| L'émotion religieuse et les formes de la religion. Une théorie plus exacte de la nature des phénomènes religieux semble pourtant conquérir droit de cité parmi les écrivains, qui se sont le plus récemment appliqués à réduire en des formules d'une portée générale les multiples manifestations du sentiment qui sollicite les hommes à entrer en communion avec le divin qu'il leur semble percevoir en leur propre esprit et dans le vaste univers qui les enveloppe. Cette théorie, qui tient compte de la complexité de ces groupes de faits psychologiques et de faits sociaux, a trouvé une double et éminente expression, à peu d'années de distance dans les oeuvres de deux théologiens, l'un Français, Auguste Sabatier, l'autre Hollandais, le professeur C.-P. Tiele. Deux idées la dominent tout entière, l'une que la religion est essentiellement un mode particulier de vie un ensemble d'émotions d'un type spécial et de tendances motrices qui aboutissent à des actes d'une forme déterminée, dont l'exemple caractéristique nous est fourni par la prière, l'autre que toute religion s'exprime nécessairement en des images ou des représentations abstraites, en des mythes, des dogmes ou des symboles, et qu'un sentiment religieux qui ne prendrait pas corps, en s'unissant étroitement à quelque état intellectuel et imaginatif, s'évanouirait bientôt sans doute et ne serait point en tout cas clairement ni distinctement, ni même très consciemment, perçu par l'esprit en lequel il aurait d'abord apparu. Le sentiment religieux constitue l'âme vivante et créatrice de la religion, mais cette religion, qu'il suscite dans les âmes, ne se réalise que par des croyances, des conceptions et des pratiques définies. Fond et forme sont inséparables, ils n'existent que l'un par l'autre, l'un en fonction de l'autre, mais tandis que l'émotion pieuse ne se transforme que très lentement et qu'elle subsiste analogue, sinon identique, dans le coeur d'un chrétien libéral à ce qu'elle était dans l'âme d'un Égyptien contemporain de Ramsès II, à ce qu'elle est encore dans celle d'un Noir d'Afrique ou d'un indigène d'Australie, pratiques, dogmes, mythes, symboles, institutions sacrées vont évoluant sans cesse, soumis à un perpétuel devenir. Si étroitement unies que soient cependant l'émotion religieuse et les pratiques ou les croyances par où elle se manifeste et, bien qu'en fait on ne puisse concevoir une émotion qui soit à la fois pleinement consciente et dissociée de toute représentation, il n'en semble pas moins nécessaire d'admettre au profit du sentiment, qui est la raison d'être de ces croyances et de ces pratiques, une sorte d'antériorité logique. C'est ce qu'exprime très clairement cette phrase qu'écrivait Percy Gardner : «La doctrine religieuse est la formule intellectuelle imposée aux résultats de l'expérience religieuse». Il ne nous paraît donc pas possible d'accepter comme une valable définition des phénomènes religieux, considérés en leur ensemble, celle qu'en proposait, en un puissant et pénétrant mémoire (Année sociologique, t. 11, p. 1-28), Émile Durkheim : « Les phénomènes dits religieux consistent en croyances obligatoires, connexes de pratiques définies qui se rapportent à des objets donnés dans ces croyances. Subsidiairement, on appelle également phénomènes religieux les croyances et les pratiques facultatives qui concernent des objets similaires ou assimilés aux précédents ». L'aspect social et en quelque sorte extérieur de la religion apparaît seul ici et, à s'en tenir à cette formule, on admettrait que l'origine de toute foi est une contrainte exercée par le corps social sur ses membres, que la religion est une «philosophie obligatoire» associée à une discipline pratique, obligatoire elle aussi, et que les sentiments d'amour, de crainte, de respect, de dépendance et de force confiante, qui apparaissent dans les âmes pieuses, sont le produit et comme la répercussion dans les esprits individuels de cette suggestion sociale. Mais il semble que précisément ni les croyances ni même la plupart des pratiques religieuses ne revêtent dans les sociétés, en lesquelles la forme originelle des groupements et des institutions parait avoir subi les transformations les moins complètes, ce caractère obligatoire. L'autorité religieuse apparaît au cours de l'évolution des dogmes et des rites, elle n'est pas à l'origine de cette évolution; elle résulte de la combinaison d'une certaine conception du divin ou plutôt du sacré avec le notion de la solidarité organique qui unit les uns aux autres tous les membres d'une collectivité, tous les membres d'un clan, d'une famille, d'une confrérie, d'une tribu ou d'une nation, mais elle ne crée pas la conception du sacré, puisqu'elle l'implique, et cette conception, il apparaît nettement qu'il n'y faut pas chercher une idée dérivée immédiatement de l'expérience sensible, mais la notion abstraite à demi inconsciemment des formules multiples où s'est incarnée, comme en autant de symboles spontanés, l'obscure et intime conscience d'une force pareille à celle de l'homme qui le dépasse, le domine et l'enveloppe, force dont l'analogie avec sa propre personne lui apparaît d'âge en âge moins étroite et dont la disproportion avec sa faiblesse, à peine entrevue tout d'abord, se manifeste incessamment à lui en une plus claire lumière. La religion n'est pas une forme de connaissance, bien qu'elle aboutisse à des concepts et à des symboles et qu'elle ne puisse se réduire à de pures émotions; elle a sa source profonde dans des émotions individuelles, bien qu'en raison de la suggestion qu'exercent les uns sur les autres les individus, qui appartiennent à un même groupe, elle consiste essentiellement en des représentations collectives et revête tous les caractères d'un phénomène social; elle est de sa nature spontanée et libre, bien qu'à mesure que ses dogmes se définissent et que ses rites se codifient, ils en viennent à être conçus non plus comme des opinions individuelles et des recettes privées, mais comme des actes obligatoires et des croyances obligées. Ce double aspect, elle le conserve durant tout le cours de son évolution, mais il semble que la direction générale de son développement, ce soit précisément en une première phase la constitution graduelle d'une autorité collective et en une seconde la dissolution graduelle de cette autorité. D'individuelle en son essence à l'origine, toute religion tend à devenir sociale et collective; sociale, immobilisée un instant en des dogmes arrêtés, en des rites auxquels l'opinion ou la loi contraignent d'être fidèle, elle tend à redevenir, non point exclusivement à coup sûr, mais avant toute chose, une activité spontanée et personnelle, une forme symbolique d'émotions intimes, créées chez l'individu par l'effort même de vivre, par son contact avec ses semblables, par l'étroite union où il est enserré avec la nature entière, avec les forces vivantes dont elle est animée. Si c'est bien ainsi qu'il importe de concevoir les phénomènes religieux, toute définition «statique» de la religion, dont la loi même est une loi d'évolution et où se manifeste un incessant effort d'adaptation à des conditions internes et externes, perpétuellement changeantes, sera nécessairement, suivant la très juste remarque d'E. Caird, erronée par quelque endroit. Non seulement, en effet, les formes religieuses doivent se modifier sans trêve et ne se peuvent guère immobiliser que lorsque toute foi vivante en est bannie et qu'elles ne subsistent plus que comme le glorieux linceul d'un Dieu mort, mais l'émotion même qui s'y est incarnée à un moment de l'histoire ne demeure pas éternellement pareille à elle-même. Semblable en sa fonction, unie aux autres émotions par des relations toujours analogues, elle ne peut pas apparaître identique aux diverses âmes d'hommes, si étrangement différentes, sous les vêtements multiples et variés dont tour à tour elle s'enveloppe. Son union avec tel ou tel concept, sa liaison avec tel ou tel mythe, l'expression qu'elle trouve dans des rites de signification et de valeur très différentes, les organes que lui fournissent des institutions sacerdotales d'une complexité et d'une diversité singulières, son association surtout avec des notions et des sentiments moraux infiniment variés, la contraignent à se nuancer de mille teintes nouvelles, dont chacune est propre à un temps, à un pays, à une dogmatique, à une liturgie, à un code et à un cérémonial particuliers. C'est donc une entreprise vaine que de tenter de dégager par une comparaison méthodique des diverses religions un élément commun, d'ordre représentatif ou émotionnel, qui se retrouve partout identique à soi-même et nous fournisse par voie d'abstraction une définition de la religion en ce qu'elle a de permanent et peut-être d'éternel, un moyen assuré tout au moins d'organiser en un groupe cohérent les diverses manifestations de la vie religieuse. Certains éléments qui figurent dans les formes religieuses les plus basses et les moins évoluées sont organiquement remplacées par d'autres à chaque nouveau stade du développement; aussi tout effort pour extraire de l'analyse comparative des types religieux supérieurs une définition générale laisserait-il hors de ses prises les croyances et les pratiques des sauvages, dont cependant la fonction sociale et mentale est, à bien des égards, pareille à celle du christianisme ou de l'islam et, d'autre part, si c'est aux religions rudimentaires encore que nous voulons emprunter le schème, si j'ose dire, des phénomènes religieux, nous exclurons nécessairement avec quelques-unes des émotions les plus fines, les plus délicates et les plus fortes dont soit pénétrée l'âme mystique, les conceptions même qui constituent l'essence de la pensée religieuse chez les peuples civilisés, et, nous serons ainsi entraînés à définir la religion en éliminant tout ce qui caractérise ses manifestations les plus hautes et en introduisant dans notre formule des idées et des croyances qui depuis longtemps se sont effacées de la conscience humaine ou se survivent à elles-mêmes, cristallisées en des rites et des dogmes, témoins immobiles et muets d'un passe aboli. Ce qui demeure constant, ce n'est point la forme qu'imposent à l'émotion religieuse les actes qu'elle suscite et les symboles où elle s'incarne, ce n'est même point la qualité de cette émotion, qui n'est pas une émotion simple et primordiale, mais un complexes de sentiments divers, qui tire son originalité propre et sa signification particulière de l'agencement ci, de la combinaison de ces éléments instables et changeants, bien plutôt que de leur nature; ce qui demeure constant, c'est sa fonction. Cette fonction, on ne peut l'exprimer qu'incomplètement en une définition qui laissera toujours hors de ses prises quelques éléments importants, à moins de se transformer en une véritable description, et qui, pour vouloir simplifier la réalité et en donner une vue synthétique, la mutilera et la déformera inévitablement. C'est bien plutôt en retraçant à grands traits les phases principales de l'évolution religieuse que l'on aura chance de faire comprendre en quoi elle consiste essentiellement et quelles relations elle soutient avec les autres fonctions de l'âme humaine et les diverses activités sociales; elle se définira ainsi d'elle-même génétiquement. (L. Marillier, c. 1900). | |