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Évolution du sacrifice et de la prière. Les deux formes essentielles de tout culte complet sont le sacrifice et la prière, avons-nous dit : voyons maintenant comment les notions que nous venons de rappeler nous permettent d'en comprendre la genèse, de comprendre du moins la genèse de leurs types les plus anciens et les plus grossiers. Il semble qu'à l'origine la prière ne soit point une demande ni le sacrifice une offrande-prière, c'est essentiellement nommer les dieux et les mettre par là même dans sa dépendance temporaire; de là la capitale importance qu'il y a à savoir le vrai nom des êtres divins et le soin jaloux avec lequel leurs adorateurs le tiennent secret. Cette evocatio deorum subsiste dans tous les chants liturgiques qui affectent la forme de litanies et c'est une idée de même ordre qui conduit à la répétition mécanique et continue d'un nom divin, associé parfois à une formule de demande, considérée, à l'origine, comme une formule de contrainte. Sacrifier, c'est essentiellement, à l'origine, mettre en liberté par l'effusion du sang de la victime, identifié avec sa vie, une force qu'ont intensifiée encore les incantations et les gestes rituels et qui va agir sur les dieux pour les plier à la volonté du sacrifiant. Les deux actes cérémoniels, en lesquels le culte se peut résumer, sont donc, à proprement parler, des actes magiques qui ne sont pas destinés à plaire au dieu, à se concilier sa bienveillance ou à apaiser sa colère, mais à le réduire à l'inaction, s'il est hostile, ou à faire de lui, bon gré mal gré, le collaborateur et presque l'instrument du sacrifiant. Mais, si ces formes du sacrifice et de la prière nous semblent des formes primitives, et nous entendons par là des formes qui ne supposent pas la constitution antérieure de cérémonies ni de pratiques d'un autre type et n'impliquent point dans une société l'existence d'autres conceptions ni d'autres sentiments que ces conceptions et ces sentiments, encore à la fois très peu complexes et mal définis, que nous avons essayé d'analyser et d'expliquer par la structure mentale de nos premiers ancêtres et les conditions biologiques et sociales auxquelles ils ont du s'adapter, il nous paraît peu probable qu'elles aient jamais constitué à elles seules, même à l'origine, le culte entier. Dans un très grand nombre de cas cependant, elles en représentent tout l'essentiel, et eu des civilisations parvenues à un haut degré de développement, la civilisation de l'Inde par exemple, se retrouvent dans les rites sacrificiels, par lesquels sont honorés les dieux, les traits caractéristiques de cette magie sacrée où les sorciers d'Océanie ou d'Afrique mettent toute leur confiance. Les non civilisés toutefois, et sans doute nos ancêtres étaient en cela comme eux, prêtent à leurs dieux les passions mêmes dont ils sont animés; ils leur attribuent les besoins qu'ils ressentent et, chose étrange, ils croient tous ou presque tous que ces besoins, l'homme peut aider ces êtres surhumains à les satisfaire. Il les tient ainsi eu quelque mesure en sa dépendance: s'ils sont les agents de sa prospérité ou de son malheur, les maîtres de sa vie, c'est île lui qu'ils attendent leur subsistance. Il peut donc y avoir entre eux et lui un échange de services; il est passé entre le dieu et ses fidèles une sorte de contrat: il les protège, il assure la fertilité de leurs champs, la fécondité de leurs femmes, il leur procure le succès dans les grandes chasses et dans les guerres, il les fait agiles, intelligents, rusés et forts; ils le nourrissent. La prière dès lors cesse d'être une incantation pour devenir une demande : il faut expliquer au dieu ce qu'on ne peut plus lui imposer, solliciter ce à quoi on ne le saurait plus contraindre contre sa volonté; il faut le persuader de prêter aux requêtes qu'on lui adresse une oreille bienveillante et pour cela on le loue, on le flatte, on le caresse de mille manières, on lui donne les noms les plus beaux, les épithètes les plus glorieuses, et lorsque s'introduit l'habitude de le représenter par une effigie, on la fait telle qu'elle lui doive plaire. On la logé parfois en une somptueuse maison (le temple), on la couvre de riches vêtements, de parures éclatantes et rares, on lui donne des esclaves pour la servir, des épouses ou des époux aussi parfois, on célèbre en son honneur des fêtes. Lorsqu'il s'agit d'un animal dieu ou bien d'une plante, d'une roche ou d'une source divine, c'est encore par des rites pareils que l'on s'efforce de gagner sa bienveillance. Les rapports se multiplient entre le fidèle et l'être auquel son culte s'adresse; l'intimité se fait plus grande entre eux et d'autant plus étroite que, comme les moyens dont il use pour amener le dieu à agir comme il souhaite sont ceux même dont il se servirait avec un homme, il tend à se le représenter de jour en jour comme plus semblable à lui. Hors de sa dépendance immédiate, il lui apparaît plus redoutable que ces génies que les magiciens savaient plier à leur vouloir, mais le culte perd ce caractère tragique et presque impie des cultes magiques : il ne s'agit plus d'une bataille, d'une lutte corps à corps où le prêtre doit dompter le dieu, mais d'un procès à gagner, d'une requête à faire agréer. D'ailleurs bon nombre des demandes sont favorablement accueillies : il arrive que l'on triomphe de ses ennemis, que l'on tue à la chasse du gibier en abondance, que les flancs des femmes de la tribu soient féconds et que les champs donnent d'abondantes moissons. On rapporte aux dieux le mérite de tous ces succès : s'ils étaient hostiles, on leur est reconnaissant d'être demeurés neutres; s'ils étaient bienveillants, on leur est plus reconnaissant encore d'avoir été les agents actifs de cette prospérité. Une sorte d'amitié s'établit entre les membres surhumains et les membres humains de cette société de mutuelle assistance, et il arrive fréquemment que les repas servis aux dieux et les présents qu'on leur fait soient autant un tribut de gratitude qu'un prix payé d'avance pour un service qu'on sollicite, et dans la prière, en ce cas, aux demandes ne tardent pas à se mêler les actions de grâce. Mais un dieu qu'on aime et qu'on redoute, un dieu avec lequel on n'entre plus en lutte, auquel on se soumet, mais qu'on cherche à gagner, un dieu qu'on se représente comme à la fois très semblable à soi et incomparablement plus puissant, c'est précisément le dieu qui peut devenir l'objet d'un culte où les rites serviront de véhicule à un sentiment religieux, informe et balbutiant encore sans doute, mais qui déjà offre comme nue première ébauche de ce que sera un jour la piété. Il n'est pas douteux cependant que si le sacrifice alimentaire et honorifique et la prière de demande et d'action de grâces constituent un type cérémoniel fort supérieur à celui que représentent l'incantation et le sacrifice magiques, ils ne confèrent nulle sécurité à l'homme dans ses rapports avec les êtres surhumains dont il dépend. Ces dieux, qu'aucun contrat, qu'ils soient tenus de respecter, ne lie envers lui, peuvent n'agréer plus ses offrandes, n'écouter plus ses requêtes iii ses supplications : ils sont capricieux, de volonté instable, faciles à blesser et à irriter; ils ont l'âme même de celui qui les adore, une âme rusée et violente, capable de tendresse, de bonté, de dévouement, mais de haine tout aussi bien et pour des motifs futiles. Il faut d'ailleurs toujours prévoir la surenchère et qu'à ces dieux avides un ennemi offrira plus que vous ne pouvez donner; il y a grande chance pour qu'ils se laissent séduire à ses promesses avantageuses et il est à craindre qu'ils ne changent de camp. C'est là ce qui permet de comprendre qu'en dépit de leur infériorité religieuse, leur supériorité pratique ait assuré, en nombre de cas, le triomphe aux cultes magiques, et que, d'ailleurs, presque partout des incantations aient subsisté à côté des prières, souvent si intimement mêlées à elles qu'on ne sait si l'on a affaire à un hymne de louange ou à une antique evocatio deorum. De là aussi découlent des habitudes, comme celle d'enchaîner les statues des dieux dans leurs sanctuaires, qui constituent une garantie contre leurs caprices; de là résultent les efforts que l'on fait pour rendre leurs demeures si séduisantes qu'ils n'en puissent préférer d'autres; de là, enfin, les sacrifices expiatoires destinés à apaiser leur colère et à obtenir d'eux, non pas seulement qu'ils ne frappent point le peuple, mais aussi qu'ils ne l'abandonnent pas, et les multiples cérémonies de purification et de préservation magique ou rituelle, qui ont pour but sans doute de délivrer un pays des maladies, des malheurs et des maux de tout ordre qui le hantent, mais aussi d'écarter des sanctuaires des dieux et de la célébration des sacrifices les Puissances méchantes demi la présence irriterait les protecteurs du clan ou de la tribu et courrait risque de leur faire quitter pour un lieu plus tranquille celui où ils venaient recevoir de coutume les offrandes qu'on leur apportait. Lorsqu'il s'agit des grands dieux cosmiques. du ciel, du soleil, de la mer, de la terre maternelle, on ne craint plus de les voir fuir, mais on redoute et à juste titre que le voisinage des démons méchants ne les mécontente, que ces Puissances haineuses ne souillent les viandes du sacrifice et qu'une rupture ne survienne entre ces magnanimes dispensateurs de la vie et ceux qui tentent par l'immolation sanglante de la victime sur l'autel et la claire flamme que font briller les libations de provoquer et, de payer à la fuis leurs bienfaits. On ne saurait donc s'étonner qu'à un moment de l'évolution religieuse et sociale qui nous paraît plus récent qu'à Robertson Smith et à Jevons, mais qui doit cependant appartenir à une période fort reculée, ait apparu l'idée d'avoir des dieux à soi, des dieux qui soient liés envers vous par des liens infrangibles et indestructibles, qui aient envers vous des obligations qu'ils ne sauraient pas plus violer que vous ne pourriez tenter, sans crime, de vous affranchir de celles que vous auriez contractées envers eux, des dieux, enfin, qui seraient avec vous membres d'un même corps. Les non civilisés connaissent des relations de ce type. ce sont les relations de parenté; les liens qui unissent les membres d'un même groupe avec cette force incomparable, ce sont les liens de famille, les liens surtout qui attachent si étroitement les uns aux autres les hommes et les femmes d'un clan qu'ils ne sont plus qu'un seul être, une seule chair. Parmi les êtres investis d'une surhumaine puissance, auxquels les non civilisés rendent un culte, il en est deux catégories qui présentent naturellement et, caractère : ce sont, d'une part, les hommes en qui se manifestent dès cette vie les signes éclatants d'une force divine, les rois dieux, les sorciers divins, dont le rôle prépondérant en certaines civilisations a été nettement mis en lumière par J.-G. Frazer dans le Golden Bough; ce sont, d'autre part, les morts, magnifiés par la forme nouvelle de vie qu'ils ont revêtue et qui deviennent les protecteurs de toute leur parenté, les agents actifs de sa prospérité. Mais le culte des chefs, en lesquels s'incarne, si l'ose dire, la vie tout entière du clan ou de la tribu, pour répandu qu'il soit, est loin d'être universel, et d'ailleurs, en dépit du contrôle qu'ils exercent souvent sur les éléments, leur pouvoir est un pouvoir limité, et leurs desseins sont souvent contre carrés par l'intervention des grands dieux ou se personnifient les astres, les objets et les événements naturels. Les morts, bien qu'ils continuent à faire partie du clan, n'en font plus partie ni au même titre ni de la même manière que les vivants, et il faut parfois que des cérémonies soient célébrées pour assurer au lien qui les unit à leur parenté la conservation de toute sa force et sa tension; on doit d'ailleurs remarquer que les morts n'ont, eux aussi, qu'un pouvoir très limité, qu'ils sont souvent en lutte les uns contre les autres et que leur force surnaturelle (j'ai dit en quel sens il fallait prendre ce mot) dépend en une large mesure de la générosité qu'ont montrée envers eux les vivants et de l'abondance des repas qu'ils leur ont servis. On comprend dès lors qu'à un moment de leur évolution, moins reculé toutefois peut-être que ne l'ont admis Robertson Smith et Jevons, l'idée se soit fait jour dans les cerveaux des non civilisés de conclure une alliance, qui l'obligeât envers eux, entre les hommes d'un clan et un dieu individuel ou collectif, assez puissant pour subvenir à tous leurs besoins et pour les défendre et les protéger contre les multiples périls dont ils sont entourés, tais quelle forme pouvait prendre cette alliance ? Elle se devait naturellement modeler sur le seul type de groupement social vraiment fort et cohérent qu'ils connussent, la parenté; et spécialement la parenté de clan; il fallait que le dieu entrât dans la parenté dont tuas les membres saut solidaires et ont vis-à-vis les uns des autres des devoirs. Un procédé était habituellement en usage pour faire entrer un homme dans une parenté, la fraternisation par le sang, le mélange du sang de l'étranger avec celui d'un membre du clan. C'est à ce procédé qu'on a eu recours pour transformer en lin allié et un parent un être surhumain que jusque-là on ne pouvait que gagner par des offrandes on contraindre par des charmes. Le sacrifice ici encore sera l'instrument de l'action exercée par l'homme sur ses [lieux en même temps que le véhicule de l'émotion -religieuse. Tantôt la victime immolée, humaine ou animale, sera un membre du clan ou le substitut, qui lui équivaut rituellement et qu'une cérémonie spéciale a identifié avec lui, et l'union désirée s'effectuera par la projection de son sang sur l'autel où habite le dieu ou bien sur la grossière effigie ou il est incarné; tantôt elle est elle-même divine, et le contact du sacrificateur avec son sang, c.-à-d. aces le principe de vie, qui est en elle, détermine l'entrée dans la parenté des sacrifiants de l'être divin. dont elle est l'une des multiples incarnations. En règle générale, le sacrifice est suivi d'un banquet rituel, par lequel l'union devient entre les membres du clan et le dieu plus étroite et plus parfaite encore. Le banquet procure cette union par deux voies distinctes: d'une part, le dieu est invité à y participer, il s'assoit invisible parmi les membres du clan et mange avec eux la chair de la victime; or toute commensalité crée un lien très analogue aux liens mêmes du sang et fait entrer le commensal, temporairement du moins, dans la parenté de ses hôtes; d'autre part, lorsque la victime est. une victime divine, la force surnaturelle qui est en elle pénètre le groupe tout entier de ceux qui ont pris part au banquet et se sont partagé sa chair; le repas sacré rail, que le dieu et ses adorateurs deviennent partie d'un même être dont le principe commun de vie est la vie même du dieu, son sang chargé de vertus merveilleuses, qui circule maintenant dans les veines des sacrifiants et de tous ceux qui appartiennent à la même souche. Le sacrifice communiel ou sacramentaire et le repas d'alliance sont donc primitivement conçus comme des moyens de faire entrer dans une parenté, dans un clan, un personnage surnaturel dont la protection soit assurée à tons les membres du clan en raison des obligations sacrées qui unissent les uns aux autres tous ceux il ni sont d'une seule chair et d'un même sang. C'est ainsi qu'il faut comprendre le sacrifice totémique, ce type fort rare, après tout, de sacrifice et qui est bien loin d exister partout où se retrouve l'ensemble de croyances et de coutumes qui constitue le totémisme. L'origine de ces croyances et de ces coutumes, qui amènent à considérer une espère animale on végétale comme étroitement alliée à un clan humain, est encore fort obscure. L'une des plus vraisemblables explications qui aient été fournies des rites et des interdictions totémiques est celle qui a été donnée par J.-G. Frazer dans le Golden Bough (cf. Totemism, 1887) : lors des cérémonies d'initiation, la vie de l'adolescent est extraite de son corps et transférés à son totem qui lui infuse, en échange, la sienne. Le mobile qui conduit le sauvage à adopter une pareille coutume est double d'une part, il se mot à l'abri des multiples dangers naturels et surnaturels qui le menacent, on ne peut plus le tuer qu'avec une extrême difficulté, puisque la vie, qui continue cependant à animer son corps, n'est plus en lui, mais qu'elle est déposée en un animal ou plutôt dispersée entre tous les individus qui composent l'espèce, qui a conclu alliance avec son clan; d'autre part, il puise dans son étroite union avec l'animal divin ou la plante sacrée; dont la vie a passé en lui, une force et une vigueur plus grandes qui le mette ut en état de lutter avec les meilleures chances de succès contre les guerriers des tribus rivales et les artifices puissants des sorciers. Quoi qu'il en soit, dans une tribu totémique, son totem constitue pour chaque clan une sorte de dieu collectif, qui reçoit de son parentage humain des marques d'affection et de respect et échange avec eux do mutuels services dont l'étendue est déterminée par une sorte de contrat. En certains cas, pour que le lien, qui tient unis les uns aux autres les membres humains et non humains du clan, garde toute sa force et sa solidité, l'animal totem est une fois par an solennellement immolé et sa chair est rituellement mangée par le groupe entier, qui constitue sa parenté. Mais il est des sociétés dont les membres ne se rattachent pas à un même ancêtre, des sortes de confréries religieuses, qui ont de même contracté alliance avec une espèce animale au végétale. Il y a bien ici un échange de vies, une union à demi magique entre le dieu et ceux qui se sont partiellement identifiés avec, lui, mais le groupe ainsi constitué n'offre plus aussi nettement le caractère d'une parenté, et bien moins encore si la divinité, en laquelle la petite société religieuse, a mis son espérance, n'est point une divinité collective, l'ensemble des animaux on des plantes de même dénomination, mais un être individuel, investi d'aptitudes surnaturelles et d'une surhumaine puissance, une montagne, un rocher, un fleuve, le soleil ou la mer. A l'imitation de ces cultes des confréries, semblent s'être développés les cultes d'alliance des tribus, des cités et des nations. A mesure que s'accentuait- le sentiment de la distance qui sépare les dieux des hommes, à mesure que s'atténuait et tendait à s'effacer la primitive conception d'un même mana, d'une même force magique et divine, de, qualité partout identique, éparse dans les choses, et que, sous l'influence d'institutions sociales nouvelles, qui isolaient de la masse du peuple ses chefs et ses rois, se formait lentement la notion de la transcendance par rapport au monde de ses maîtres surhumains, la signification originelle du sacrifice, communiel s'obscurcissait. Il devenait peu à peu non plus le nécessaire instrument de la création d'une parenté entre l'homme et son dieu, mais l'agent de la communion mystique avec le divin, l'intermédiaire entre le profane et le sacré, le véhicule des désirs du fidèle, de sa piété, de sa confiance et le véhicule aussi de la protection accordée par le surnaturel patron à son peuple au à la congrégation, secrète ébauche déjà d'une Église, qui invoquait son nom. Lorsque le Dieu apparaît comme un maître, comme fin roi tout-puissant, conçu à l'image des rois barbares et des chefs de guerre, le sacrifice sacramentaire cesse presque d'être intelligible; il ne constitue plus guère alors que le signe visible et en quelque sorte le sceau magique d'un pacte, d'un contrat qui lie les deux parties par de mutuelles obligations, mais qui les laisse sinon étrangères, du moins extérieures l'une à l'autre. C'est sous l'influence des mêmes conditions que l'offrande faite au dieu pour se concilier sa bienveillance se transforme on une sorte de tribut qui lui est payé sans qu'il en ait besoin, d'hommage exigé par un souverain de ses serviteurs. Lorsque la conception du divin s'affine et se spiritualise et que du meule coup l'émotion religieuse se fait, sinon plus violente et plus forte, plus pénétrante du moins et plus intime, le besoin de l'union dit fidèle avec son dieu reparaît plus impérieux, et les pratiques sacramentaires reprennent la place qui leur appartenait tout d'abord, non plus sans doute avec leur signification originelle, mais investies de la même fonction mystique. Il est deux caractères qui sont communs à ce groupe de rites sacrificiels sous les formes diverses sous lesquelles ils nous apparaissent : 1° ce sont des rites pieux, des rites qui peuvent servir de véhicule à une émotion vraiment religieuse, où la crainte, la confiance, a vénération, l'amour se combinent entre eux; par eux un élément éthique pénètre dans la religion : les dieux et ses fidèles ont des devoirs les uns envers les autres, ils ont contracté des obligations réciproques; tant que les dieux tiennent leurs engagements, et nul ne soupçonne qu'ils les puissent violer, les fidèles se sentent tenus d'observer les leurs; s'ils y contreviennent, ils ne se jugent plus seulement imprudents ou téméraires, mais coupables;Nous avons laissé de côté jusqu'ici toute une classe importante de sacrifices sur laquelle il nous faut maintenant revenir : ce sont les sacrifices expiatoires. Il en est deux catégories, logiquement distinctes l'une de l'autre; et qu'il faut examiner à part, bien qu'en certains cas une même pratique puisse répondre à une double fin et servir à la fois à apaiser les dieux irrités et à décharger une communauté des maladies, des maux de toutes sortes et, à un moment plus avancé do l'évolution, des fautes qui pèsent sur elle. Lorsqu'un homme a offensé un dieu, il se peut que le dieu le frappe en sa colère ou, s'il e commis quelque sacrilège, que la force divine, qui est en l'objet qu'il a imprudemment touché ou dans le mot qu'il a profané, le détruise ou le blesse gravement, mais, s'il demeure indemne, sa tribu, son clan, la communauté en un mot à laquelle il appartient, sera eu proie. à mie émotion très vive, à une crainte, que font parfaitement justifiées les conceptions communément acceptées par les non civilisés. Si le dieu, en effet, n'a pas exercé sa vengeance sur le coupable, la conclusion qui en sera tirée, c'est non pas qu'il s'est montré miséricordieux ou qu'il attend son heure, patient parce qu'il sait que celui qui l'a offensé n'échappera pas à sa puissante main, mais qu'il ne s'est pas vengé, parce qu'il n'a pas pu, parce que l'homme qui a violé les interdictions sacrées avait en lui une force magique qui lui permettait de braver la colère des Immortels. Cet audacieux, cependant, est solidaire de tolu les hommes de son plan et ils le sont de lui : il est un avec eux; frapper le premier venu d'entre eux, c'est comme si on le frappait lui-même; si le dieu a la vie de l'un des membres du clan, il aura satisfaction et aussi entière que s'il avait pu frapper le coupable Tous dès lors se sentent menacés, et le seul moyen d'écarter de leurs tètes le danger suspendu sur elles, c'est d'aller au devant des désirs irrités du dieu et de lui livrer une victime pour éviter qu'il ne choisisse lui-même celle qu'il lui plairait d'immoler à sa colère. Cette victime, ce sera Celui-là même qui porte sur lui le poids de la faute commise, si l'on peut supposer que l'immunité dont il a joui tenait à quelque circonstance occasionnelle, la fuite dans le sanctuaire d'un autre dieu, le port d'une amulette, la possession d'un charme, la protection d'un patron surhumain qu'on peut contraindre par des incantations à l'abandonner. Mais, s'il est par lui-même trop puissant pour n'être pas hors des atteintes des hommes comme de celles des dieux, il faudra bien égorger sur l'autel quelque autre des membres de la communauté, ou un animal rituellement et symboliquement identifié à lui, à moins que le dieu ne se laisse apaiser par des présents et n'accepte une compensation payée à ses prêtres et comparable au wehryeld germanique. Il peut arriver aussi que de l'irritation du dieu, qui se manifeste par des sécheresses, des maladies, des défaites, en conclut qu'il a été offensé, mais qu'on ignore et l'offense et l'offenseur. En ce cas, il faudra nécessairement qu'une victime lui soit immolée qui satisfasse pour la communauté tout entière. Par surcroît de précaution, on peut prendre les devants et offrir au dieu satisfaction pour les offenses que le clan aurait pu Commettre envers lui et qui risqueraient de provoquer sa colère, si une juste expiation ne vouait énerver, avant même qu'il se soit décidé à frapper, les effets de sa vengeance; les sacrifices expiatoires deviennent alors périodiques. Mais il est un antre moyen de délivrer lui pays ou une communauté des maladies, des maux de toutes sortes disettes, mauvaises récoltes, stérilité des femmes, mortalité des bestiaux, échecs dans les expéditions guerrières, chasses infructueuses, inondations, ouragans, etc., et aussi des crimes qui peuvent irriter les dieux, qui excitent l'indignation et la haine des hommes que l'on a gravement lésés. Ce moyen, c'est d'entasser tout ce fardeau de malheurs et de méchancetés sur la tête d'un animal ou d'un homme, parfois même d'enfermer en un objet toutes ces puissances mauvaises, tous ces actes commis par les membres du clan, tous ces désastres soufferts par eux et que l'on se représente comma des êtres vivants et agissants, et de tuer cet homme on cet animal eu bien de le chasser au loin, de briser cet objet, de le jeter à la mer ou de l'enterrer. Ce n'est point ici un symbole qui rende sensible une sorte de lustration morale, c'est une opération magique qui anéantit les maux dont souffre une communauté, ou qui tout au moins l'en délivre. Il arrive que l'animal ou l'homme choisi ainsi comme «bouc émissaire» soit offert ait dieu du clan, de la tribu ou de la cité en expiation des crimes commis envers lui par les sacrifiants, et la croyance règne que la victime sera d'autant plus aisément acceptée par le Dieu offensé qu'elle a une plus haute excellence. Très fréquemment, d'autre part, un sacrifice magique un un sacrifice communiel est en même temps sacrifice expiatoire: tel est le cas par exemple de ces cérémonies agraires, destinées à vivifier les énergies fécondes chi sol et des plantes, à procurer aux célébrants une plus intime union avec les divinités de la végétation et, en même temps, à les délivrer des puissances mauvaises qui nuisent à la prospérité des troupeaux et des récoltes, qui empêchent les familles de grandir et de voir se multiplier le nombre de leurs enfants. Mais nous savons que la victime d'un sacrifice magique et surtout d'un sacrifice communiel est très souvent une victime divine, et la victime expiatoire ta plus excellente qui puisse être offerte à un dieu est naturellement un dieu elle aussi; le type même du sacrifice parfait, ce sera donc l'immolation d'un dieu, chargé des malheurs et des crimes d'une tribu, à lin autre dieu qui l'acceptera comme une pleine et suffisants satisfaction. Or il est une règle presque universelle, c'est que le sacrifice est beaucoup plus efficace, si la victime est une victime volontaire, si l'homme ou l'animal sacrifié se réjouit en son oblation, et, d'autre part, le dieu immolées le dieu auquel ou l'immole sont le plus souvent deux formes différentes d'une même divinité, deux incarnations, deux manifestations distinctes d'un même être indivisible, dont la puissance est entière en chacune d'elles, Il est aisé de comprendre que la prière subit des transformations parallèles à celles du sacrifice: dans les formes rituelles où le sacrifice est devenu essentiellement un instrument d'union mystique, la prière, elle aussi, sans cesser d'être une demande, ne consiste plus en une requête aux fins d'obtenir du dieu tels ou tels avantages déterminés en retour desquels on lui promet telles ou telles offrandes; elle tend à se réduire à un effort de tout l'être, pour se mêler à son dieu et s'identifier avec lui, parce que cette union avec une force surnaturelle lui procurera à son tour tous les biens qu'elle aurait autrement tenus de l'arbitraire bienveillance de son protecteur. En elle-même, cette prière mystique, dont la parenté avec la prière magique, avec l'incantation est bien plus étroite que celle de la prière de demande, n'a pas un caractère plus désintéressé ni plus moral que la supplication qui monte vers le dieu pour qu'il épargne ses adorateurs, les requêtes mêlées de promesses, de flatteries, de louanges, par lesquelles on espère obtenir sa protection et ses faveurs, mais elle est plus religieuse à coup sûr, plus auguste, elle accuse plus. nettement la distance qui sépare l'homme de l'être surhumain devant lequel il se prosterne, et, cependant, elle les rapproche plus étroitement. Tout ce que désire le fidèle, tout ce qu'il espère, il ne l'obtiendra que si son dieu habite enfui, il lie peut pas ne pas penser à toi,, il ne peut pas ne pas tendre vers lui toutes les forces de son âme, il le sent vivre dans son coeur et se sent vivre de sa vie; la prière qui jaillit de ses lèvres comme le sacrifice où il participe le contraint à combattre, à travailler, à aimer en présence du divin; soit dieu lui est intérieur à la fois et l'enveloppe, et, cependant, il lui parait plus grand et plus transcendant que le Souverain céleste, auquel on paie de lourds tributs comme aux plus puissants rois de la terre. Il est inévitable, lorsque la conception qu'il se fait de son dieu se sera moralisée et spiritualisée, que, devenu lui-même capable de justice, il transporte dans les cieux sa propre image magnifiée encore et ennoblie et l'identifie aux figures sacrées des Immortels. Cette intimité respectueuse avec ces dieux d'équité et de vérité mettra en son âme une moralité plus délicate et plus, hante, une moralité plus sacrée et plus individuelle, plus personnelle en même temps, que celle qu'a créée en lui l'héréditaire déférence aux règles sociales, nées des nécessités même de la vie collective. (L. Marillier, ca. 1900). |
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