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Ausone est
un poète latin. Né à
Bordeaux en 309 ou 310, mort à la
fin du IVe siècle (vers 394?), généralement
désigné dans les manuscrits
sous les noms de Decimus Magnus Ausonius, noms que la critique moderne
a parfois révoqués en doute, il est le plus grand représentant
de la poésie païenne au IVe
siècle.
Ausone, qui aime à parler de lui,
nous donne dans ses poèmes, dans ceux en particulier qu'il consacre
à la mémoire de ses parents et de ses professeurs Parentalia,
Commemoratio professorum Burdigalensium, les renseignements les plus
complets sur ses origines, ses ascendants et les écoles de Bordeaux
et de Toulouse où il étudia.
Dans la seconde moitié du IIIe
siècle, un noble Gaulois du pays des
Eduens, Argicius, avait été
forcé par les troubles politiques de se réfugier avec son
fils en Aquitaine, à Aquae Tarbellae
(Dax), Le fils d'Argicius, Caecilius Argicius
Arborius, épousa Aemilia Corinthia, dont il eut quatre enfants,
entre autres Aemilia Aeonia qui épousa un médecin de Vasates
(Bazas), établi à Bordeaux, Julius
Ausonius (mort en 377, à 90 ans) : c'est de ce mariage que naquit
le poète.
Ausone parle beaucoup de son père
avec le même respect reconnaissant dont Horace
lui donnait l'exemple. Mais Ausonius était un médecin savant
(il fut celui de Valentinien Ier,
sénateur honoraire de Rome et
de Bordeaux et aussi préfet d'Illyrie),
bienfaisant, ferme dans ses convictions morales, vrai païen philosophe.
Fils unique depuis la mort d'un frère, il semble que toute la famille
ne vive que pour Ausone. Son grand-père, qui s'occupe d'astrologie,
demande aux étoiles le secret de l'avenir de ce cher enfant; sa
grand-mère, plus pratique, l'élève bien; sa tante
Hilaria, qui avait étudié la médecine
comme un homme, et que l'on surnommait plaisamment Hilarius, sa
jeune tante Dryadia l'entourent de leurs soins. Quand il est un peu plus
grand, son oncle Arborius, le rhéteur, dirige ses études
d'abord de grammaire, puis de rhétorique
aux écoles de Bordeaux; quand il passe à Toulouse, il l'appelle
auprès de lui et Iui fait terminer ses études avec éclat.
Après quelques tentatives vers le
métier d'avocat, Ausone, qui reconnaît que ce n'est pas là
sa voie, quitte le tribunal pour l'école, et devient à Bordeaux,
d'abord grammairien, puis rhéteur; il professa trente ans avec un
immense succès. Il se maria, à une époque que l'on
ne peut fixer exactement, avec Attusia Lucana Sabina, fille d'un sénateur
bordelais, homme grave, intègre ami de la retraite et des champs.
Au bout de peu d'années de mariage, Sabina mourut, âgée
de vingt-huit ans. Ausone ne se remaria jamais. De son mariage le poète
eut trois enfants : Ausonius, mort tout enfant; Hesperius Aquilius, qui
eut une brillante carrière (vicaire de Macédoine,
en 875; proconsul d'Afrique
en 376 et 377; préfet du prétoire en Italie,
379, en Gaule, 380; mort au commencement du Ve
siècle), enfin une fille. Celle-ci épousa Valerius Latinus
Euromius, qui fut préfet d'Ilyrie; elle eut de lui cet Ausone, petit-fils
chéri du poète, qui parle souvent de lui, et qui lui adressa,
entre autres pièces, le Liber protrepticus; veuve, la fille
d'Ausone épousa en secondes noces Thalassius, qui fut proconsul
d'Afrique en 378.
Les élèves d'Ausone lui formaient
une famille presque aussi chère que ses propres enfants. On connaît
trois de ses disciples, dont deux lui causèrent de vifs chagrins
pour des causes bien diverses : Pomponius Maximus Herculanus, fils de sa
soeur, jeune homme admirablement doué, qui mourut de débauches,
au moment de devenir grammairien à Bordeaux; et Pontius Meropius
Paulinus, qui abandonna son vieux maître inconsolable pour renoncer
au monde et devenir, sous le nom de saint Paulin,
évêque de Nole en Campanie.
Le troisième des élèves d'Ausone fit la fortune politique
de son maître : c'était Gratien,
fils de l'empereur Valentinien.
-
Une lettre
d'Ausone à Paulin de Nole
Voici, Paulin, la
quatrième lettre qui te retrace mes plaintes connues, et de ses
doux reproches harcèle ta froideur. Mais en retour nulle page de
toi qui me rende ce pieux devoir; pas une lettre dont l'heureux début
m'apporte la formule du salut...
Pourquoi ce refus?
et comment mon langage a-t-il eu le malheur de mériter ces superbes
dédains et un si long silence? L'ennemi reçoit le salut de
l'ennemi, fût-il exprimé en termes barbares; et les mots «
Je te salue ! » se font entendre au milieu des armes. Les rochers
même répondent à l'homme, et les antres renvoient la
parole qui les frappe. Les bois renvoient aussi l'image de la voix; les
brisants mugissent sur les plages; les ruisseaux donnent leurs murmures;
la haie bourdonne quand l'abeille d'Hybla la dépouille; les roseaux
de la rive ont leur douce mélodie et la frissonnante chevelure des
pins jase avec les vents. Chaque fois que l'Eurus léger incline
le feuillage sonore, le chant du Dindyme répond aux forêts
de Gargare. Rien n'est muet dans la nature. Ni l'oiseau des airs, ni le
quadrupède ne se taisent. Le serpent siffle, et les troupeaux des
mers soufflent, comme une faible voix, leur haleine. La cymbale heurtée
rend un son, et la scène en rend un autre sous les pieds des danseurs.
Les tambours mugissent dans les flancs creux de leurs peaux tendues. Les
sistres maérotiques font grand bruit pour fêter Isis. L'airain
de Dodone tinte longtemps, chaque fois que, sous le choc des baguettes
qui les frappent en cadence, les bassins dociles répondent par une
vibration aux coups qui les ébranlent.
Toi, comme un taciturne
habitant de l'Ebalienne Amyclée, ou comme si le dieu égyptien
Sigalion avait scellé tes lèvres, Paulin, tu t'obstines à
te taire. Je comprends ta honte : ta continuelle négligence aime
son propre vice. Comme on rougit d'un si long silence, on désapprend
les devoirs mutuels de l'amitié : ta paresse opiniâtre se
complaît dans sa faute. Qui donc empêche d'écrire simplement
ces mots si courts : Bonjour, Adieu et de confier au papier ces souhaits
de bonheur? Je ne demande pas une page brodée d'un long tissu de
vers, ou des tablettes chargées de phrases accumulées. Une
seule voyelle servait de réponse aux Lacédémoniens
et ils plurent, même par un refus, à un roi irrité.
Car la brièveté est encore une politesse. On dit que Pythagore
ressuscité l'enseignait ainsi, et quand les parleurs semaient de
mots diffus un langage équivoque, à tout sa seule réponse
était : Oui, ou : Non.
Voilà qui
est parler! Rien de plus bref ni de plus complet que ces deux mots; ils
confirment ce qui est prouvé, ils infirment ce qui ne l'est pas.
Personne n'a jamais plu en se taisant; plusieurs, au contraire, en parlant
peu.
Mais où vais-je
m'égarer sottement moi-même en ces discours démesurés?
Que ces deux défauts, quoique bien divers, sont voisins pourtant
: beaucoup parler, ne rien dire! Nous avons tort l'un et l'autre. Et
cependant je ne puis me taire, parce que l'amitié veut être
libre, qu'elle n'accepte aucun joug et qu'elle n'aime point à faire
passer la flatterie avant la vérité.
Tu as donc changé
de sentiments, Paulin bien-aimé? Voilà ce qu'ont produit
ces forêts de la Vasconie, ces neigeuses retraites des Pyrénées,
et l'oubli de notre ciel! A toi donc mes justes imprécations, terre
d'Ibérie! Que le Carthaginois te dévaste! Que le perfide
Hannibal te brûle! Puisse Sertorius exilé te rapporter la
guerre! Ainsi, cet orgueil de sa patrie, et le mien, cet appui du sénat,
c'est Birbilis c'est Calagurris suspendue à ses rochers, qui le
possèderont! ou cette Ilerda qui, du haut de ses ruines couchées
sur des monts rocailleux, contemple, dévorée de sécheresse,
le Sicoris qui roule à ses pieds!
Et c'est là,
Paulin, que tu transportes la trabée et la curule du Latium; là
que tu enseveliras les honneurs reçus de ta patrie? Quel est donc
l'impie qui t'a conseillé un si long silence? Que celui-là
ne puisse plus jamais faire usage de sa voix! Que nulle joie n'exalte plus
son âme! Que jamais les doux accents des poètes, les modulations
variées d'une tendre élégie, que jamais le cri de
la bête ou la voix des troupeaux, que jamais l'oiseau ne charment
son oreille ; que jamais il n'entende Echo retirée au fond des bois
aimés du pasteur, et qui nous console en répétant
nos propos; que, triste ou pauvre, il habite les déserts; qu'il
parcoure muet les croupes des cimes alpestres, comme on dit qu'autrefois,
privé de la raison, fuyant les approches et les traces des hommes,
Bellérophon promena ses pas errants dans les lieux solitaires! Voilà
mes voeux! ô Muses, divinités de la Béotie, exaucez
cette prière et rendez un poète aux Muses du Latium! |
Ausone enseignait depuis une trentaine
d'années, quand l'empereur appela dans son palais le rhéteur
bordelais, que sa réputation désignait pour la charge des
Sénèque et des Fronton.
L'entrée en fonctions d'Ausone, comme précepteur de Gratien,
se place nécessairement entre l'année 363 où Valentinien
fut déclaré empereur,
et l'année 368 où nous voyons Ausone accompagner son élève
dans l'expédition d'Alamanie. Les honneurs se succèdent pour
le nouveau précepteur : Comte, questeur du palais, après
la mort de Valentinien (novembre 375), il est nommé par l'empereur
Gratien préfet d'Italie et d'Afrique (376), puis des Gaules (378)
et enfin consul (379). Toute la famille d'Ausone
se pousse dans les honneurs, en particulier son fils Hesperius et son gendre
Thalassius.
Mais cette prospérité est
éphémère : Gratien est tué (383); malgré
les avances de l'empereur Théodose, Ausone
ne veut pas rester à la cour, après la mort de son élève;
il quitte Trèves pour Bordeaux, le
nid de sa vieillesse, comme il l'appelle lui-même. C'est dans ses
villas (Lucaniacus, Pagus Novarus, etc.), dans la petite maison paternelle,
la villula, qu'il passe ses dernières années, occupé
de travaux littéraires et se reposant au milieu de ses amis, Axius
Paulus, Theon et autres, qui lui envoient et reçoivent de lui de
petits vers, ou auprès du fils de sa fille dont il surveille l'éducation.
On ne sait pas exactement en quelle année
mourut Ausone; sa vie se prolongea certainement jusqu'à la fin du
siècle; les bénédictins
assurent, plutôt qu'ils ne le prouvent, qu'il mourut en 394 (Histoire.
littéraire de la France, t. I., 2e
partie, p. 287). Son fils Hesperius lui survécut quelques années.
L'opinion commune veut qu'Hesperius ait été le père
de Paulin de Pella, autrement nommé Paulin le Pénitent.
Ausone était-il chrétien?
On pourra trouver dans Bayle (Dictionnaire,
article Ausone, remarque D) et dans deux thèses allemandes
plus tardives (H. Speck. Quaestiones Ausonianae, I. de Ausonii
religione, pp. 1-21; Breslau, 1874, et Mertens, Quaestiones Ausonianae,
I, de Ausonii religione, pp. 3-33; Leipzig, 1880), les noms et les
opinions des « habiles gens » qui ont conclu, les uns au paganisme
d'Ausone, en s'appuyant sur ses oeuvres obscènes, jugées
indignes d'un chrétien, les autres à sa croyance au christianisme,
en se fondant sur les poésies religieuses qui portent son nom. Il
semble, au total, qu'Ausone a pu être chrétien de nom ou par
affichage, mais que sa croyance intime, que son inspiration poétique
sont toujours restées profondément païennes.
Les oeuvres d'Ausone
Ausone n'a laissé qu'une oeuvre en
prose, l'action de grâces adressée à Gratien qui venait
de l'élever au consulat (Gratiarum actio dicta domino Gratiano
Augusto). Il prononça à Trèves, en 379, ce discours,
imitation du fameux panégyrique
de Trajan, par Pline le jeune.
On y remarque, en abondance, les figures de rhétorique, les compliments
à Gratien et même à son précepteur qui ne s'oublie
pas, mais aussi les renseignements Ies plus utiles pour l'histoire du temps.
L'action de grâces est le seul ouvrage d'Ausone dont la date soit
connue d'une manière absolument exacte.
Voici la liste des oeuvres en vers dans
l'ordre nouveau suivant lequel l'édition Schenkl a jugé meilleur
de les présenter pour des motifs que l'éditeur explique dans
sa préface (p. LVIILX) :
Dédicaces en distiques
élégiaques adressées à Théodose, au
lecteur, à Syagrius et précédées
d'une lettre en prose de Théodose à Ausone.
Ephemeris « id est totius
diei negotium », dit un sous-titre explicatif. Il n'en reste que
quelques pièces de rythmes et de sujets forts divers : le milieu
de ce poème sur la manière de passer la journée est
perdu. Nous avons le commencement, où Ausone se lève et prie
le divin, et la fin où il commande le repas au cuisinier.
Le Liber Eclogarum, mélange
peu intéressant de pièces astronomiques, astrologiques, anecdotiques,
en vers épiques ou élégiaques, sur les noms des jours
de la semaine et des constellations, sur
les origines des jeux en Grèce,
etc. A ces pièces en est jointe une de Quintus
Cicéron sur un sujet similaire. Deux prières païennes
d'Ausone consul désigné : la première, datée
de la veille des calendes de janvier où il va prendre le consulat,
est adressée à Janus; la seconde,
plus courte, est datée des calendes mêmes. Toutes deux sont
en vers épiques.
Après l'action de grâces
à Gratien, en prose, que Schenkl place ici, viennent des Versus
Paschales, hexamètres, où la prière au Christ
fait un contraste curieux avec la prière à Janus d'Ausone,
consul désigné. La prière du consul Ausone en vers
rhopaliques (du grec ropalon = massue, qui grossit progressivement
depuis le petit bout jusqu'au bout opposé; c'est un vers dont le
premier mot est un monosyllabe, suivi d'une série de mots dont chacun
a une syllabe de plus que le précédent). Schenkl pensait,
contrairement à l'opinion de Peiper et de Brandes, que cette pièce
n'est pas d'Ausone (édit.
Schenkl. Proaemium, pp. 37-38).
L'Epicedion in patrem, touchant
éloge funèbre de son père,
pièce de trente-deux distiques élégiaques, précédée
d'une préface en prose.
De Herediolo, agréable
idylle sur la villula, héritage paternel;
seize distiques élégiaques précédés
d'une très courte préface en prose.
Le Liber protrepticus ad Ansonium
nepotem, cent hexamètres de conseils, pleins de renseignements
sur la famille, adressés par le poète à son petit-fils
et précédés d'une préface en prose a son fils
Hesperius, oncle maternel de l'enfant.
Genethliacon ad Ausonium nepotem,
fragment de vingt-sept hexamètres adressés au même
enfant pour l'anniversaire de sa naissance.
Parentalia, trente poèmes
d'étendue diverse, la plupart en distiques élégiaques,
adressés à la mémoire de parents morts; deux préfaces,
l'une en prose, l'autre en distiques élégiaques, servent
d'introduction à ces poèmes dont plusieurs sont écrits
avec émotion.
Professores, complément
des Parentales, hommage d'Ausone à son autre famille, ses
maîtres et ses collègues; vingt-cinq pièces en mètres
divers, précédés d'une préface et suivis d'un
épilogue également envers.
Les Epitaphes, une préface
en prose où Ausone explique qu'il a traduit ces pièces sur
les héros de la guerre de Troie d'un philosophe
grec. De ces trente-quatre poèmes en hexamètres ou en
distiques élégiaques, les vingt-six premiers sont en effet
consacrés à des personnages de l'Iliade.
La Moselle, précédée
d'une lettre de Symmaque, où l'ami du poète lui fait l'éloge
de son oeuvre. C'est la plus longue (483 hexamètres) et la plus célèbre
d'Ausone; elle a été éditée à part très
souvent. Le sujet, ou plutôt le prétexte, de la Moselle
est un voyage que le poète fit, vers 368, avec son élève
Gratien, de Bingen à Trèves,
au retour d'une expédition de Valentinien en Alamanie (catalogue
interminable des poissons de la Moselle; intéressantes allusions
historiques, passages ingénieux sur les beautés de la nature
et les monuments remarquables qui s'élèvent au bord de la
Moselle).
Les premiers
paragraphes de La Moselle d'Ausone
J'avais traversé
la rapide Nava, dont le cours est assombri par les brouillards; j'avais
admiré les nouvelles murailles données à l'antique
Vincum, où jadis la Gaule éprouva un désastre semblable
à la défaite romaine de Cannes, où gisent dans la
campagne des troupes de morts qui n'ont obtenu ni larmes ni honneurs funèbres.
De là, je m'engage dans une route solitaire, qui traverse une région
boisée, déserte, où l'on ne voit plus trace de cultures
faites par l'homme; je dépasse ainsi l'aride Dumnissus, entouré
de terres qui ont soif, et Tabernes, arrosée par une source qui
ne tarit jamais, et les champs délimités naguère aux
colons Sarmates : enfin, dès les frontières des Belges, j'aperçois
Noiomagum, illustre camp du divin Constantin. Dans ces campagnes, l'air
est plus pur; et, à sa lumière sereine, Phébus, maintenant
vainqueur des nuages, découvre l'Olympe éclatant. Ce ne sont
plus ces branches enlacées par des liens mutuels, au milieu desquelles
on cherche le ciel que dérobe une obscurité verdoyante; rien
désormais n'envie aux yeux le clair rayonnement du soleil et l'éclatante
pureté du ciel : l'air est libre et le jour transparent. Alors,
tout dans ce spectacle qui me charmait, émut mon coeur, et me rappela
l'aspect et la beauté de la brillante Burdigala, ma patrie; tout
: ces villas dont le faîte s'élève sur les rives qui
dominent le fleuve, ces collines vertes de vignes, ces belles eaux de la
Moselle qui coule à leurs pieds avec un murmure presque insensible.
Salut, fleuve dont
les bienfaits sont célébrés par les campagnes et par
les cultivateurs, fleuve à qui la Belgique doit ces murailles que
les chefs de l'Empire ont jugées dignes de les recevoir; ô
fleuve dont les coteaux plantés de vignes produisent un vin parfumé,
fleuve verdoyant dont les rives sont semées de gazon! Comme l'Océan,
tu portes les navires; comme une rivière, tu as un lit en pente
où descendent tes eaux; par tes profondeurs transparentes tu es
le rival des lacs; ton courant qui frémit te fait ressembler aux
ruisseaux; et, grâce à l'eau potable que tu fournis si limpide,
tu l'emportes sur les sources les plus fraîches : seul, tu possèdes
réunis tous les privilèges des sources, des ruisseaux, des
fleuves, des lacs, et de la mer qui par son double flux offre aux navires
une double voie. Tes eaux paisibles glissent rapidement sans avoir à
subir le bruit sourd du vent, sans avoir à lutter contre les écueils
cachés. Aucun bas-fond qui, par son bouillonnement, te force à
précipiter ton courant devenu impétueux; aucun amas de terre
qui, s'élevant au milieu de ton lit, s'oppose à ton cours
et t'enlève l'honneur d'un nom mérité, par la formation
d'une île qui chasse le fleuve et le divise en deux branches. Le
sort t'a permis de donner une double voie aux navires soit que, là
où ton courant seconde la navigation, les
rames rapides frappent
tes flots qu'elles agitent; soit que, remontant tes rives, sans cesser
un instant de remorquer leur embarcation, les mariniers raidissent sur
leurs épaules les câbles fixés aux mâts. Toi-même,
étonné de la course rétrograde que tes eaux faisaient
dans ton fleuve, combien de fois n'as-tu pas pensé que ton cours
naturel en semblait ralenti! Tu ne couvres pas tes rives de ces herbes
nées dans la vase, et tu ne répands pas d'un flot paresseux
une bourbe immonde sur tes bords : on peut s'avancer à pied sec
jusqu'à l'endroit où tes eaux commencent.
Allez, maintenant!
Tapissez un sol uni d'incrustations phrygiennes, étendez une plaine
de marbre dans vos salles lambrissées! Quant à moi, dédaigneux
des splendeurs qu'ont procurées la fortune et les richesses, j'admirerai
l'oeuvre de la nature, et non pas ce luxe chéri des dissipateurs,
ces excès fous d'une indigence qui se réjouit de sa ruine!...
Ici, un sable résistant recouvre les grèves humides; les
pieds ne s'y impriment point et n'y laissent pas de traces qui rappellent
leur forme. A travers ta surface polie, on voit tes profondeurs transparentes
: tu n'as rien de caché, ô fleuve! Tel l'air bienfaisant offre
un libre accès aux regards qui le pénètrent, alors
que les vents au repos ne gênent point la vue dans l'espace : de
même notre vue s'étend jusqu'aux régions intimes du
fleuve, nous apercevons, loin de nous, les fonds les plus bas au-dessous
des eaux, et les retraites de ce mystérieuses profondeurs nous sont
découvertes, lorsque le courant est paisible, lorsque les eaux qui
glissent transparentes, dévoilent, éclairées d'une
lumière azurée, les formes des objets répandus çà
et là; tantôt c'est le sable qui se ride, sillonné
par la vague légère; tantôt c'est le gazon qui tremble
et s'incline sur le fond verdoyant. Au-dessous des eaux où elles
sont nées, les herbes agitées subissent l'action du courant
qui les ébranle; le caillou brille, puis se cache, et le gravier
fait ressortir la mousse verte. La côte tout entière des Bretons
de Calédonie offre un spectacle semblable quand le reflux laisse
à nu les algues vertes, et ces rouges coraux, et ces blanches perles,
végétations des coquillages, délices de l'humanité,
qui, sous des eaux si fécondes en richesses, rivalisent, comme de
véritables colliers, avec les objets de notre luxe. C'est ainsi
qu'au-dessous des ondes charmantes de la paisible Moselle, l'herbe, par
le contraste de sa couleur, découvre les cailloux dont elle est
mêlée.
Cependant, les yeux
attentifs se fatiguent à suivre les allées et venues des
troupes de poissons qui glissent et jouent entre eux. Mais toutes ces espèces
qui nagent en traçant des courbes sinueuses, toutes ces armées
qui remontent le courant du fleuve : leurs noms, le dénombrement
des enfants de cette race immense, il n'est pas permis de les publier.
Il ne le tolère pas, le dieu qui a obtenu en partage la charge du
second lot du monde et la garde du trident des mers.
O Naïade, toi
qui habites les rives fluviales, fais-moi connaître les divers groupes
de ce troupeau couvert d'écailles ; dis-moi quelles sont les bandes
de poissons qui nagent dans le lit du fleuve azuré.
Revêtu d'écailles,
le meunier brille parmi les sables couverts d'herbages; sa chair est très
tendre; les arêtes s'y entassent à rangs serrés; il
ne peut attendre plus de deux fois trois heures pour être servi sur
les tables. Ensuite, voici la truite dont le dos est constellé de
taches de pourpre, et la loche qui ne peut faire de mal au moyen de l'aiguillon
d'aucune épine; et l'ombre légère, qui échappe
aux regards, tant elle nage avec rapidité; etc. |
Ordo urbium nobilium, description
en cent soixante-huit hexamètres des plus illustres villes de l'Empire
romain, qui commence par une simple mention de Rome pour se terminer
par un éloge éloquent et ému de Bordeaux.
Ludus septem sapientum, «
Jeu » qui fut peut-être déclamé par des histrions
à la manière des « jeux » du Moyen
âge. Ausone indique son sujet dans une préface en distiques
élégiaques, adressée au proconsul Drepanius. Puis
vient le jeu proprement dit (deux cents douze vers senaires); un ludius
(= acteur) annonce les sages, qui viennent chacun
débiter des sentences conformes à leur caractère traditionnel.
Chilon, en véritable Laconien, est concis (seize vers); Solon, au
contraire, très loquace (cinquante-huit vers).
Caesares, hexamètres sur
l'ordre de succession, l'époque, la mort des douze
Césars dont Suétone a raconté
l'histoire; puis des quatrains (deux distiques en vers élégiaques),
sur vingt-quatre empereurs de Jules César
à Héliogabale.
Epigrammes qui se trouvaient au
commencement et à la fin des Fastes,
dédiés à son fils Hesperius, ouvrage aujourd'hui perdu
qui allait jusqu'à l'an 382.
Une dédicace, imitée de
Catulle, adressée à l'orateur poète
Drepanius Pacatus, celui à qui est dédié le Jeu
des Sept sages, panégyriste de l'empereur Théodose et
jeune ami d'Ausone, qui l'appelle son fils.
Cupidon mis en croix, pièce
de cent trois hexamètres, imitée de Virgile,
agréable quoique un peu affectée, précédée
d'une préface en prose adressée à Grégorius,
que le poète appelle son fils et dans laquelle il dit avoir emprunté
le sujet de son poème à une peinture murale de Trèves.
Bissula, pièce consacrée
à une petite Allemande, Bissula, prise à la guerre de 368
et donnée par Valentinien au poète. Ces petits poèmes
sont précédés d'une sorte d'excuse au lecteur, et
de deux préfaces, l'une en vers, l'autre en prose à Paulus,
sans doute Axius Paulus, professeur et poète, ami et correspondant
d'Ausone.
Griphus ternarii numeri, laborieuses
énigmes sur le nombre trois (quatre- vingt-dix hexamètres,
précédés d'une langue préface en prose à
Symmaque).
Technopaegnion, plus de cent cinquante
hexamètres qualifiés par Ausone de « jeu artistique
» : ce sont plusieurs séries de tours de force; par exemple.
chaque vers se termine par un monosyllabe qui commence le vers suivant.
La dernière pièce, le Grammaticomastix, torture des
grammairiens est le comble du genre. En tête, deux préfaces
en prose à Drepanius Pacatus et an futur saint Paulin.
Le Centon nuptial, assez spirituel
mais trop long, que précèdent et suivent deux justifications
en prose adressées à Paulus. Ce sont 137 hexamètres
formés de morceaux de vers virgiliens pris çà
et là et dont le rapprochement amène des descriptions naturalistes
auxquelles Virgile ne songeait guère. Quelques pièces en
hexamètres sur des sujets peu intéressants et peu poétiques,
imités ou traduits du grec. L'authenticité de la plupart
de ces morceaux a été souvent contestée (Centon).
Les lettres (Epistolae) au nombre
de vingt-cinq, la plupart en hexamètres, presque toutes en vers.
Quelques-unes à Paulus sont en latin macaronique, mélangé
de mots grecs. Ces lettres, qui sont quelquefois
des poésies de circonstance, offrent un grand intérêt
par les renseignements qu'elles donnent sur Ausone et son temps.
Le livre des Epigrammes au nombre
de cent quatorze, la plupart en distiques élégiaques. Quelques-uns
en grec, d'autres en grec mêlé de latin;
traductions de l'anthologie grecque, anecdotes et personnalités,
bons mots sur des oeuvres d'art où la même idée est
retournée à satiété dans plusieurs morceaux
similaires, ces épigrammes, malgré
la diversité des sujets, ne laissent pas d'être monotones.
Voilà les oeuvres que Schenkl a admises
comme authentiques : il a rejeté à l'appendice comme apocryphes
les Periochae de l'Iliade et de l'Odyssée, qu'il était
enclin d'attribuer à Fulgentius; ce sont des sommaires, vers et
prose, de chaque chant de l'Iliade et de l'Odyssée;
les Roses, vingt-cinq distiques élégiaques, qui
font parfois penser à la pièce fameuse de Ronsard;
les sentences des Sept sages et un certain nombre d'épigrammes
(trente-six) découvertes par Merula et reproduites après
lui par les éditions successives d'Ausone.
L'énumération des oeuvres
d'Ausone suffit à montrer ce que doit être son inspiration
poétique; il est très érudit, très habile,
il sait se tirer de tous les obstacles de versification où il se
complaît. Le mérite de la difficulté vaincue est son
plus grand titre de gloire. Quant à un vrai sujet poétique
à développer, son temps ne lui en offrait pas.
Le poète bordelais est surtout utile
pour l'histoire à qui il donne un tableau complet de la société
contemporaine. Les jugements de la critique sur Ausone ont beaucoup varié.
Objet fréquent de l'imitation des poètes latins de décadence,
des Gallo-Romains et des chrétiens surtout, il est à la Renaissance
et au XVIe siècle très apprécié
par les philologues dont le goût, encore peu épuré,
admire complaisamment ses tours de force poétiques et sa grâce
affectée. Le XIXe siècle
estimera Ausone moins à cause de son talent poétique que
les éclairages historique qu'offre son oeuvre : En Allemagne
on a ainsi placé, pour leur intérêt historique, les
poèmes d'Ausone au nombre des Monumenta Germaniae historica.
(H. De la Ville de Mirmont).
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