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La flagellation

On trouve très anciennement la flagellation et la fustigation parmi les peines infligées par voie de correction religieuse. La synagogue faisait administrer un certain nombre de coups, qui ne pouvait excéder trente-neuf, à certains délinquants et tout spécialement à ceux qu'elle condamnait comme apostats ou hérétiques. Saint Paul dit avoir ainsi reçu des juifs cinq fois quarante coups de fouet moins un (2 Cor., XI, 24). Buxtorf prétend que, au jour de l'expiation solennelle, tous les juifs se confessaient. Ils se retiraient dans un coin de la synagogue : l'un, incliné profondément devant l'autre et le visage tourné vers le Nord; l'autre, qui faisait l'office de confesseur, lui frappait sur le dos trente-neuf coups d'une lanière de cuir, en récitant ces mots : 
Dieu, qui est miséricordieux, condamne l'iniquité, mais il n'extermine pas le pêcheur; il a détourné sa colère et n'a point allumé sa fureur. 
Comme le texte hébreu n'a que treize mots, il le répétait trois fois, accompagnant d'un coup chaque mot. Pendant ce temps, le pénitent confessait ses péchés, en se frappant la poitrine. Puis, les rôles étaient intervertis : le confesseur devenait le pénitent; il se prosternait, se confessait et recevait les trente-neuf coups de lanière (Synagoga judaica; Bâle, 1603). 

Une lettre de saint Augustin (Epist. 159 ad Marcellum) atteste que, dans l'exercice de leur juridiction, les évêques prononçaient des condamnations au fouet. Trois fouets étaient appendus à un pilier de l'église du mont de Nitrie, un pour les moines fautifs, un autre pour les voleurs, le troisième pour les étrangers qui se conduisaient mal. Un concile d'Agde (506) ordonna de fustiger les moines indociles et les clercs coupables d'ivrognerie (Can. XXXVIII). Le premier concile de Mâcon édicta une peine de trente-neuf coups contre le clerc qui citerait un ecclésiastique devant les juges laïques (Can. VIII). Le concile de Braga (675) exempta des châtiments corporels les ordres supérieurs du clergé, afin de ne pas les dégrader (Can. VI). La bastonnade et le fouet sont compris dans la discipline de Cassien et de Columban, ainsi que dans celle de saint Benoît. La légende montre ce saint usant paternellement sur les membres de ses religieux d'une solide baguette, qui avait la vertu de chasser du corps de ceux qu'il tentait le démon, qui n'aime pas les coups. La règle de Chrodegang prescrit la flagellation même contre les chanoines. Dans les plaids épiscopaux tenus sous les Carolingiens, les évêques pouvaient condamner au fouet les pécheurs dénoncés devant eux.

Au mot Disciplina, Du Cange cite, d'après un manuscrit, l'art. 33 du Liber ordinis sancti Victoris indiquant la manière dont la discipline pénale devait être administrée aux religieux. 

« Celui qui doit recevoir la discipline se relèvera sur les genoux et retirera modestement ses vêtements; puis, les ramenant au-dessous de sa ceinture, il se prosternera de nouveau. Ainsi gisant, il devra ou se faire ou ne prononcer que ces seuls mots : Je me purifierai de ma faute (Mea culpa ego me emundabo). Qu'aucun autre ne parle, à moins que ce ne soit quelqu'un des prieurs voulant intercéder. La discipline administrée, on aidera le patient à remettre ses habits. Ainsi revêtu, il se tiendra debout et immobile jusqu'à ce que l'abbé lui dise : Va t'asseoir (Ito sessum). Alors, s'inclinant, il regagnera sa place. - Qu'on sache bien qu'un supérieur en ordre ne doit pas être frappé par son inférieur, c.-à-d. un prêtre par un diacre, mais l'égal par l'égal, l'inférieur par le supérieur. » (Glossarium mediae et infimae latinitatis; Paris, 1840-1847, 7 vol. in-4.).
L'imagerie' catholique représente parfois saint Jérôme avec une espèce de martinet composé de cinq ou six petites lanières agrémentées de morceaux de fer ou de plomb. Aucun document historique n'autorise cette représentation; la forme même de l'instrument semble indiquer une invention du Moyen Âge. Mais il n'est pas invraisemblable que cet austère docteur, qui ne reculait devant aucun moyen de mortifier son corps, se soit flagellé, pour écarter les visions lascives et éteindre les ardeurs, libidinum incendia, qui le tourmentaient même dans le désert et jusqu'à un âge fort avancé. Il les confesse en termes navrés, et il reconnaît que le froid et le jeûne étaient impuissants contre elles. Il est probable que les causes qui menaient les solitaires au désert et les moines au couvent durent de tout temps les induire à pratiquer la flagellation volontaire, pour affliger leur chair et ainsi repousser les tentations ou expier les péchés commis. 
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Flagellants.
Flagellants (Espagne, XVIe s.).

Néanmoins, il serait difficile de produire aucune preuve positive du fait, avant le XIe siècle. On voit alors la flagellation fleurir avec Gui, abbé de Pomposa, Popon, abbé de Stavelot, Pierre Damien et saint Dominique l'Éncuirassé. Les libri paenitentiales permettaient d'échanger les peines ecclésiastiques, notamment le jeûne et la récitation agenouillée des Psaumes contre d'autres pratiques moins pénibles ou de les racheter avec de l'argent. Pierre Damien, plus sévère, enseigna la conversion des jeûnes, imposés comme pénitence, en flagellation. A cet effet, il dressa un tarif indiquant le nombre de coups correspondant à un certain nombre de jours de jeûne 1000 coups peuvent être donnés pendant qu'on récite dix psaumes, 15000 remplissent la durée du psautier tout entier; d'où il suit que si l'on récite vingt fois le psautier tout entier, en se donnant le nombre réglementaire de coups, on accomplit une pénitence de cent ans. Saint Dominique l'Encuirassé, qui acquit en cet exercice une célérité extraordinaire, était parvenu à réaliser en six jours cette pénitence de cent ans, c.-à-d. à s'administrer 300 000 coups.

Cette doctrine et ces exemples introduisirent dans les couvents la flagellation générale et régulière. Tout moine devait être fouetté chaque vendredi, après sa confession, soit par lui-même, soit par un des frères, en cellule, en chapitre ou dans l'oratoire. Dans le monastère de Saint-Gall, l'instrument était appendu à un pilier de la salle du chapitre. Le vendredi rappelait la mort de Jésus-Christ; le souvenir de la flagellation qu'il avait endurée en sa passion fit attribuer aux étrivières pieusement reçues une signification et une valeur qu'on n'avait point soupçonnées pendant les onze premiers siècles : on les considéra comme une sorte de communion aux souffrances du Sauveur.

Parmi les laïques, beaucoup, hommes et femmes, riches et pauvres, serfs et princes, s'empressèrent de pratiquer cette dévotion. Il s'établit des confréries pour répandre sur toute la chrétienté les grâces qu'elle devait assurer. Un des vitraux de la Sainte-Chapelle montre saint Louis agenouillé devant deux moines armés de verges et courbant humblement le dos pour recevoir leurs coups. En 1260, un dominicain, Ranieri, persuada les habitants de Pérouse de conjurer par des flagellations publiques les calamités résultant des dissensions des guelfes et des gibelins. Des troupes se formèrent, qui parcoururent les villes et les campagnes, en chantant des cantiques et en se flagellant. De l'Italie, le mouvement s'étendit dans le midi de la France, la Souabe, la Lorraine, l'Alsace, l'Autriche et les Pays-Bas. Condamnées par l'Église, qui n'aime pas que le peuple se donne ce qu'elle ne lui donne pas, et comprimées par les princes et par les magistrats, ces premières fermentations paraissent avoir eu peu de durée. Mais le germe qui les avait produites subsista, conservé peut-être par associations secrètes, mais bien certainement dans les souvenirs du peuple. 

Au milieu du siècle suivant, les ravages causés par la peste noire, qui détruisit le tiers de la population de l'Europe, inspirèrent l'idée que les pénitences canoniques étaient insuffisantes, et que l'indignité du clergé n'était point étrangère à cette inefficacité. Les âmes en détresse cherchèrent un moyen suprême de fléchir la colère de Dieu. Alors se produisit une de ces inventions pseudo-épigraphiques qu'on trouve si fréquemment en l'histoire religieuse, aux temps de surexcitation. Une lettre apportée par un ange sur l'autel de l'église de Saint-Pierre à Jérusalem et scellée du sceau dont l'Évangile avait été scellé, annonça que Dieu avait résolu de détruire la terre souillée de crimes; touché par les supplications de la sainte Vierge et des anges, il avait renoncé à ce dessein, mais il avait déclaré que ceux qui voulaient se sauver devaient sortir pendant quelque temps de leur pays et faire pénitence en se disciplinant publiquement. Des confréries se constituèrent pour satisfaire à l'ordonnance divine, d'abord en Pologne, puis dans toutes les contrées de l'Allemagne. Par la Flandre et la Picardie, elles pénétrèrent jusque dans le diocèse de Reims, qu'elles ne semblent pas avoir dépassé. Dans l'Est de ce qui est devenu le territoire de la France, elles se répandirent surtout en Lorraine et en Alsace.

Ces pénitents s'appelaient eux-mêmes les dévots et ils proclamaient que la flagellation est la dévotion par excellence. Ils n'excluaient point péremptoirement les membres du clergé, mais ils ne leur permettaient pas d'assister à leurs conseils secrets ni de parvenir à leurs dignités électives, propter quod laici sunt clero graviter indignati, dit une vieille chronique. C'était donc parmi les laïques seulement que chaque confrérie élisait son maître ou général de la dévotion et son conseil dirigeant. Pour être admis dans l'association, il fallait, après avoir reçu les sacrements, renoncer aux passions qui règnent dans le monde, spécialement à tout sentiment de haine ou de vengeance et à tout commerce avec les femmes. Les confrères ne pouvaient accepter ni secours, ni aumônes, ni même aucune nourriture sans l'autorisation de leur chef. Les règlements obligeaient les récipiendaires à justifier de leurs moyens de subsistance pour la durée du pèlerinage. Ordinairement, ils ne restaient dans un lieu qu'un jour et une nuit. Ils parcouraient les villes et les campagnes, par bandes de cent à deux cents pénitents, précédés d'une bannière où la croix était figurée; ils marchaient deux à deux, portant sur leurs épaules un manteau de couleur parfois sombre, mais habituellement blanche, comme symbole de purification. Sur ce manteau, l'image de la croix devant et derrière. Leur tête et leur visage étaient couverts d'un voile ou d'un capuchon décoré aussi de la croix. De là, le nom de Crucigères, ou Frères de la Croix ou Pèlerins de la Croix, qui leur est fréquemment donné par les contemporains. Quand ils entraient dans une ville, ils se rendaient d'abord à l'église; de là, ils se dirigeaient vers une des places publiques, en chantant des cantiques, dont voici un spécimen caractéristique :

Or, avant, entre nous tous frères,
Battons nos charognes bien fort,
Et remembrant la grant'misère
De Dieu et sa piteuse mort,
Qui fut prins en la gent amère,
Et vendu et trais à tort,
Et battu sa char vierge et dère,
Au nom de ce, battons plus fort.
Sur la place où ils devaient accomplir leur dévotion, ils se dépouillaient de leurs vêtements jusqu'aux reins, et formaient un grand cercle, au milieu duquel on apportait les malades et les infirmes, dont beaucoup se trouvèrent miraculeusement guéris; ce qui stimula si véhémentement la foi du peuple, qu'à Strasbourg on leur présenta même un enfant mort.

La flagellation sacramentelle était précédée d'une flagellation préparatoire, pour laquelle tous les pénitents, prosternés à terre dans des positions diverses, mimaient les péchés qu'ils avaient à expier. Quand le maître de la dévotion, passant d'un pécheur à l'autre, avait administré à chacun un nombre de coups proportionné à ses fautes, tous se levaient pour la pénitence commune. Les instruments de cette discipline étaient des fouets armés de pointes de fer; il fallait que le sang coulât pour que l'expiation fût méritoire. Cette flagellation avait lieu deux fois par jour; elle devait être renouvelée pendant trente-trois journées et douze heures, en l'honneur du temps que Jésus-Christ a passé sur la terre. Cette série s'appelait une dévotion, un pèlerinage; elle suffisait au salut individuel, des flagellants; mais la pénitence générale devait durer trente-trois ans pour l'Europe entière.

Dans la plupart des villes, le peuple allait au-devant des frères de la Croix, forçant, au besoin, le magistrat de leur ouvrir les portes; quand ils partaient, on leur faisait cortège. A Strasbourg, plus de mille personnes les suivirent et se joignirent à eux. Par sa nature, cet enthousiasme ne devait guère durer plus longtemps que la cause qui l'avait excité, la terreur inspirée par la peste noire. D'ailleurs, dès le commencement du mouvement, le clergé et les princes, qu'il alarmait également, s'étaient concertés pour le comprimer; car les flagellants n'étaient point sans attribuer à la corruption des grands et du clergé les châtiments que la colère divine infligeait à la terre. Dès 1348, Clément VI avait dénoncé à tous les évêques de la chrétienté leur dévotion; le 13 octobre de l'année suivante, d'accord avec Philippe de Valois, il fulmina une balle qui la condamnait formellement comme hérétique. On imputa à ces pénitents les troubles provoqués par les mesures prises contre eux et on les accusa des désordres moraux dont on argue ordinairement contre ceux qu'on persécute. Il ne parait point qu'à l'origine ils aient formulé des propositions hérétiques; mais, en fait, leur défiance à l'égard du clergé et la valeur suprême attribuée par eux à un moyen de salut différent de ceux dont l'Église dispose, contenaient des germes latents de schisme et d'hérésie. La persécution les développa et suscita parmi les flagellants une secte anticatholique. Plus tard, l'un d'eux, le Thuringien Conrad Schmidt, enseigna que leur discipline rendait inutiles le baptême, la confession et tout le ministère des prêtres. 

En 1389, à l'époque où les fidèles gémissaient sur le schisme d'Occident, un pèlerinage de pénitents, surnommés les bianchi ou les blancs battus, à cause de la couleur de leurs manteaux, descendit des Alpes dans la Haute-Italie, chantant le Stabat mater et des cantiques italiens. Le peuple les accueillit avec une vive sympathie. Quand ils s'approchèrent des États de l'Eglise, le pape italien fit brûler leur chef et ils furent dispersés. En 1414, cent vingt-sept flagellants furent brûlés à Sangershausen et dans les environs, sur les poursuites de l'inquisiteur Schoenefeld. Cependant, vers la même année, un autre dominicain, que le saint-siège a canonisé, saint Vincent Ferrer, prêchant la pénitence dans les pays méridionaux, conduisait des processions de flagellants. Il fut désapprouvé parle concile de Constance. A cette occasion, Gerson écrivit son Traité contre la secte de ceux qui se flagellent (Epistola ad Vincentium).

Au commencement de son règne, Henri III rencontra dans les rues d'Avignon des compagnies de flagellants; il s'y enrôla, tant par prédisposition naturelle que par désir de manifester son aversion contre les doctrines protestantes. La cour et les principaux des grosses villes l'imitèrent. Il y eut alors trois ordres de pénitents, portant tous le fouet à la ceinture, mais divers par la couleur et par le patronage : les blancs étaient ceux du roi, les noirs ceux de la reine, les bleus ceux du cardinal d'Armagnac. Parmi tous, les mignons du roi se distinguaient par la superbe élégance du coup avec lequel ils faisaient jaillir le sang de leurs épaules. A la fin du XVIIIe siècle, on rencontrait encore, en Avignon et en Provence, des confréries de pénitents qui se fustigeaient publiquement. 

La flagellation publique a disparu  en France au XIXe siècle; la flagellation intime a subsisté, elle, discrètement cultivée, mais honorée de haute et singulière estime par l'Église catholique, à qui l'expérience séculaire du confessionnal a donné une connaissance si profonde de la nature humaine. Non seulement elle est restée pendant ce siècle comprise dans la règle de plusieurs ordres de religieux et de religieuses, et elle apportait dans les cloîtres un intermède ou plutôt un condiment précieux pour relever, par des sensations d'une âcre mysticité, la monotonie et les langueurs de la vie contemplative; mais elle était spontanément pratiquée par des laïques épris de pénitence ou de sainteté. On la préconisait comme pénitence pour les péchés, comme moyen de mortification et de résistance contre les tentations, mais surtout comme communion aux souffrances de Jésus-Christ. C'est cette dernière considération que les apologistes du XIXe siècle font principalement valoir; elle doit être fort puissante sur les femmes et même sur certains hommes. Le célèbre dominicain et académicien Lacordaire se disciplinait passionnément. Voici ce qu'écrit à ce propos un de ses admirateurs : 

« Oui, en plein XIXe siècle, au lendemain de la Révolution et quand la cendre ironique de Voltaire était à peine refroidie, cet avocat, ce libéral, cet écrivain, cet homme d'esprit, cet orateur, ce grand homme, le P. Lacordaire, se donnait la discipline tous les jours et plusieurs fois par jour souvent. Il obligeait ses frères, au nom de la sainte obéissance, à l'attacher les épaules nues à un poteau, à le flageller, à lui cracher au visage, à le fouler aux pieds, à le lier sur une croix pendant les trois longues heures que Jésus-Christ son maître était resté vivant et sanglant sur la sienne... Ah ! disait Lacordaire, si le monde connaissait ce qu'il y a de bonheur à se sentir flagellé pour celui qu'on aime ! » (H. Villard, Correspondance inédite du P. Lacordaire, Paris, 1870, p. 120 in-8.).
L'importance de la flagellation dans la discipline monastique a fait donner le nom commun de discipline aux divers instruments destinés à l'administrer : corde avec ou sans noeuds, courroie, férule, fouet simple ou armé de pointes de fer, martinet composé de lanières, de cordelettes, de bandes de parchemin tortillées et nouées ou de petites chaînes, bâton, baguette forte, faisceau de petites baguettes ou de branchages. (E.-H. Vollet).
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Dictionnaire Religions, mythes, symboles
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