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Les définitions de la religion. Ainsi que nous l'avons dit plus haut, toute définition de la religion est, en raison même de la nature particulière des phénomènes religieux, arbitraire et partielle, et l'on ne peut réussir à donner de l'ensemble d'actes, de concepts, d'images et de sentiments organiquement unis, que l'on comprend sous ce vocable, une idée d'une exactitude suffisante, qu'en indiquant en une esquisse rapide comment s'est constituée l'activité religieuse et quelles formes diverses elle a successivement revêtues; il est néanmoins indispensable de délimiter, par des définitions toutes provisoires et formelles, le terrain sur lequel devront porter les recherches. Une des plus acceptables est celle qui a été fournie par Goblet d'Alviella : « Par religion, j'entends la façon dont l'homme réalise ses rapports avec les puissances surhumaines et mystérieuses dont il croit dépendre ».Elle nous paraît préférable à celle que A. Réville a donnée dans ses Prolégomènes à l'Histoire des Religions : « La religion est la détermination de la vie humaine par le sentiment d'un lien unissant l'esprit humain à l'esprit mystérieux dont il recoupait la domination sur le monde et sur lui-même et auquel il aime à se sentir uni ».Deux notions apparaissent en effet dans cette seconde définition que n'impliquent pas toutes les activités religieuses: la notion d'esprit, d'une part, et, d'autre part, la notion mystique de la joie que confère à l'homme le sentiment de la présence en son âme du divin. Les non civilisés ne semblent pas concevoir à l'origine les puissances surhumaines qui les entourent comme des esprits, pas plus qu'ils ne se conçoivent eux-mêmes comme animés par des hures distinctes de leurs corps et qui en constituent comme les doubles. La conception «animiste» ou mieux «spiritiste» du monde a imposé sa forme à la plupart des plus anciennes religions, mais elle n'en est ni la forme nécessaire ni très vraisemblablement la forme primitive, et ce serait une grave erreur que de faire naître l'émotion religieuse elle-même de cette idée métaphysique encore fruste, de cette représentation enfantine, mais déjà compliquée et subtile, que les plus élevés en développement d'entre les sauvages se font à eux-mêmes de l'univers et des multiples événements qui en constituent la trame. Ce serait, d'autre part, ne pas avoir de l'état d'âme du non civilisé vis-à-vis de ses dieux une idée très exacte que de se le représenter comme aspirant en toute circonstance à vivre-avec eux en une étroite communion. En bien des cas, son plus cher désir, c'est de les tenir à distance, d'obtenir d'eux qu'ils n'interviennent pas dans la direction de sa vie, qu'ils ne troublent point par l'exercice arbitraire de leur volonté les sûrs effets que doivent produire sur les événements naturels et sociaux les rites magiques, accomplis suivant des règles, dont l'utilité et l'efficacité semblent à son esprit se vérifier chaque jour par l'expérience. Et lors même qu'il a conclu avec certains des êtres surhumains qui l'entourent une alliance, un pacte qui les assujettit envers lui, et lui envers eux, à des obligations réciproques, lors même qu'il tente de faire aussi étroite, aussi intime que possible cette artificielle parenté avec ses dieux, il est un grand nombre de personnages, investis des mêmes dons et de la même puissance, à l'égard desquels il n'a pas de devoirs définis, qui ne lui accordent nulle protection et dont il cherche à se concilier la bienveillante neutralité ou qu'il lente de contraindre par des incantations et des charmes à une entière inaction envers lui. Ces êtres divins, son seul souci est de les tenir hors d'état de lui nuire et, cependant, dans les sentiments qu'il éprouve envers eux figurent indéniablement des éléments de même nature que les émotions dont s'accompagnent les sacrifices qu'il accomplit pour ses protecteurs , les prières qu'il leur adresse. Son attitude envers les dieux, qui ne sont pas ses dieux, est une attitude religieuse, et néanmoins, il n'aspire pas à s'unir à eux, il ne le conçoit même point comme possible, il souhaite de les éloigner de lui; mais en n'est pas seulement de la crainte qu'il ressent en leur présence, c'est une sorte de respect pour le caractère auguste dont ils sont revêtus, pour la puissance indéfinie qui émane de leurs personnes. Dans la définition même de Goblet d'Alviolla apparaît d'ailleurs une notion qui, selon la remarque très fine de Durkheim, semble ne s'être que, lentement, formée au cours de l'évolution intellectuelle et ne pas pouvoir présenter de sens bien précis aux hommes qui en sont encore restés à ces stades du développement mental que nous avons depuis longtemps franchis; cette notion, c'est la notion du mystère. Elle grandit et se précise à mesure que s'accroît la connaissance que possède l'homme de lui-même et du monde; elle est corrélative de la conception même de la science et ne prend des contours définis que lorsqu'une rudimentaire critique de nos moyens de connaître a trouvé place dans la pensée, d'abord naïve et inconsciente de ses limites, du sauvage ou de l'enfant. Elle fera la religion plus religieuse, lorsqu'elle la pénétrera toute, elle offrira à la piété, à ce besoin d'infini, qui est au coeur des prophètes et des apôtres, un inépuisable aliment, et, lorsque le culte sera tout entier aux mains des prêtres, elle communiquera dans l'ombre des temples une majesté souveraine aux rites, mal intelligibles pour le vulgaire, dont le docile accomplissement mettra en présence des dieux leurs dociles adorateurs. Mis à l'origine, si le monde, où il vit, apparaît au sauvage, désarmé presque et impuissant, peuplé d'êtres redoutables et forts, il ne lui apparaît pas impénétrable et mystérieux; la conception qu'il s'en fait a toujours quelque mesquinerie, et s'il se prosterne dans la poussière devant la terrible puissance des dieux, c'est qu'il a conscience de sa faiblesse et de son ignorance, ce n'est pas qu'il les imagine incompréhensibles et, irrésistibles. Le sorcier, le magicien, le prêtre, l'homme qui sait en un mot, traite d'égal à égal avec les dieux et, par la force des rites sacrés et des pratiques magiques, les contraint à lui obéir, les plie à sa volonté. Du moins en est-il ainsi, dès qu'une dogmatique se constitue; si embryonnaire qu'elle demeure encore, dès que des cérémonies sont pratiquées. Peut-être une période a-t-elle précédé (c'est une question sur laquelle il nous faudra revenir), où l'homme, incapable de penser ses dieux ni de se rien représenter de défini derrière l'ombre mouvante que fait en son esprit l'incessant écoulement du monde, était en proie à cette anxieuse et vague terreur, à cette terreur sacrée que créent dans les âmes enfantines la solitude, la nuit, l'ignorance de toutes choses et le sentiment, trop net celui-là, de leur propre faiblesse, de leur impuissance à résister aux mille ennemis inconnus, soupçonnés à peine, qui rôdent invisibles autour d'elles. Mais il nous suffisait de montrer qu'à quelques-uns des premiers stades de l'évolution religieuse ne trouve pas place cette notion du mystère pour qu'il en fallût nécessairement conclure qu'on ne pouvait lui donner droit de cité dans une définition de la religion, qui veut s'étendre au domaine religieux tout entier et en circonscrire les limites. S'il ne faut pas faire entrer dans la définition de la religion des éléments qui ne se retrouvent qu'en certaines formes religieuses déterminées, quelle que soit d'ailleurs l'importance prépondérante de ces formes, il lui faut cependant donner quelque précision et un contenu positif, et il importe aussi de ne la point réduire à un facteur unique, qui, bien que présent partout, n'est jamais seul présent et ne prend toute sa signification et sa valeur que par son association avec d'autres sentiments et d'autres concepts. Nous ne saurions donc, nous rallier à cette sorte de définition négative offerte par James Darmesteter (Essais orientaux, p. 213) : «La religion embrasse tout le savoir et tout le pouvoir non scientifiques», ni accepter, comme le voulait Schleiermacher, que l'essence même de l'émotion religieuse consiste seulement dans le sentiment qu'éprouve l'homme de son absolue dépendance. La définition de Darmesteter implique que le domaine religieux embrassait à l'origine l'activité humaine tout entière, parce que la notion même de la science et de ses applications n'existait pas alors, et ce n'est pas de tous points exact; elle implique en outre que la science, la technologie et la morale d'une part et la religion de l'autre ont le même objet, ce qu'il faudrait précisément démontrer; elle réduit la religion à n'être guère qu'une espèce de connaissance, ce qui identifie la foi intérieure avec la théologie et la mythologie, et surtout elle ne nous donne nulle indication claire sur la nature du groupe de phénomènes que nous comprenons sous la dénomination de religion. Le sentiment de dépendance, placé par Schleiermacher à la racine même de toute émotion religieuse, est en effet un facteur essentiel de toute religion, mais il faut remarquer toutefois que la notion de l'omnipotence divine est une notion de date relativement récente et que le non civilisé ne se sent dans la dépendance de ses dieux que pour autant qu'il s'apparaît à lui-même ignorant et faible; à mesure que se compliquent et se multiplient les rites et les cérémonies, dont le caractère religieux ne saurait être mis en doute, croit en lui la conscience de son affranchissement. Cet abandon de tout l'être aux mains de son Dieu, cette effusion mystique où l'âme pieuse se donne toute à celui en qui seulement elle a la,joie, et, si j'ose dire, la réalité de l'existence, ce renoncement volontaire à soi-même pour renaître plus pleinement en un plus grand que soi, tout cela, où se peut ramener la religion en ses formes les plus hautes, est une lente création des siècles. Il n'y a rien de pareil dans les premiers balbutiements de la conscience religieuse; le fidèle ne cherche pas seulement à désarmer la colère du dieu, à conquérir son amitié, il lutte avec lui, et parfois il triomphe. D'autre part, ce sentiment n'est jamais seul dans une âme : d'autres émotions, le désir, l'amour, la confiance, l'admiration y habitent avec lui et aussi la haine, la violence, l'orgueil, et toutes elles réagissent sur lui et forment avec lui les combinaisons les plus variées. Le désir, en particulier, dont Feuerbach a signalé la capitale importance dans la genèse des religions, est comme l'antagoniste naturel du sentiment de la dépendance; il ne serait pas d'ailleurs plus légitime d'en faire, comme l'auteur de la Religion et de l'Essence du Christianisme, le créateur des dieux. La définition provisoire qui nous paraîtrait répondre le mieux aux exigences de la critique serait donc celle, que nous avons déjà citée, de Goblet d'Alviella, si on en éliminait cette notion du mystère qui ne nous paraît pas tenir, dans les plus basses formes de la religion, la place essentielle que l'on est porté à lui assigner. « L'homme devient vraiment religieux, lorsqu'il superpose à la société humaine, ou il vit, une autre société plus puissante et plus élevée, une société universelle et pour ainsi dire cosmique».Cette affirmation de la possibilité pour l'homme d'entrer en relation avec des êtres surhumains dont la puissance dépasse la sienne et dont l'action se fait on peut se faire sentir dans la direction de sa propre vie et suscite tous les événements de la nature se retrouve, en effet, dans toutes les religions, sauf en certains types aberrants, comme le bouddhisme primitif, et encore faut-il dire que même ici la conception courante est remplacée par des conceptions connexes et très analogues. Mais il apparaît nettement que, pour Guyau, la religion consiste essentiellement en une explication, en un ensemble de concepts et de représentations symboliques , groupés en une synthèse interprétative des multiples phénomènes dont l'univers est le théâtre. Il semble donc affirmer le caractère primordial des facteurs intellectuels de la religion et considérer comme des facteurs secondaires, des éléments dérivés, les états affectifs et émotionnels. Il méconnaît ici cette nécessaire distinction que nous tracions plus haut entre le fond et la forme de la vie religieuse, entre le dogme et la piété, le sentiment intérieur et le rite magique et symbolique, les pensées et les actes, et il néglige de faire aucune place à l'émotion même qui les engendre. Aussi, et bien qu'il nous paraisse avoir donné des primitives conceptions, que l'homme se fait du gouvernement du monde et de ses relations avec ses lois, l'une des formules les plus heureuses et les plus exactes, sa définition nous semble demeurer par un côté incomplète et partielle; elle ne devient acceptable que si elle s'applique à la forme seule de ce sentiment religieux qui, suivant l'expression de D. Brinton, est un état affectif qui engendre des pensées pieuses et provoque à des actes d'admiration. C'est à des conceptions analogues à celles de Sabatier et de Tiele que nous ramènera la brève esquisse de la genèse et de l'évolution de la religion que nous allons tenter, mais il nous paraît qu'à titre provisoire il s'en faut tenir à une définition du type de celle qui a été donnée par Goblet d'Alviella. La religion, à nos yeux, est l'ensemble des états affectifs suscités dans l'esprit de l'homme par l'obscure conscience de la présence en lui et autour de lui de Puissances, à la fois supérieures et analogues à lui, avec lesquelles il peut entrer en relation, des représentations engendrées par ces sentiments et qui leur fournissent des objets définis, et des actes rituels auxquels il est provoqué par l'action combinée de ces émotions et de ces croyances. Il est clair que c'est ici une définition toute formelle, mais elle suffit à délimiter le terrain des recherches et à tracer une nette distinction entre les phénomènes religieux et les phénomènes esthétiques ou moraux qu'on a plus d'une fois tenté de confondre avec eux. Voyons maintenant comment naît dans l'âme des primitifs cette sourde conscience de la présence dans l'univers de ces redoutables Puissances qui gouvernent les choses et les hommes; nous examinerons alors les primordiales émotions qu'elle fait germer et grandir, les conceptions où elles s'incarnent, les objets qu'elles se créent, les symboles ou les cérémonies où elles s'expriment, les rites où elles aboutissent. Nous analyserons ensuite la nature propre du sentiment religieux, qui, muni des organes qu'il s'est à lui-même constitués, s'est défini et précisé, en se différenciant des autres états affectifs, qui lui étaient, à l'origine, apparentés. Puis nous passerons rapidement en revue les formes diverses, mythiques, dogmatiques et rituelles, en lesquelles il s'est objectivé au cours des temps historiques, et qui se peuvent répartir en deux grands groupes, suivant que l'association s'est faite plus ou moins étroite entre les éléments proprement religieux et les éléments éthiques. Il nous restera alors à montrer comment, après s'être intimement unies et comme fondues l'une en l'autre dans les grandes religions universalistes, la foi mystique et la morale, primitivement indépendantes, tentent de nouveau de recouvrer leur autonomie et leur originalité, mais transformées toutes deux par leur contact prolongé et, si j'ose dire, l'identification partielle qui s'est opérée entre elles. (L. Marillier, c. 1900). |
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