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Méthode
de la science des religions.
Il importe ici de
préciser quelle est la méthode qui se doit appliquer à cet ordre de
recherches et quels sont exactement sa portée et son objet. A la différence
de la philosophie générale et de la dogmatique, la science des religions
n'a point à prononcer sur la valeur objective des croyances, sur la réalité
des êtres et des événements dont les mythologies et les théologies
diverses affirment ou postulent l'existence, il n'est pas du domaine de
l'historien de discuter la validité des dogmes religieux ni de porter
un jugement sur la légitimité, le caractère rationnel on irrationnel
des pratiques rituelles. A d'autres d'apprécier, il doit se borner Ã
constater, à analyser et à décrire : son rôle consiste à rechercher,
à déterminer, s'il le peut, les lois auxquelles sont soumis dans leur
genèse et leur évolution les mythes et les cérémonies sacrées, Ã
étudier les transformations successives que subit la conception du divin
et l'émotion complexe, qui la fait apparaître en l'âme humaine comme
un symbole approprié.
Aussi la science
des religion demeure-t-elle indépendante de tout système métaphysique
comme de tout credo confessionnel et ne préjuge-t-elle en rien par les
solutions qu'elle est amenée à donner de problèmes de psychologie ou
d'histoire la solution des problèmes spécifiquement religieux qui préoccupent
la conscience moderne. Qu'il existe ou non un Dieu personnel, que l'âme
soit ou non immortelle, qu'il faille croire ou non à l'efficacité de
la prière, que les événements de ce monde où nous vivons soient gouvernés
vers un but excellent par une providentielle intelligence ou qu'ils se
succèdent sans nul dessein par le simple jeu de lois mécaniques et fatales,
les observations et les analyses qu'elle a pour tâche de coordonner dans
un système défini d'explications n'en ont ni plus ni moins de valeur
ni d'autorité. Il ne s'agit pour elle que de déterminer comment se forment
dans l'esprit individuel et dans la collectivité sociale un sentiment
d'une certaine espèce et le cortège de représentations qu'il entraîne
après lui, comment se transforment ces représentations et les actes auxquels
elles aboutissent par la puissance motrice qui est en elles; le bien fondé
de ces concepts, l'utilité objective de ces actes, elle n'a point à les
établir, ni à les critiquer, cela est d'un autre ordre.
Le service cependant
qu'elle peut rendre à la dogmatique religieuse et à la métaphysique,
c'est de leur fournir les moyens de mieux poser les questions qu'elles
ont pour tâche de résoudre, de les poser à la fois avec plus de précision
et plus de généralité, en leur permettant de saisir ce qu'il y a de
permanent et de stable en ce perpétuel devenir, ce qu'il y a de réellement
commun à tous les êtres qui pensent, qui aiment et qui souffrent, en
ces manifestations multiples et infiniment diverses d'une même émotion
fondamentale. Pour atteindre à ce but, sa méthode sera historique, comparative
et psychologique : historique, elle permettra de suivre en leur évolution
particulière les croyances et les rites de chaque nation, de chaque groupement
confessionnel distinct; comparative, elle servira d'efficace instrument
pour dégager les caractères communs aux diverses religions et distinguer
ce qui est accidentel et contingent de ce qui est universel et vraiment
humain; psychologique, elle conduira le savant à relier les éléments
particuliers et variables des religions à des traits eux aussi variables
et particuliers de la structure mentale propre à une société ou à un
individu, les éléments généraux et permanents aux caractères essentiels
et aux lois partout identiques de l'esprit humain.
Mais lorsqu'il s'agit
des premières phases de l'évolution sociale et mentale de l'homme où
il nous soit donné de remonter en nous aidant des ressourcés que nous
fournissent l'archéologie préhistorique, la philologie comparée, l'étude
des coutumes et des croyances des sauvages actuels et l'examen des traits
qui ont survécu dans les légendes et les pratiques religieuses et les
habitudes sociales des peuples civilisés d'aujourd'hui, de l'urne balbutiante
et inhabile encore à penser le divin de nos lointains ancêtres, toutes
ces démarches ne peuvent et rie doivent plus être successives et disconnexes,
mais s'effectuer simultanément et se prêter un mutuel appui.
Il importe d'étudier
en elle-même et pour elle-même chacune des religions historiques et de
ne tenir compte que des relations de fait, des rapports réels qui ont
existé entre elle et telle autre religion à un moment déterminé et
par des voies qu'il est à la charge de l'érudit de découvrir, Les ressemblances,
les coïncidences curieuses peuvent bien être notées, il n'en faut pas
faire tout d'abord état; la comparaison ne vient utilement que plus tard,
entre des ensembles déjà analysés en leurs parties et dont la loi particulière
d'évolution a été dégagée. Et c'est seulement lorsque l'historien
a fait son oeuvre que la critique psychologique peut s'appliquer avec;
quelque profit aux matériaux qu'il met à sa disposition et dont il a
précisé et fixé l'interprétation. Ce n'est pas à dire que le psychologue
doive attendre pour tenter de ramener aux éléments psychologiques simples,
qui les constituent, les phénomènes religieux, que soit achevée la large
enquête historique qui s'est ouverte en ce siècle sur les religions;
il courrait risque d'attendre toujours. Ce qu'il faut seulement entendre
par cette dépendance du psychologue à l'égard de l'historien, c'est
qu'il ne doit pas s'aventurer sur un terrain que n'a point encore débroussaillé
le travail de l'exégète, du philologue et du critique, s'il ne veut risquer
de singulières bévues. Et s'il faut ainsi procéder, s'il faut n'avancer
que pas à pas, c'est que les religions, une fois constituées, ont une
individualité, une personnalité très frappantes, et que des rites ou
des dogmes, analogues en apparence, sont justiciables, en des milieux sociaux
différents et à des moments différents de l'évolution, d'interprétations
très diverses.
Tout au contraire,
à leurs débuts et en ces premières périodes de tâtonnements où elles
s'essaient à être toutes les religions sont étrangement pareilles les
unes aux autres : il semble que d'un bout du monde à l'autre, les hommes
se soient à l'origine représenté d'une manière uniforme le divin, ou
du moins le surhumain, et qu'ils aient imaginé, sous l'empire de semblables
sentiments, des procédés presque identiques pour entrer avec lui en relation
et tirer de leur union plus ou moins étroite avec ces vivantes Puissances,
qu'ils sentaient les environner de toutes parts, un utile profit dans leur
lutte pour l'existence. D'autre part, chacune de ces religions embryonnaires
est très fruste et très pauvre. Cette similitude et cette pauvreté nous
permettent de traiter les religions à leurs plus bas degrés de développement
comme une religion unique. La méthode comparative s'appliquera donc ici
d'emblée; mais en réalité il s'agira moins de rapprocher l'un de l'autre
des ensembles complets et cohérents que de reconstituer avec des faits
épars dans l'espace et le temps, mais tous de même ordre, tous apparentés,
tous de même signification et de même portée, un ensemble défini et
intelligible. Il existe une religion commune de l'humanité, elle ne se
différencie en des types divers qu'au fur et à mesure que s'individualisent
en se compliquant les sociétés et les hommes qui les constituent. Il
faut cependant remarquer que, même lorsqu'on étudie ces premières phases
de l'évolution, il est d'une souveraine imprudence de rapprocher, en raison
de leur ressemblance, deux faits de provenance différente, sans en avoir
préalablement précisé la signification et la portée en les examinant
dans leur cadre naturel et en relation avec les autres pratiques ou les
autres coutumes auxquelles, en réalité, ils sont liés dans tel groupe
ethnique ou tel organisme social déterminés.
De même que l'analyse
historique et la comparaison méthodique sont ici, sous le bénéfice de
ces réserves. simultanées, de même elles ne se peuvent aussi aisément
dissocier qu'aux phases ultérieures du développement religieux. de l'interprétation
psychologique des phénomènes. La signification des rites et des conceptions
dogmatiques ou mythiques est beaucoup plus apparente dans les fermes encore
peu évoluées et mal individualisées qu'ils revêtent dans les religions
que l'on appelle conventionnelle; ment religions primitives; leur corrélation
avec les conditions générales de la vie sociale, leur liaison avec la
structure mentale des hommes qui les adoptent ou les pratiquent, leur dépendance
à l'égard de l'ensemble de leurs états émotionnels ou de leurs images
est beaucoup plus évidente. La croyance d'un Français du XVIIe
siècle dans l'Incarnation on la Transsubstantiation, d'un Persan ou d'un
Maure d'Afrique dans le prophétisme de Mohammed, la pratique du baptême
chez les chrétiens d'aujourd'hui ou de la circoncision
chez les Juifs actuels, ne sont intelligibles qu'historiquement: on ne
saurait les rattacher directement à l'ensemble de leurs conceptions d'un
autre ordre. Tout au contraire, les raisons psychologiques du culte des
morts, tel qu'il est pratiqué par les Bantous
de l'Afrique australe, du fétichisme des noirs de. Guinée, des multiples
tabous qui règlent la vie des indigènes de Polynésie, des légendes
et des mythes où sont racontées les aventures du Soleil et de la Lune,
l'origine du feu, de la nuit ou de la mort, ne sont pas fort malaisées
à découvrir : elles sont, si j'ose dire, à fleur de sol et apparaissent
dès qu'on y prête attention.
Il faut, toutefois,
se tenir en garde contre la très périlleuse tentation qu'il y a, précisément
parce qu'ici les interprétations psychologiques s'offrent d'elles-mêmes
et que là elles exigent pour se dégager nettement tout un long travail
préparatoire d'exégèse et de critique historique, d'appliquer tout simplement
aux dogmes, aux légendes et aux cérémonies des religions les plus évoluées
et les plus raffinées, telles que les diverses confessions chrétiennes
de notre temps, les explications même qui nous rendent un compte satisfaisant
des pratiques rituelles et des mythes des peuples non civilisés. Le danger
est d'autant plus grand que la ressemblance extérieure des actes est parfois
frappante et aussi la similitude dans le dessin et, si j'ose employer une
telle expression, l'affabulation des légendes. Mais ce sont souvent vieux
vaisseaux où un vin jeune a été versé; il faut se garder de conclure
trop vite et surtout se garder de conclure que des symboles pareils incarnent
à des phases diverses d'un développement de mêmes états d'esprit. Si
les formes religieuses sont en perpétuelle évolution, les concepts, les
images et les sentiments connexes à ces représentations, qu'elles expriment
et synthétisent, se transforment et se renouvellent bien plus rapidement
encore. (L. Marillier, c. 1900). |
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