| Les formes primitives des dieux. Ces Puissances vagues, ces forces vivantes et mouvantes dont l'homme se sentait entouré, il est fort vraisemblable qu'il ne les personnalisait pas tout d'abord assez complètement pour leur attribuer à son égard de la bienveillance ou de la colère; elles lui apparaissaient comme redoutables, mais non pas comme hostiles, et, d'autre part, il ne concevait point, autant qu'il semble, comment il aurait pu se dérober à leur action ou lutter contre elles, il n'avait pas d'elles une idée assez nette pour imaginer quelles armes il pourrait employer. Il n'avait donc pas devant elles cette peur abjecte qu'on peut éprouver devant un péril bien défini, cette peur qui a abattu et qui abat encore des tribus entières de sauvages aux pieds de leurs dieux sanguinaires, mais, autant qu'on le peut conjecturer, il ressentait cette angoisse, cette attente troublante, cette terreur imprécise, qui, unies au sentiment de la force illimitée et de l'omniprésence d'êtres surhumains, de l'étroite dépendance où se trouve l'individu envers ces Puissances qui l'entourent et qu'il ne connaît pas, mais aperçoit toujours différentes d'elles-mêmes, doivent engendrer dans les âmes une émotion proprement religieuse. Cette émotion, c'est la matière à laquelle la conception, que l'humain réussira à se créer du monde qui l'entoure et de lui-même, imposera une forme, dès qu'il aura pu faire de la réflexion un apprentissage assez complet pour penser ses images en des ensembles cohérents et leur prêter assez d'attention pour qu'ils subsistent, pareils à eux-mêmes, en sa mémoire devenue capable de discerner les uns des autres les souvenirs et de ne plus les laisser se confondre. Toute la nature lui apparaîtra dès lors comme composée de vivants qu'il ne pourra concevoir comme autres que lui-même; elle ne sera pas peuplée d'esprits, mais vivante et agissante, on faite plutôt de vivants, dont l'arbitraire et capricieuse volonté réglera le cours des événements, qui ne seront que leurs actes. Vivante sera la forêt, vivantes seront les eaux fécondantes et dévastatrices, vivantes les plantes nourricières et. meurtrières, la mer grondante, vivants les rochers durs et forts, le feu agile, le vent qui brise les arbres, le ciel lumineux, les nuages chargés de pluie, le soleil dévorateur et créateur. Et ce n'est pas la vie seulement qu'il prêtera à ces êtres et à ces objets divers, ce sera une volonté pareille à la sienne et une intelligence de même ordre, et les mêmes sentiments, les mêmes désirs, les mêmes affections, les mêmes haines. Ces attributs humains, il en investira tout d'abord les animaux, qui ne lui apparaissent séparés de l'homme par nulle infranchissable barrière et qu'il conçoit souvent comme plus intelligents et plus puissants que lui. Personne n'a plus heureusement que Guyau caractérisé ce moment de l'évolution religieuse et le nom qu'il a proposé pour le désigner, celui de «panthélisme», mériterait d'entrer dans l'usage courant. " La cause qui produit chez eux le mouvement étant un désir, ils supposent que tout mouvement dans la nature, comme le mouvement des hommes et des animaux, s'explique également par quelque désir, quelque intention [...] Leur conception de la nature est ainsi anthropomorphique et comme le sera celle qu'ils se feront de Dieu même [...] Le mot de panthélisme exprimerait [... heureusement...] cet état de l'intelligence humaine, qui place tout d'abord dans la nature non pas des esprits plus ou moins distincts des corps, mais simplement des intentions, des désirs, des volontés inhérentes aux objets mêmes [...] En résumé, la [représentation] la plus simple, la plus primitive que l'homme puisse se former de la nature, c'est d'y voir non pas des phénomènes dépendants les uns des autres, mais des volontés plus ou moins indépendantes et douées d'une puissance extrême, pouvant agir les unes sur les autres et sur nous; le monde est ainsi conçu comme un ensemble de volontés physiquement et socialement puissantes. " Mais ce ne sont pas seulement les objets et les êtres de la nature que l'homme, à ce stade de son développement, se représente comme des volontés, ce sont aussi les actes, et parce qu'ils lui apparaissent comme des objets. Le déploiement de toute énergie physique ou morale s'accompagne de variations de l'état affectif, qui provoquent, à leur tour, l'apparition de telles ou telles images; ces images symbolisent l'acte, le représentent, l'incarnent en quelque sorte et, de même que les actes, les passions qui y entraînent les hommes, les désirs qui les y sollicitent se personnifient et se revêtent de formes sensibles, et cela spontanément et sans qu'intervienne nulle tendance consciente et réfléchie à l'allégorie. Le langage d'ailleurs achève l'oeuvre commencée par les images et les émotions et confère à ces êtres de pensée une plus pleine et plus entière réalité. Dès lors, l'homme même, comme la nature entière, est à ses propres yeux une sorte de république de Puissances plus ou moins confusément représentées, mais représentées cependant, identiques en leur apparence aux objets multiples qui se révèlent dans la perception antérieure, et ces images objectivées, il les sent comme des forces, comme des énergies: par là se fait plus complète l'identification entre la nature qui l'enveloppe et l'homme qui vit d'elle et en elle. On n'insistera jamais trop d'ailleurs sur le rôle essentiel joué, dans le développement de la notion de la vie des choses, par la connaissance que les primitifs ont des animaux et les conceptions qu'ils se font de leur nature intime; ils sont trop analogues à l'homme en toutes leurs démarches, en toutes leurs manières de se comporter et envers lui et vis-à-vis les uns des autres pour qu'il ait pu songer à les ranger en une catégorie différente de celle où il s'est lui-même placé et, cependant, ils diffèrent, à tel point de lui - certains d'entre eux du moins - par toute l'apparence extérieure, qu'ils ne lui semblent pas apparentés de plus près que les plantes, les eaux qui se meuvent et qui parlent, elles aussi, et les rochers ou quelque chose de sa forme semble parfois avoir demeuré. Et c'est une raison de plus pour qu'il estime que tous ces êtres sont comme lui des vivants et des vivants qui veulent. Suivant une très pénétrante remarque d'Ed. Caird, l'homme à la fois s'est conçu à l'image des objets de la nature et a conçu la nature à l'image de sa volonté; les choses et les hommes sont de pareille essence, investis des mêmes attributs, de pouvoirs de qualité pareille, sinon de même étendue. Ce qu'il importe ici de remarquer, c'est que ces attributs et ces pouvoirs sont très différents des attributs et des pouvoirs humains tels que nous les concevons : ils sont bien plus variés, bien plus nombreux. L'action de l'homme s'exerce, d'après les non civilisés, en mille domaines que nous savons maintenant soustraits à l'empire de sa volonté : il peut agir sur la pluie et sur les nuages, sur le vent et sur le soleil, faire croître les plantes ou se dessécher les feuilles, livrer il lui plaît au démon maladie et guérir ceux qu'il soute; il peut à son gré revêtir telle forme qu'il lui agrée ou l'imposer aux autres. L'homme peut tout cela, et les autres volontés, pareilles à la sienne, dont est faite la trame du monde, le peuvent comme lui. Tous les êtres, à vrai dire, sont des magiciens, mais ce sont des magiciens d'inégale puissance et aussi de science inégale; le don naturel, le mana qui ne s'acquiert point (le mot de mana désigne en Mélanésie l'ensemble des dons naturels et surnaturels dont un homme est investi, l'ensemble des pouvoirs qui lui appartiennent sur les hommes et sur les choses) et la connaissance, des bonnes règles, des bonnes recettes, tels sont les deux éléments de cette magie, qui permet à certains hommes de commander en maîtres au tonnerre, à l'océan ou aux animaux puissants et sages des forêts. A la plupart, pareille puissance fait défaut, et ils sont livrés en proie aux mille périls qui les entourent, sans autre défense que la protection, qu'ils s'efforcent de gagner, de quelque sorcier humain ou surhumain, qui mettra, par bonté ou par intérêt, sa science et l'énergie qui est en lui à leur disposition. Pour le sauvage, il n'y a dans les phénomènes nulle règle, nulle succession uniforme. L'idée de loi est absente de son esprit; la causalité, telle qu'il arrive à la concevoir, est une causalité capricieuse et incertaine; il ne se figure pas l'univers comme une unité dont toutes les parties sont liées, mais comme une collection de personnes perpétuellement en lutte et dont tantôt l'une l'emporte et tantôt l'autre, sans qu'on puisse savoir d'avance à qui restera l'avantage; il se le représente comme livré aux impulsions sans cesse changeantes de passions irréfrénées. Et nul être n'est assujetti à un rôle fixe et déterminé d'avance, nul être ne possède de fonction spéciale, à laquelle seulement il est propre, il peut faire toutes choses, et cela d'autant plus sûrement, qu'une vertu plus efficace, qu'un mana plus élevé est en lui. A l'origine, il n'y a pas plus de departmental spirits que de departmental gods; chaque «volonté», chaque «puissance» se manifeste de mille manières différentes, et nul domaine particulier ne lui est assigné à l'exclusion de tous les autres: la «vie», qui est au coeur du palmier et du chêne et fait verdoyer leurs branches, prédit l'avenir, guérit les maladies, fait tomber la pluie ou périr les animaux, et cela non pas parce qu'elle a usurpé un pouvoir qui ne lui appartenait pas, mais seulement parce qu'un vivant peut partout faire rayonner sa vie. Et ces pouvoirs, l'homme se les attribue à lui-même comme aux autres êtres de la nature, et il en use; s'il échoue souvent en des entreprises, il ne s'en étonne pas, il sait qu'ils ne sont pas impartis également à tous, et l'explication lui suffit. Les magiciens n'hésitent pas à tout tenter : ils croient de bonne foi agir sur les astres et le cours des saisons; les non civilisés assignent une efficace puissance sur les éléments à certains membres de leurs tribus. Si le magicien ne réussit pas à atteindre le but qu'il s'était lui-même imposé, il en conclut non pas que son entreprise était hors du cercle des choses qui sont au pouvoir de l'humain, mais seulement qu'il est venu se heurter à plus fort, à plus savant, à plus habile que lui. On peut comprendre dès lors quels rapports durent s'établir entre les dieux, qui n'étaient que les plus puissants d'entre ces êtres dont était construit le monde, et les hommes ou plutôt entre les hommes et la nature vivante dont ils devaient tour à tour chercher à se concilier les bonnes grâces et à plier à la leur les multiples volontés. Cette bienveillance des dieux, on la peut gagner, soit par des services effectifs, soit en contractant avec ceux dont on veut s'assurer la protection une alliance qui les fait devenir avec vous membres d'un même corps et les lie envers vous aux obligations étroites qu'impose la conscience collective aux hommes d'un même clan, d'une même famille et plus tard d'une même cité. D'autre part, parmi ces redoutables Puissances, qui environnent l'homme de toutes parts et l'enveloppent de leur incessante activité comme d'un réseau aux mailles serrées, il en est beaucoup qu'il ne réussit pas à enrôler à son service, dont il De peut faire ses alliées ou ses protectrices, qu'il ne parvient pas à concilier à ses intérêts par des dons ou des hommages; celles-là, il essaiera du moins de les empêcher d'agir, de les maintenir dans l'inaction, dans une sorte de neutralité à son égard, tantôt par des offrandes sans cesse multipliées, tantôt et plus souvent en exerçant sur elles une contrainte magique. Il existe d'ailleurs des dieux cruels, des dieux féroces dont la fureur ne s'apaise jamais, qui se réjouissent des souffrances des hommes et dont on ne peut détourner un instant la colère qu'en leur offrant en sanglante expiation des victimes toujours renouvelées, mais ces dieux mêmes ne sont pas, eux non plus, des dieux tout d'une pièce, si j'ose dire, leur férocité n'est pas sans connaître des exceptions et des nuances, elle ne se manifeste pas contre tous également. Ces dieux terribles ont des favoris, et le tribut qu'on leur paie ne va pas sans le secret espoir de s'assurer leur redoutable amitié. Enfin il ne faut pas oublier que si ce qu'on petit tout d'abord souhaiter d'un protecteur surhumain, c'est qu'il veuille vous protéger, il n'est pas moins nécessaire qu'il le puisse faire efficacement et que l'appui qu'il vous donne sera d'autant plus précieux qu'il sera lui-même plus robuste, plus vigoureux, plus intelligent et plus énergique. La conséquence évidente, c'est qu'il faut le nourrir aussi copieusement que possible et ne le laisser manquer de rien. Nous voilà maintenant en possession des principales conceptions dont les pratiques rituelles primitives ne sont que la mise en oeuvre, l'application spontanée et comme instinctive. (L. Marillier, ca. 1900). | |