La Lumière et l'hypothèse de l'éther « L'on ne saurait douter que la lumière ne consiste dans le mouvement de certaine matière. Car, soit qu'on regarde sa production, on trouve qu'ici sur la Terre c'est principalement le feu et la flamme qui l'engendrent, lesquels contiennent sans doute des corps qui sont dans un mouvement rapide, puisqu'ils dissolvent et fondent plusieurs autres corps des plus solides : soit qu'on regarde ses effets, on voit que, quand la lumière est ramassée (comme par des miroirs concaves), elle a la vertu de briller comme le feu, c'est-à-dire qu'elle désunit les parties des corps ce qui marque assurément du mouvement, au moins dans la vraie philosophie [ = philosophie naturelle ou physique], dans laquelle on conçoit la cause de tous les effets naturels par des raisons de mécanique [par opposition aux causes chimériques telles que les qualités occultes]. Ce qu'il faut faire, à mon avis, ou bien renoncer à toute espérance de jamais rien comprendre dans la physique. Et comme, suivant cette philosophie, l'on tient pour certain que la sensation de la vue n'est excitée que par l'impression de quelque mouvement d'une matière qui agit sur les nerfs au fond de nos yeux, c'est encore une raison de croire que la lumière consiste dans un mouvement de la matière qui se trouve entre nous et le corps lumineux. De plus, quand on considère l'extrême vitesse dont la lumière s'étend de toutes parts, et que, quand il en vient de différents endroits, même de tout opposés, elles se traversent l'une l'autre sans s'empêcher; on comprend bien que quand nous voyons un objet lumineux, ce ne saurait être par le transport d'une matière, qui depuis cet objet s'en vient jusqu'à nous, ainsi qu'une balle ou une flèche traverse l'air [telle est la théorie dite de l'émission] : car assurément cela répugne trop à ces deux qualités de la lumière, et surtout à la dernière. C'est donc d'une autre manière qu'elle s'étend, et ce qui nous peut conduire à la comprendre, c'est la connaissance que nous avons de l'extension du son dans l'air. Nous savons que par le moyen de l'air, qui est un corps invisible et impalpable, le son s'étend tout à l'entour du lieu où il a été produit, par un mouvement qui passe successivement d'une partie de l'air à l'autre, et que l'extension de ce mouvement se faisant également vite de tous côtés, il se doit former comme des surfaces sphériques qui s'élargissent toujours et qui viennent frapper notre oreille. Or il n'y a point de doute que la lumière ne parvienne aussi, depuis le corps lumineux jusqu'à nous, par quelque mouvement imprimé à la matière qui est entre deux : puisque nous avons déjà vu que ce ne peut pas être par le transport d'un corps qui passerait de l'un à l'autre. Que si, avec cela, la lumière emploie du temps à son passage, ce que nous allons examiner maintenant, il s'ensuivra que ce mouvement imprimé à la matière est successif, et que par conséquent il s'étend ainsi que celui du son, par des surfaces et des ondes sphériques : car je les appelle « ondes » [d'où le nom de théorie des ondulations] à la ressemblance de celles que l'on voit se former dans l'eau quand on y jette une pierre, qui représentent une telle extension successive en rond, quoique provenant d'une autre cause, et seulement dans une surface plane. Mais si le mouvement du son et celui de la lumière se ressemblent en cela, ils diffèrent en plusieurs autres choses : savoir en la première production du mouvement qui les cause; en la matière dans laquelle ce mouvement s'étend; et en la manière dont il se communique. Car pour ce qui est de la production du son, on sait que c'est par l'ébranlement subit d'un corps tout entier ou d'une partie considérable, qu'il agite tout l'air contigu. Mais le mouvement de la lumière doit naître comme de chaque point de l'objet lumineux, pour pouvoir faire apercevoir toutes les parties différentes de cet objet. Et je ne crois pas que ce mouvement se puisse mieux expliquer qu'en supposant ceux d'entre les corps lumineux qui sont liquides, comme la flamme, et apparemment le soleil et les étoiles, composés de particules qui nagent dans une matière beaucoup plus subtile, qui les agite avec une grande rapidité, et les fait frapper contre les particules de l'éther qui les environnent et qui sont beaucoup moindres qu'elles, mais que dans les lumineux solides comme du charbon, ou du métal rougi au feu, ce même mouvement est causé par l'ébranlement violent des particules du métal ou du bois, dont celles qui sont à la surface frappent de même la matière éthérée. L'agitation au reste des particules qui engendrent la lumière doit être bien plus prompte, et plus rapide que n'est celle des corps qui causent le son, puisque nous ne voyons pas que le frémissement d'un corps qui sonne est capable de faire naître de la lumière, de même que le mouvement de la main dans l'air n'est pas capable de produire du son. Maintenant si l'on examine quelle peut être cette matière dans laquelle s'étend le mouvement qui vient des corps lumineux, laquelle j'appelle « éthérée », on verra que ce n'est pas la même qui sert à la propagation du son. L'air est de telle nature qu'il peut être comprimé et réduit à un espace beaucoup moindre qu'il n'occupe d'ordinaire; et qu'à mesure qu'il est comprimé il fait effort pour se remettre au large : car cela, joint à sa pénétrabilité qui lui demeure nonobstant sa compression, semble prouver qu'il est fait de petits corps qui nagent et qui sont agités fort vite dans la matière éthérée, composée de parties bien plus petites. Mais l'extrême vitesse de la lumière, et d'autres propriétés qu'elle a, ne sauraient admettre une telle propagation de mouvement, et je vais montrer ici de quelle manière je conçois qu'elle doit être. Il faut expliquer pour cela la propriété que gardent les corps durs pour transmettre le mouvement les uns aux autres. Lorsqu'on prend un nombre de boules d'égale grosseur, faites de quelque matière fort dure, et qu'on les range en ligne droite, en sorte qu'elles se touchent, l'on trouve, en frappant avec une boule pareille contre la première de ces boules, que le mouvement passe comme dans un instant jusqu'à la dernière, qui se sépare de la rangée, sans qu'on s'aperçoive que les autres se soient remuées. Et même celle qui a frappé demeure immobile avec elles. Où l'on voit un passage de mouvement d'une extrême vitesse et qui est d'autant plus grande que la matière des boules est d'une plus grande dureté. Mais il est encore constant que ce progrès de mouvement n'est pas momentané, mais successif, et qu'ainsi il y faut du temps. Car si le mouvement, ou si l'on veut, l'inclination au mouvement ne passait pas successivement par toutes ces boules, elles l'acquerraient toutes en même temps, et par conséquent elles avanceraient toutes ensemble, ce qui n'arrive point mais la dernière quitte toute la rangée, et acquiert la vitesse de celle qu'on a poussée. Or pour appliquer cette sorte de mouvement à celui qui produit la lumière, rien n'empêche que nous n'estimions les particules de l'éther être d'une matière si approchante de la dureté parfaite et d'un ressort si prompt que nous voulons. Mais quand nous ignorerions la vraie cause du ressort, nous voyons toujours qu'il y a beaucoup de corps qui ont cette propriété; et ainsi il n'y a rien d'étrange de la supposer aussi dans des petits corps invisibles comme ceux de l'éther. ». ( (Huygens, Traité de la lumière, chapitre I, 1690.). |