| La notion du sacré et de l'impur. Mais si ces êtres et ces objets, qui sont les agents spontanés de la vie de la nature et les instruments, dociles ou rebelles, des désirs des magiciens, ne sont pas des êtres ni des objets surnaturels, ils se revêtent, dès que leur action est particulièrement efficace et puissante, d'un caractère sacré. Ils sont redoutables parce qu'en eux réside la force fécondatrice et destructive tour à tour, la force qui crée et qui. tue, la force dangereuse à qui est soi-même faible et inhabile, à qui ne la sait pas manier et, si j'ose dire, capter à son profit. Tantôt ils sont conçus essentiellement comme augustes et saints (il s'agit ici de la sainteté au sens religieux du mot et non pas de la perfection morale), tantôt comme impurs, mais ces deux notions, ainsi que l'ont montré Robertson Smith et J.-G. Frazer, confondues à l'origine, ne se sont que lentement différenciées l'une, de l'autre. Réservoirs de force divine, ils peuvent par leur contact ou leur influence faire courir de véritables dangers à tous les êtres faibles, tels que les enfants et les femmes, de là les tabous, les interdictions rituelles qui entourent comme un réseau protecteur les chefs, les sorciers, les prêtres, les membres des sociétés religieuses secrètes, les objets et les lieux sacrés. Le rôle joué par ces tabous est d'ailleurs un double rôle; s'ils protègent contre la force qui émane du chef ou du sorcier les membres de la tribu, ils garantissent de contacts nuisibles ces êtres merveilleux et à demi divins dont la santé, la vie, la parfaite intégrité sont la condition même de la prospérité et presque de l'existence de la société qui a en eux son firme visible et tangible. Il est d'ailleurs certains objets, tels que les cadavres, qui rayonnent une vertu malfaisante pour tous et qu'isole des hommes et des choses une sorte do cordon sanitaire de prohibitions cérémonielles. Mais il importe de remarquer que les objets mêmes et les êtres qui sont réputés impurs sont impurs d'une impureté sacrée et que pour ceux qui savent les approcher avec les précautions rituelles qui conviennent, ils constituent des instruments magiques d'une extrême puissance. Tous les actes importants vaguement personnifiés sont, eux aussi, protégés par des tabous, tous se revêtent d'un caractère sacré et d'autant pies redoutable que par eux se manifeste et se dégage un mana plus puissant. Ce caractère est au plus haut point contagieux; tout objet qui touche un être ou un objet impur devient impur à son tour: le tabou dont sont frappés les chefs, les prêtres, les cadavres, les petits enfants, les lieux de culte, les femmes à leur période cataméniale, se communique à tous les objets qui viennent directement ou indirectement à leur contact; aux îles de la Société, les groupes de syllabes qui figurent dans le nom d'un chef divin ne peuvent plus entrer eu composition dans des mots destinés à désigner les objets d'usage courant, la terre sur laquelle il a marché ne peut plus être foulée quo par lui seul ou par d'autres personnages sacrés; au Japon il fallait autrefois briser les vases où le mikado avait bu, la vaisselle dont il s'était servi; au moment de leur formation, dans la Nouvelle-Guinée comme à le Guyane, on enferme les jeunes filles dans des huttes construites sur des plates-formes posées sur des piliers de bambous ou bien on les coud dans des hamacs, pour qu'isolées à la fois du soleil et de la terre, elles ne puissent exercer sur ces deux grands dieux aucune influence néfaste et se trouvent à l'abri des dangers que le contact des forces prodigieuses qui sont en eux leur pourrait faire courir; en Australie, lorsqu'un homme portait durant sa vie le nom d'un animal ou d'un arbre, on ne peut plus, pendant un assez long temps après sa mort, se servir du même mot pour le désigner lui et pour désigner la classe d'êtres vivants dont il était l'homonyme. Pour bien pénétrer le sens de ces interdictions, il est nécessaire de rappeler ici la théorie à laquelle nous faisions allusion plus haut et qui repose sur ce que Stuart Glennie a appelé la notion de la continuité de la vie: elle consiste essentiellement dans cette double conception que toute action exercée sur une partie d'un être ou d'un objet (et le nom est considéré comme une partie de l'objet) est exercée sur l'objet ou sur l'être tout entier, et que par conséquent posséder nue portion d'un objet, une partie d'un être, savoir par exemple son nom, c'est avoir sur lui une prise, et que, d'autre part, la force de chaque être étant tout entière là où est une de ses parties, il peut agir tout entier et d'une façon malfaisante ou utile, là où se trouve un friment de sa personne, là où, par exemple, on prononce ou l'on invoque suit nom; de là le caractère blasphématoire des jurements qui associent, en dépit de leur volonté, les dieux à des actes qu'ils n'aiment point, à des actes mêmes qu'ils réprouvent. Il n'est pas besoin d'insister pour faire voir que c'est dans des conceptions de cet ordre que trouvent leur justification les pratiques d'envoûtement et la plupart des recettes en usage dans les philtres d'amour; c'est aussi sur des notions pareilles que se fondent les rites de la «magie sympathique». Tous les non civilisés sont unanimes à croire à l'action du semblable sur le semblable: imiter un acte, c'est déjà produire cet acte; verser de l'eau sur une branche verte, voilà un sûr moyen de provoquer, en temps de sécheresse, une pluie fécondante, et pour que des nuages s'amassent dans le ciel, il suffit de jeter en l'air une poignée de poussière. Mais si telle est bien la signification que semblent avoir revêtue ces pratiques très anciennes pour ceux qui y ont encore recours, il paraît douteux qu'il faille n'y voir dès l'origine qu'un produit des lois de l'association des idées objectivées et extériorisées en quelque sorte. Remarquons en effet que ces pratiques imitatives s'accompagnent presque toujours d'in eu citations, que la personnalité de celui qui les accomplit n'est point indifférente à leur succès, que des gestes rituels destinés à mettre en liberté une force divine sont fréquemment en ces circonstances exécutés, que l'on recourt assez souvent à des charmes puissants, tels que l'effusion sanglante, au cours de ces cérémonies. Or l'imitation de l'acte, c'est l'acte même, comme le portrait, le reflet ou l'ombre c'est l'être lui-même; si l'on exerce une action magique sur l'acte simulé, elle se répercutera nécessairement sur l'acte réel. (L. Marillier, c. 1900). | |