce converse avec son ami Valentin sur l'Introduction de Porphyre aux catégories d'Aristote; 

2° Un Commentaire plus détaillé de ce même ouvrage de Porphyre. C'est là que se trouve posé le fameux problème des Universaux, qui eut, au Moyen âge, une si grande fortune.

Dans les ouvrages suivants, Boèce traduit et commente les diverses parties de l'Organon. Nous trouvons alors :
3° deux travaux (editio prima, editio secunda), sur le De interpretatione. L'editio prima n'est guère qu'une traduction; l'editio secundo est un commentaire assez détaillé; 

4° un commentaire des Analytiques (Priora et Posteriora); 

5° un travail ex professo, De syllogismo categorico

6° un autre De syllogismo hypothetico

7° un commentaire sur les Topiques d'Aristote;

8° un autre sur les Sophismes du même auteur;

9° un commentaire sur les Topiques de Cicéron.

Dans tous ces ouvrages, Boèce a fait preuve d'intelligence et d'une connaissance très exacte et parfois profonde des sujets. Après les avoir lus, on s'aperçoit que les premiers scolastiques eussent moins gagné que perdu à posséder, à la place des commentaires et des travaux de Boèce, le seul texte grec de l'Organon. A la suite des oeuvres de Boèce, on trouve encore divers traités théologiques dont l'authenticité est controversée. L'édition princeps de Boèce est de Venise (1491-1492) ; la plus complète, celle de Bâle (1570). L'abbé Migne a reproduit la collection complète des écrits de Boèce dans sa Patrologie. (Henri de la Ville de Mirmont / Paul Tannery / G. Fonsegrive).


En librairie - Ouvrages de Boèce :  La consolation de la philosophie (trad. Jean-Yves Guillaumin), Belles-Lettres, 2002. - Courts traités de théologie, Le Cerf, 1991.

Jean-Yves Guillaumin, Boèce, Institution arithmétique, Les Belles Lettres, 1995. - Jules Isaac, Le Peri Hermeneias en Occident, de Boèce à saint-Thomas, Vrin.

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