| Mathématiques. Comme mathématicien d'Alembert a joué un fort grand rôle. Les nombreux travaux qu'il a publiés jouissent de la faveur des savants. Nous citerons : ses mémoires sur la Réfraction des corps solides et sur le calcul intégral où il a relevé quelques erreurs de P. Reynau, fortrenommé de son temps; son Traité de Dynamique (1743, nouv. éd. 1758 et 1796); ses Réflexions sur la cause générale des vents (1744); son Traité de l'équilibre et du mouvement des fluides pour servir de supplément au traité de Dynamique (1744, nouv. éd. 1770); ses Recherches sur la précession des équinoxes (1749); Sur différents points importants du système du monde; sa Nova tabularum lunarium emendatio (1756); sans parler de ses Éléments de philosophie où il a abordé nombre de questions mathématiques, et d'une foule d'opuscules dont la réunion ne forme pas moins de 8 volumes (1761 et années suivantes); mais le plus beau titre de gloire mathématique de d'Alembert est l'énoncé et la démonstration de son fameux principe. Le principe de d'Alembert fournit une méthode générale pour mettre en équations tous les problèmes relatifs au mouvement d'un système de corps liés entre eux d'une manière quelconque; c'est un de ces résultats à la fois simples et féconds, qui en même temps qu'ilss renouvellent la face d'une science, deviennent presque évidents pour l'esprit, à mesure qu'on s'habitue à les appliquer, et l'on s'étonne alors qu'ils aient pu rester inaperçus et devenir un titre sérieux de gloire pour celui qui les a énoncées le premier. Pour se rendre compte de l'importance de la découverte de d'Alembert, il est nécessaire de jeter un coup d'oeil sur l'état dans lequel elle a trouvé la mécanique; il suffira pour cela de résumer l'analyse historique des principes de la dynamique, présentée par Lagrange dans sa Mécanique analytique, un livre que les mathématiciens s'accordent à regarder comme un monument d'esprit philosophique, autant que de science mathématique. Le principe de l'inertie du point matériel et celui de l'indépendance des effets simultanés de plusieurs forces sur un même point, découverts par Galilée, précisés et perfectionnés par Huygens et par Newton, suffisent pour déterminer le mouvement d'un corps libre sollicité par des forces quelconques, pourvu que le corps puisse être regardé comme se réduisant à un simple point; ils s'appliquent encore à l'étude d'un système quelconque de points matériels, quand on connaît la loi de leurs actions mutuelles, toutes les fois qu'il n'existe entre eux aucune liaison, et même lorsque les liaisons consistent uniquement en ce que certains points sont assujettis à se mouvoir sur des courbes, ou sur des surfaces données. Mais lorsque l'on considère plusieurs corps liés entre eux d'une manière quelconque et agissant les uns sur les autres, par impulsion ou par pression, soit directement comme dans le choc, soit par l'intermédiaire des liaisons; lorsqu'il s'agit même d'un corps unique de dimensions finies, et regardé comme un assemblage de points matériels liés entre eux d'une manière invariable, il n'est pas en général possible de découvrir directement les forces qui proviennent de ces liaisons et les principes de Galilée ne suffisent plus à la détermination du mouvement. Le Traité de Dynamique de d'Alembert. Pendant près d'un demi-siècle, les plus grands mathématiciens Huygens, les Bernoulli, Clairaut, Euler, L'Hôpital, ont exercé leur sagacité dans des problèmes de ce genre, parmi lesquels celui du centre d'oscillation fut surtout célèbre par les efforts auxquels il donna lieu, et l'influence qu'il eut sur les progrès de la mécanique. Ce problème, qui a pour objet de trouver la durée des oscillations d'un corps pesant, capable de tourner librement autour d'un axe horizontal, avait été posé aux géomètres dès le milieu du XVIIe siècle, par Mersenne; il occupa Descartes, Roberval, Huygens, et ne reçut qu'en 1703 une solution entièrement directe et rigoureuse, due à Jacques Bernoulli. Dans toutes ces questions, la difficulté consistait à découvrir les forces que l'on doit substituer aux liaisons, pour ramener l'étude du mouvement de corps liés entre eux à celle du mouvement de points matériels entièrement libres; les mathématiciens y parvinrent dans un certain nombre de cas, assez restreints, mais aucun d'eux. n'avait encore réussi à poser des règles vraiment fixes et générales, lorsqu'en 1742 d'Alembert lut, à l'Académie des sciences de Paris, un mémoire contenant un principe général pour trouver le mouvement de plusieurs corps qui agissent les uns sur les autres, d'une manière quelconque. Ce principe qui se rattache à celui de l'égalité entre l'action et la réaction dû à Newton, et dont Lagrange trouve un premier germe dans la solution donnée par Jacques Bernouilli au problème du centre d'oscillation, s'énonce habituellement aujourd'hui de la manière suivante : lorsqu'un système de points matériels liés entre eux d'une manière quelconque, se meut sous l'action de forces quelconques, il y a, à chaque instant, équilibre, en vertu des liaisons, entre ces forces et les forces d'inertie, c.-à-d. les forces égales et directement opposées à celles qui produiraient, pour chaque point matériel supposé libre, le mouvement qu'il suit en réalité. Cet énoncé diffère dans la forme de celui donné par d'Alembert lui-même, lequel, préoccupé d'écarter de la science certaines opinions ontologiques sur la force, qui étaient encore l'objet de vaines discussions, a fondé sa dynamique sur la considération purement géométrique des quantités de mouvement. Aujourd'hui que la notion de force a pris dans la plupart des esprits un caractère positif, l'emploi du mot n'offre plus d'inconvénients sérieux; mais il n'en est pas moins intéressant de remarquer avec quelle dérision l'illustre auteur proscrit ce qu'il appelle des êtres obscurs et métaphysiques, capables de répandre les ténèbres sur la science la plus claire par elle-même. Quelle que soit d'ailleurs la forme sous laquelle on énonce le principe, il s'applique aussi bien aux changements brusques produits par les chocs, qu'aux changements qui s'opèrent d'une manière continue, et permet dans tous les cas de faire dépendre la détermination du mouvement d'un système quelconque, de la rechercher des conditions d'équilibre de ce même système. La dynamique se trouve ainsi ramenée à la statique; et Lagrange ayant, au moyen du principe des vitesses virtuelles, réduit cette dernière science à une formule unique, réduisit aussi par cela même à une selle formule générale tous les problèmes de la dynamique. C'est le générale des conséquences de cette formule qui constitue la mécanique analytique. (Th. Motuard). - Théorie musicale Les musiciens ont aussi le droit de revendiquer l'illustre mathématicien comme l'un des leurs, si ce n'est comme compositeur, du moins comme théoricien. Son esprit mathématique avait groupé des découvertes que Rameau venait de faire dans l'harmonie; il voulait être le vulgarisateur, le commentateur des théories du maître bourguignon, et il publia un résumé des principes de Rameau, sous le titre de Éléments de musique théorique et pratique, suivant les principes de M. Rameau, éclaircis, développés et simplifiés, Paris, 1752, in-8, qui eut un grand nombre d'éditions et qui a été traduit en allemand par Marpurg. Les musiciens doivent aussi à d'Alembert un grand nombre de mémoires sur l'acoustique et principalement sur la théorie des cordes vibrantes. - Le début des Eléments de Musique. | Philosophie. Comme philosophe, d'Alembert n'a pas, à beaucoup près, la même puissance que comme mathématicien; il tient néanmoins une place à part parmi les « philosophes » français du XVIIIe siècle. Si on ne peut lui attribuer en propre aucune des grandes idées qui font la gloire de ce siècle, s'il n'en a même marqué aucune d'une forte empreinte, selon la remarque de Bosni, il a du moins soutenu et propagé la philosophie de son temps, et l'on peut dire que, par le talent d'écrivain qu'il joignait au génie du géomètre, par la considération que lui donnaient ce double talent et la dignité de ce caractère, par le prestige enfin de sa situation dans les Académies, il fit plus que beaucoup d'autres pour les doctrines dont il accepta le patronage. A la vérité, sa constante modération, la forme habile et conciliante dont il savait revêtir les idées les plus hardies, faisait perdre un peu de son relief à la philosophie nouvelle; mais, grâce à cela précisément, elle se fit mieux accepter d'un monde qui par nature y était rebelle, la haute société, toujours attachée aux idées reçues, et les compagnies savantes, généralement gardiennes des traditions. On peut lui reprocher d'avoir tenu dans ses écrits officiels un langage fort différent de celui qu'il tenait, à Voltaire notamment, dans ses lettres intimes; ce n'est pas là, on l'a bien dit, le fait d'un héroïque « confesseur de la vérité »; mais c'est un fait si humain et si général, qu'on n'aurait pas très bonne grâce à l'en blâmer trop sévèrement. Chef reconnu, en l'absence de Voltaire, du groupe des philosophes à l'Académie, on l'accuserait bien à tort d'avoir dissimulé les idées qui avaient ses préférences; et s'il les a soutenues quelquefois avec une discrétion frisant la timidité, cette prudence même les a servies, en leur gagnant d'autres timides et en déconcertant leurs adversaires. Pour qui d'ailleurs y veut regarder de près, il est manifeste que cette réserve dans l'affirmation et la négation, cette souplesse avaient leur cause moins encore dans son tempérament et dans ses habitudes sociales, que dans un grand fonds de scepticisme. Comme à beaucoup de mathématiciens, la rigueur de la méthode géométrique lui avait donné une satisfaction d'esprit qu'il se plaignait de ne retrouver dans aucun autre ordre de recherches; de là une tendance très visible à douter qu'il y eût place ailleurs, et surtout dans les choses humaines, pour la certitude absolue. La célèbre préface de l'Encyclopédie pourrait nous faire illusion à cet égard; quoi de plus dogmatique en apparence que ce tableau logique et généalogique des connaissances dans lequel l'éloquence même est rangée au nombre des sciences? Mais il ne faut pas oublier que cette classification est empruntée à Bacon, qu'elle est fort confuse et on ne peut plus contestable; que, par conséquent, de la part d'un esprit comme d'Alembert, plus capable que personne de faire, s'il l'eût voulu, une oeuvre entièrement personnelle, rien ne prouve mieux le fonds d'indifférence dont je parle, que d'avoir ainsi repris, sauf critique, la pensée d'un autre, à un siècle et demi d'intervalle. - J. D'Alembert. On s'explique le succès de ce discours préliminaire si vanté, par l'excellence de certaines parties, la pureté de la forme et le goût du public pour les grandes vues d'ensemble; mais il est permis de le trouver surfait quant à sa valeur philosophique; et aux lecteurs connaissant Bacon (le nombre sans doute n'en était pas grand), il dut déjà paraître suranné. C'est bien plutôt dans les Éléments de Philosophie qu'il faut chercher la pensée de d'Alembert, Après Locke et comme Condillac, il fait venir de la sensation tous les « principes des connaissances humaines »; mais pas plus qu'eux il ne croit pouvoir attribuer la pensée à l'étendue : c'est donc avec raison qu'on a signalé chez lui une tendance qu'on peut appeler spiritualiste, relativement surtout à la tendance tout autre de Diderot. Il pose nettement la question de l'existence du monde extérieur; on dirait que, s'il ne sélève pas plus haut en métaphysique, c'est faute de le vouloir, plutôt que de le pouvoir; et surtout par horreur de l'obscurité : « On ne saurait rendre la langue de la raison trop simple et trop populaire. » La liaison des parties dans les organismes lui semble prouver l'existence d'une pensée consciente; mais, d'autre part, comment concevoir les rapports de cette pensée avec la matière? Ni de la matière, ni de l'esprit nous ne pouvons avoir une idée claire et complète. Sur la liberté, de même, tantôt il incline à l'affirmative et tantôt à la négative; il admet ici la libre choix au nom du sens commun, et ailleurs l'universelle nécessité, sans paraître se soucier beaucoup de la contradiction. Il fonde la morale sur le principe de l'intérêt bien entendu, et n'en fait pas-moins du désintéressement la première des vertus morales. Constituer rationnellement et séculariser la morale semble pourtant avoir été sa grande préoccupation philosophique. Son idée dominante est la subordination des affections particulières et l'amour universel de l'humanité; mais il n'y a, dans tout cela, il faut bien le dire, ni beaucoup de profondeur, ni une chaleur d'accent comparable à celle de Rousseau. Signalons toutefois le curieux passage où il appelait de ses veux la composition par « un citoyen philosophe » d'un « catéchisme de morale à l'usage et à la portée des enfants ». « Peut-être, disait-il, n'y aurait-il pas de moyen plus efficace de multiplier dans la société les hommes vertueux; on apprendrait de bonne heure à l'être par principes, et l'on sait quelle est sur notre âme la force des vérités qu'on y a gravées dès l'enfance. Il ne s'agirait point dans cet ouvrage de raffiner et de discourir sur les notions qui servent de base à la morale ; on en trouverait les maximes dans le coeur même des enfants, dans ce coeur où les passions et l'intérêt n'ont pas encore obscurci la lumière naturelle [...] Un catéchisme de morale ne devrait pas se borner à nous instruire de ce que nous devons aux autres. Il devrait insister aussi sur ce que nous nous devons à nous-mêmes ; nous inspirer les règles de conduite qui peuvent contribuer à nous rendre heureux; nous apprendre à aimer nos semblables et à les craindre, à mériter leur estime et à nous consoler de ne pas l'obtenir ; enfin, à trouver en nous la récompense des sentiments honnêtes et des actions vertueuses. » On sait combien de tentatives ont été et sont faites par la suite pour réaliser cette pensée.(H. M.). | |