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La
plupart des classifications proposées prêtent fort gravement
à la critique, et tout d'abord la division classique en religions
animistes, polythéistes et monothéistes.
L'animisme, le polythéisme, le monothéisme sont, à
vrai dire, des moments du développement religieux, des stades divers
d'une même évolution, beaucoup plutôt que des types
distincts, des rameaux divergents d'un même tronc. Toutes les religions
à leur origine, consistent essentiellement dans l'adoration de Puissances
vagues et redoutables, dont le nombre ni les attributions ne sont rigoureusement
déterminés, mais qui sont répandues à travers
la nature entière; toutes elles tendent vers le culte d'un Dieu
unique, en lequel s'absorbent et se concentrent les manifestations multiples
du divin, toutes elles traversent une période plus ou moins longue
de polythéisme organisé où le gouvernement de l'univers
appartient à une oligarchie
d'êtres surhumains. Et, d'autre part, à la phase animiste
de l'évolution religieuse, dans le culte prépondérant
et parfois exclusif du puissant protecteur auquel le pacte d'alliance,
scellé par les rites sacrificiels unit le clan ou la tribu, apparaît
déjà comme une première. ébauche du monothéisme,
A la période polythéiste, «l'hénothéisme»,
cette sorte d'oubli de tous les autres dieux, tandis que l'on s'adresse
à l'un d'entre eux dans les prières ou dans les hymnes ou
qu'on cherche par le sacrifice à gagner sa bienveillance ou à
contraindre sa coopération, cette proclamation de l'unité
divine par prétérition, sur laquelle Max Müller et Maspero
ont appelé tout particulièrement l'attention, la prédominance
assignée à l'un des Immortels, au Ciel
on au Soleil par exemple, l'identification si
fréquente des diverses Puissances cosmiques les unes avec les autres,
qui en viennent parfois à ne paraître plus que les noms divers
et les fonctions multiples d'un même être, font mieux que préparer
la voie au monothéisme : il existe dès bises puissance. Il
ne faut plus qu'un effort de réflexion philosophique pour que les
fidèles prennent conscience de l'unité de Dieu, unité
qui d'ailleurs revêtira plus souvent la forme panthéistique
que la forme personnelle dans les religions naturistes. Mais par contre,
que de traces de polythéisme subsistent dans les religions les plus
rigoureusement monothéistes, le culte des
saints, par exemple, qui a son parallèle dans le culte des imams-musulmans,
et les cultes maraboutiques, ou survivent jusqu'aux rites et aux croyances
de l'antique animisme funéraire! A l'Islam le dogme chrétien
de la Trinité n'apparaît-il pas
comme un tri-théisme et dans le Judaïsme
même, les anges, les messagers de Dieu et
ses ministres, n'ont-ils pas gardé quelque chose de leur ancien
caractère divin ?
La division, souvent
donnée, en religions coutumières ou traditionnelles et religions
révélées, prête, elle aussi, à plus d'une
objection. Dans toute religion adulte et pleinement constituée trouve
place la notion d'une révélation divine, soit par des oracles
ou des prophètes, soit par des manifestations miraculeuses; partout
où des livres sacrés sont conservés, ils passent pour
l'oeuvre des dieux. La notion cependant de cette révélation
se précise et se définit dans la mesure même où
lu religion s'organise et se détermine, dans la mesure où
le sacerdoce acquiert de la puissance, de l'indépendance et de l'autorité.
Le prêtre n'est pas le créateur de la religion, mais il est
le créateur de l'orthodoxie. A dire vrai toutefois, c'est seulement
dans les religions éthiques qu'il revêt pleinement ce caractère
de gardien de la loi et de la vérité religieuses. En analysant
plus profondément le principe de cette division, on verrait que
dans la mesure où elle peut être acceptée, et nous
avons indiqué quelles réserves il convient de faire, elle
se ramène à celle qu'à la suite du professeur Tiele
nous avons proposée. Noms en dirons autant de la classification
en religions nationales et religions universalistes: les seules religions
universalistes sont des religions éthiques, nous ne dirons pas des
religions de rédemption - toutes les religions sont des religions
de rédemption - mais des religions de rédemption morale,
qui sont fondées sur la conscience même du péché.
Toutes les religions
dites primitives, les religions de
l'Amérique précolombienne, les religions
de l'Égypte, les religions
de l'Assyro-Chaldée, celles
de la Phénicie et de la Syrie, l'ensemble des religions indo-européennes
(ex : Religions de l'Inde, religions
de l'Iran, religion grecque, religion
romaine, religion nordique, religion
slave, etc.), appartiennent au groupe naturiste : elles sont en leur
fond identiques les unes aux autres et ne sont séparées que
par des différences de développement, de complexité
et de raffinement; nous avons essayé au cours de cet article d'en
marquer les traits essentiels. Ainsi que nous l'avons montré, en
ces vieux cultes de la nature, en ces mythes cosmiques
eux-mêmes pénètrent bien avec le temps certains éléments
éthiques, mais ils y tiennent toujours une place subordonnée
par rapport aux éléments naturistes et aux éléments
proprement religieux. Si d'ailleurs cette infiltration de notions morales
devient trop abondante, si les principes éthiques tendent à
jouer un rôle prépondérant, un moment arrive où
l'assimilation des idées et des sentiments nouveaux par la vieille
foi et les antiques symboles n'est plus possible, et alors, ou bien la
religion naturiste se dissout et cède la place à une religion
morale, ou bien une restauration dans toute leur intégrité
des anciens rites, de la dogmatique naturiste et de la morale cérémonielle,
barre la route aux novateurs. Les mythes traditionnels sont remis en honneur
et le culte national reparaît reconstitué et rajeuni, mais
ce sont le plus souvent restaurations de courte durée.
Toutes les religions
de la nature n'ont d'ailleurs qu'une puissance d'expansion et par là
une puissance de vie et de durée limitée: elles sont toujours
en quelque mesure locales ou nationales, et leurs sectateurs ont toujours
entre eux d'autres liens que la simple acceptation d'une même foi.
Enfin, si leur origine est souvent assignée à une révélation
divine, jamais elles n'ont à leur berceau un humain ou un groupe
d'humains auxquels on puisse rapporter historiquement leur fondation.
Il en va tout autrement
des religions éthiques : elles n'excluent point. absolument les
éléments naturistes, mais ils ne tiennent en elles qu'une
place tout à fait secondaire et subordonnée. Ce qui gouverne
toutes choses, c'est une règle morale, incarnée le plus souvent,
mais non pas toujours (le bouddhisme en fournit
la preuve) dans un dieu personnel : les puissances cosmiques ne sont plus
que ses agents et ses ministres. La loi même de l'univers est une
loi éthique. Tout ce qui existe n'a sa raison d'être et son
explication dernière que par sa relation avec des notions morales,
et si le monde est conçu comme mauvais et condamnable, comme en
opposition avec le divin, toute la religion se réduira à
n'être que l'ensemble des procédés par lesquels l'humain
peut s'affranchir de la chair. Et la morale dont il s'agit ici n'est plus
une morale rituelle et cérémonielle, mais une morale à
la fois individuelle et sociale qui règle la conduite de l'humain
vis-à-vis de ses frères et contrôle les désirs
de son coeur. Toutes les religions éthiques tendent vers le monothéisme;
lorsqu'elles ne sont pas vraiment monothéistes, elles sont dualistes,
mais elles admettent toujours le triomphe ultime des Puissances de lumière
sur les Puissances de ténèbres, et partout apparaît
la notion d'un maître souverain de l'univers, en qui s'incarnent
la bonté et la justice absolues. La communauté religieuse
perd ici tout caractère national; le lien qui unit ses membres est
un lien mystique, et elle est ouverte à tous, sans acception de
personnes; nulle condition de parenté, de race, de nationalité
n'est requise pour y entrer. Par leur nature même, les religions
éthiques sont universalistes: ce que prescrit leur code moral et
religieux, il le prescrit pour l'humanité entière et il le
prescrit à tous; il est à noter que si parmi ses commandements
il en est qui ont trait aux rites et aux cérémonies,
ils ont pour la plupart une signification essentiellement morale. Dogmes,
prescriptions, symboles, récits mythiques, rituel même, sont
le plus souvent rattachés à une révélation
divine expresse et formelle, qui a eu lieu à un moment et à
un lieu déterminés par l'intermédiaire d'un humain
surhumain, d'un prophète inspiré ou d'un fils de Dieu qui
devient l'objet ou d'un véritable culte, et il est alors considéré
comme le nécessaire médiateur entre l'Éternel et l'humanité,
ou il devient tout au moins l'objet d'une profonde et respectueuse vénération.
Les religions éthiques mémo, qui, comme le bouddhisme, sont
athées en leur principe, aboutissent à la divinisation de
leur fondateur.
Mais le trait le
plus essentiel de ces religions (monothéisme hébraïque,
bouddhisme, confucéisme, christianisme, islam), c'est que toutes
elles se rattachent historiquement et en fait à un humain ou à
un groupe d'humains dont le génie individuel les a créées.
Il y a une religion commune de l'humanité : c'est en ses mille aspects
divers le culte de la nature, que l'âme humaine doue de la pensée
et de la volonté dent elle-même elle est faite. Comme le langage,
elle est un produit involontaire et anonyme de la conscience collective
des peuples, mais lorsque apparaissent ces formes originales, nettement
individualisées, que révèlent les religions éthiques,
elles ne se présentent point à nous comme le lent aboutissement
de processus psychiques inconscients, diffus dans toute la masse d'une
nation; elles sont la création intentionnelle bien qu'irréfléchie
et toute spontanée d'un individu ou d'un groupe restreint d'individus.
Ce sont les prophètes qui ont créé
le Dieu unique et spirituel du judaïsme,
c'est Jésus qui a créé le
Père céleste; la métaphysique du péché
et de la nouvelle naissance est l'oeuvre de saint Paul
au même titre que l'Antigone est l'oeuvre de Sophocle
ou la découverte des lois du pendule l'oeuvre de Galilée.
Et ces créateurs ne se donnent que très rarement pour tels
: ils viennent, disent-ils, non pas substituer une religion nouvelle à
la religion ancienne, mais restituer sa signification vraie à la
religion qu'on pratique autour d'eux et que les humains ont corrompue :
ce sont des réformateurs.
C'est toujours en
des exigences de la conscience religieuse et morale que leur effort pour
épurer et spiritualiser la religion a sa racine; c'est par là
que leur oeuvre se distingue de celle des philosophes qui, eux aussi, se
sont donné pour tâche, durant toute l'antiquité, de
faire plus parfaites et plus dignes d'être crues et pratiquées
les religions naturistes : les exigences auxquelles ils cherchaient à
satisfaire, c'étaient les exigences de la raison, des exigences
par conséquent intellectuelles et logiques. Aussi, malgré
tout leur génie, n'ont-ils pas réussi à prendre rang
parmi les fondateurs de religion.
Peut-être est-ce
une conséquence de leur création par des individus, mais
les religions éthiques perdent le caractère essentiellement
social qui était celui des religions naturistes; elles s'adressent
à tous, mais non pas à une collectivité qui embrasserait
l'humanité entière, elles parlent à chacun, et c'est
de lui qu'elles lui parlent; elles ne tondent pas directement à
la prospérité collective, mais tout d'abord au salut individuel.
Le véritable sanctuaire de Dieu, ce ne sont plus les temples où
l'on sacrifie pour le peuple, c'est le cour du juste, c'est l'âme
de l'humain pieux. Mais d'ordinaire les religions morales ne créent
point pour s'exprimer de symboles originaux, où du moins persistent
en elles, à côté d'eux, les vieilles cérémonies
et les mythes anciens que rajeunissent les idées et les sentiments
nouveaux qui s'y incarnent et qu'ont rendu sacrés les émotions
augustes auxquelles depuis des âges reculés ils servent de
véhicules. Par les cérémonies et les mythes sont réintégrés
dans la religion morale le ritualisme et la mythologie
des vieux cultes naturistes, et lorsqu'un sacerdoce se constitue dans la
religion nouvelle, il devient l'instrument de cette réaction, de
ce retour inconscient vers le passé. D'âge en âge apparaissent
alors des prophètes, des inspirés, des réformateurs,
qui reprennent l'ouvre que le fondateur avait tentée et s'efforcent
d'édifier sur les ruines de la mythologie et du rituel une religion
spirituelle, dont la substance même est faite d'affirmations morales.
Il faut remarquer
qu'il y a entre les religions purement naturistes, telles que la religion
védique, la religion primitive de l'Iran, les religions des Celtes,
des Germains, des Hellènes ou des Romains, les religions de l'Assyro-Chaldée
et les grandes religions éthiques des formes de transition ou de
passage qui participent de la nature de l'un et de l'autre types de croyances
et de pratiques : le brahmanisme, le mosaïsme ou judaïsme pré-prophétique,
le mazdéisme en fournissent de très frappants exemples. Légalistes
et ritualistes, nationales et, dans leurs formes originelles, indéniablement
naturistes, elles sont cependant pénétrées d'une inspiration
morale très haute, elles se préoccupent du salut de l'individu,
elles se rattachent, sinon à des fondateurs historiques, du moins
à des fondateurs légendaires. A vrai dire, il en est deux,
le mosaïsme (Moïse)
et le mazdéisme, qu'il semble bien
que l'on doive comprendre dans le groupe des religions éthiques,
malgré l'abondance des éléments naturistes qui y ont
persisté. Quant au brahmanisme, on
ne saurait le séparer des autres religions de la nature, auxquelles
tant de liens le rattachent, mais il est indéniable que les préoccupations
éthiques y tiennent une place essentielle, que la règle des
moeurs y est inséparable des règles rituelles, que la rédemption
morale de l'individu y est l'une des fins essentielles du culte, et l'on
ne saurait oublier que le jaïnisme et le bouddhisme sont après
tout nés de lui. (L. Marillier, c. 1900). |
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