| Montaigne est né au château de Montaigne en Périgord le 28 février 1533, et est mort au même lieu le 13 septembre 1592. Il est un de ces hommes dont la biographie n'exige pas de longs développements, car il est tout entier dans le livre qui fait sa gloire, et il n'est que là. Il a été magistrat et maire de Bordeaux; s'il n'avait pas écrit les Essais, la postérité ne le connaîtrait même pas. On peut donc glisser rapidement sur les circonstances de sa vie publique ou privée; tout l'intérêt d'une notice sur Montaigne se trouve concentré sur l'homme, sur l'écrivain, sur le philosophe et sur le moraliste que nous révèlent les Essais. Issu d'une famille de riches négociants bordelais, petit-fils d'un armateur qui devint seigneur de village en 1477, Montaigne eut pour père un gentilhomme qui avait fait campagne en Italie, et qui en avait rapporté, comme tant d'autres de ses contemporains, une véritable passion pour les beaux-arts et pour la littérature. Aussi l'éducation du jeune Michel fut-elle l'objet de soins particuliers. On l'éveillait, c'est lui qui le raconte, au son des instruments les plus harmonieux; sa langue maternelle était le latin, que les domestiques mêmes devaient parler exclusivement devant lui. Si nous l'en croyons, il serait entré dès l'âge de six ans au collège de Guyenne, à Bordeaux: il en serait sorti maître ès arts à treize ou quatorze, ans pour devenir, à Toulouse sans doute, étudiant en droit. Son père, qui s'était fait nommer conseiller à la cour des aides de Périgueux, ayant été, en 1554, élu maire de Bordeaux, Montaigne, âgé pour lors de vingt et un ans, lui succéda dans sa charge de conseiller, et trois ans plus tard, en 1557, il passa avec le même titre au parlement de Bordeaux. Il appartint à la magistrature jusqu'en 1570, c.-à-d. durant seize années consécutives, et, bien qu'il paraisse avoir été chargé de missions politiques à la cour sous les règnes de François Il et de Charles IX, il ne fit rien de remarquable. Le grand événement de sa vie de magistrat, ce fut sa liaison intime, à dater de 1557, avec un autre conseiller au parlement de Bordeaux, avec Etienne de la Boétie, dont la mort prématurée, en 1563, à l'âge de trente-deux ans, le plongea dans la désolation. En 1665, Montaigne se maria, il épousa Françoise de la Chassaigne, dont le père était, lui aussi, conseiller au parlement de Bordeaux, et ce mariage dut être heureux, puisqu'il n'a pas d'histoire, et que Montaigne, si enclin à parler toujours de lui, n'en a rien dit dans les Essais. Son père mourut en 1568, et ce fut pour Montaigne l'occasion d'un premier ouvrage. Il avait, à la prière de ce père chéri, traduit du latin la Théologie naturelle de Raymond Sebond; il publia en 1569 cette traduction que son père voulait absolument faire imprimer. L'année suivante, Montaigne renonçait à tout jamais à ses fonctions de magistrat. - Michel de Montaigne (1533- 1592). Tableau d'Etienne Martellange, musée du Louvre. Retiré dans ses terres qu'il faisait valoir grâce à l'esprit d'organisation de sa femme, cherchant dans la vie de famille un « divertissement » aux chagrins que les calamités publiques causaient alors à tous les bons citoyens, plus sensible qu'on ne le croirait aux joies d'une paternité renouvelée cinq fois, de 1570 à 1577, il s'adonnait à l'étude, à la lecture, à la méditation; il se plaisait à passer des journées entières dans une tour de son manoir où était sa « librairie », c.-à-d. sa bibliothèque. Le résultat de cette retraite de dix années, ce fut, en 1580, la publication du premier et du deuxième livre des Essais de messire Michel, seigneur de Montaigne. Presque aussitôt après l'apparition des Essais, sans doute parce que la composition de cet ouvrage l'avait fatigué, sans doute aussi parce qu'il était déjà travaillé par la maladie qui devait l'emporter jeune encore, Montaigne laissa au logis femme et enfants, et il se mit à voyager. Il alla d'abord à Paris, et présenta ses Essais à Henri III; puis il se rendit à Plombières, où il prit les eaux; puis il traversa lentement la Suisse et une partie de l'Allemagne; enfin il visita l'Italie, Venise, Florence, Rome, Lorette même où il laissa un riche ex-voto. C'est en Italie que vint le surprendre, le 7 septembre 1581, l'annonce de son élection à la mairie de Bordeaux. Il revint donc, et demeura en charge deux fois deux ans. Les deux premières années se passèrent tranquillement et Montaigne aurait dû s'en tenir là; il se laissa réélire, et ses deux dernières années furent assez troublées par les débuts de la Ligue. La peste, qui vint affliger la ville de Bordeaux au moment où Montaigne allait céder sa place à un autre, lui fit quitter d'une manière fâcheuse pour sa gloire les fonctions qu'il exerçait. Il était absent de Bordeaux quand le fléau y fit son apparition; il ne crut pas devoir faire montre d'héroïsme en rentrant dans une ville contaminée, et durant les six mois qui suivirent, il erra de séjour en séjour pour tâcher d'arracher les siens à la contagion. Rendu enfin à la vie paisible de son château, il se remit au travail comme en 1570, et en 1588, il publiait une nouvelle édition des Essais, augmentés d'un troisième livre. Pour cela, il fit un nouveau voyage à Paris, et c'est alors qu'il se lia d'amitié avec une de ses admiratrices, Mlle de Gournay, qu'il proclama sa fille d'alliance. Pris par les ligueurs, il fut incarcéré durant quelques heures seulement à la Bastille; puis il se rendit aux Etats de Blois, - il y était quand le duc de Guise fut assassiné; - enfin il rentra dans son manoir pour n'en plus sortir. Les infirmités dont il souffrait depuis longtemps, la goutte et la gravelle, se montraient rebelles à toute médication; il recourut au travail pour chercher à se distraire. Il lui fut donné de marier la seule de ses cinq filles qui lui restât, puis il mourut, à l'âge de cinquante-neuf ans à peine, non pas en philosophe, comme on pourrait le croire, mais en chrétien fervent, pendant qu'on lui disait la messe dans sa chambre et qu'il joignait dévotement les mains pour adorer le sacrement de l'autel (13 septembre 1592). Telle a été la vie de Montaigne, bien peu chargée d'incidents quoiqu'il ait vécu à l'une des époques les plus troublées de notre histoire. Il a vu dans sa jeunesse, au plus beau temps de la Renaissance, les splendeurs des règnes de François Ier, et de Henri Il; mais aussi il s'est trouvé au milieu des Guerres de religion, il a pu voir la Saint-Barthélemy, les folies de la Ligue, l'assassinat du duc de Guise et bientôt après celui du dernier des Valois. On comprend qu'il n'ait pas cherché à se jeter au milieu d'une semblable mêlée, et son caractère, tel que lui-même l'a tracé dans les Essais, car nous n'avons pas d'autres indications, explique suffisamment sa réserve. Montaigne répète à satiété qu'il ne connaît ni l'ambition ni le désir de la gloire, qu'il est enclin à la paresse, à la nonchalance, qu'il a l'esprit lent, qu'il n'aime ni les soins du ménage ni rien de ce qui peut troubler sa tranquillité; jamais de procès, pas d'engagements avec les hommes de parti ou avec les novateurs. Il n'a vécu en somme que pour lui, c'était un égoïste aimable, un homme qui a passé vingt années de sa vie à faire un livre dont lui seul est la matière, le principe et la fin. Les hommes de ce caractère ont rarement le privilège de forcer l'admiration de leurs semblables; or Montaigne est encore aujourd'hui, après quatre siècles, un des écrivains de langue française les plus goûtés; il faut donc que son oeuvre soit d'une étonnante perfection, et à ce titre elle mérite qu'on l'étudie avec une attention toute particulière. (A. Gazier). - Fin d'une lettre de Montaigne à Henri IV. | |