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L'histoire de la Colombie de 1861 à 1903
Les Etats-Unis de Colombie,
la République de Colombie
Aperçu Les Chibchas* Du XVIe au XVIIIe s. 1809-1831 1831-1861 1861-1903
Les Etats-Unis de Colombie

C'est le 20 septembre 1861 que les plénipotentiaires de sept Etats néo-grenadins réunis à Bogota donnèrent à la République, pour laquelle ils rédigeaient une constitution provisoire, le nom d'Etats-Unis de Colombie. Le général Mosquera fut investi de la présidence sans durée déterminée et le gouverneur de Carthagène, Nieto, désigné pour le suppléer éventuellement. La situation révolutionnaire n'était pas réglée. Le candidat présidentiel conservateur, Julio Arboleda, était maître de l'Etat d'Antioquia où il avait rassemblé une armée de 3000 hommes sous le général Enao; au Nord, Leonardo Canal organisait une guérilla conservatrice. Les violences de Mosquera lui créèrent des difficultés avec les légations étrangères. Versla fin de l'année il envoya Santos Gutierez contre Canal et le général Lopez contre Arboleda. Un coup de main d'une bande conservatrice la rendit maîtresse de Bogota (février 1862). Mosquera l'en chassa, mais fut mis en échec près de Tunja par Canal, qui entra à son tour dans la capitale, mais dut l'évacuer le lendemain (25-26 février). Il se retira devant Mosquera et alla joindre dans l'Antioquia Arboleda. Celui-ci défit à Cali les généraux Lopez, Alzate et Payan et fit les deux derniers prisonniers avec un millier d'hommes (11 avril 1862). Mais le chef conservateur fut alors attaqué par le gouvernement de l'Équateur à propos d'une violation de territoire. 

Arboleda vainquit les Equatoriens à Tulcan et fit prisonnier leur président Garcia Moreno (31 juillet 1862). Il le renvoya librement à Quito. Mais le 12 novembre 1862 Arboleda fut assassiné dans les monts de Pasto par un individu dont il avait fusillé le père. Les conservateurs furent découragés par cette mort. Canal se réfugia dans l'Equateur et les insurgés du Cundinamarca traitèrent avec Lopez. Mosquera désavoua ce dernier, entra dans l'Antioquia où il sévit, obligeant les ecclésiastiques à jurer fidélité au régime démocratique ou à quitter le pays. La résistance étant abattue et le pays pacifié, on réunit à Rio Negro, dans l'Etat d'Antioquia, un congrès national (9 février 1863), Mosquera déposa entre ses mains le pouvoir extraordinaire qui lui avait été conféré le 20 septembre 1864. Le congrès vota une constitution nouvelle (25 avril) qui fut promulguée le 8 mai 1863. Cette charte, qui a régi la Colombie pendant un quart de siècle, était le type d'une constitution fédérale. Le pays était partagé en neuf Etats quasi-souverains : Antioquia, Bolivar, Boyaca, Cauca, Cundinamarca, Magdalena, Panama, Santander. Le gouvernement fédéral se composa: du pouvoir exécutif exercé par un président responsable et non rééligible, assisté de sept secrétaires d'Etat, et dont le mandat ne durait que deux ans; du pouvoir législatif exercé par le congrès formé d'une Chambre des représentants élus à raison d'un député par 50 000 personnes et du Sénat des plénipotentiaires composé de trois sénateurs pour chaque Etat; enfin, du pouvoir judiciaire exercé par la cour suprême fédérale composée de cinq magistrats et par les autres cours et tribunaux de la République.

Le gouvernement de l'Union fut spécialement chargé de la direction des affaires étrangères et ecclésiastiques, de la conservation de la paix publique, de l'administration des douanes, du monnayage, de l'instruction primaire, secondaire et supérieure, des postes et télégraphes, de la police, des routes fluviales et interocéaniques, de la colonisation, de l'émigration et, en général, de toutes les affaires politiques ayant un caractère national. Les Etats purent s'organiser comme ils l'entendraient, pourvu que ce fût sur les bases d'un gouvernement républicain, à temps, alternatif et responsable. Ils eurent leur législation civile et criminelle spéciale, purent lever des armées, établir des impôts; en un mot, exercer tous les attributs de la souveraineté même en les matières de la compétence du gouvernement central, exception faite pour le monnayage, les poids et mesures, les douanes, les relations extérieures. Dans les cas de conflits la cour suprême devait décider soit en suspendant les lois des Etats qui sortaient de leur sphère d'activité légitime, soit en suspendant celles du congrès qui empiéteraient sur les libertés des Etats. Dans le premier cas le Sénat décidait en dernier ressort, dans le second, les assemblées des Etats. Cette constitution ne reconnaissait point de religion officielle, l'Eglise étant séparée de l'Etat. Elle garantissait la liberté absolue de la presse et de la parole, le droit d'association, de réunion (sans armes), la liberté de l'industrie et du commerce. Elle facilitait beaucoup la naturalisation des étrangers et mit en pratique les théories des libéraux de 1848, l'abolition de la peine de mort, etc.

Le congrès avait décidé que les élections auraient lieu dans l'année pour le président, le Sénat et la Chambre, afin que la session du congrès pût s'ouvrir le 1er février, et le président prêter serment devant lui le 1er avril. Dans l'in tervalle, le général Mosquera fut investi du pouvoir exécutif. Le congrès fixerait le siège des pouvoirs fédéraux, c'est-à-dire la capitale. Le clergé, qui avait si profondément troublé le pays dans les années précédentes, subit la loi du plus fort; les communautés religieuses furent abolies, leurs biens confisqués, les religieuses même expulsées de leurs couvents, les ecclésiastiques forcés de prêter serment de fidélité à la constitution sous peine d'expulsion. Mosquera ne faiblit pas et appliqua les lois. Le congrès avait aussi autorisé le pouvoir exécutif à négocier avec le Venezuela et l'Équateur la reconstitution de l'ancienne Colombie. Mosquera se rendit dans le Cauca et négocia avec le président de l'Équateur, Garcia Moreno. Les conférences aboutirent à une rupture. Les Equatoriens, commandés par Flores, envahirent le Cauca. Le 6 décembre 1863, la rencontre eut lieu à Guaspud. 

« Ils ont 6000 hommes, dit Mosquera, mais moi j'ai 4000 soldats ».
Il avait raison et remporta une victoire complète; 1500 Equatoriens furent mis hors de combat, 2000 faits prisonniers. La paix signée dans la ferme de Pensa, le 11 janvier 1864, ne diminua cependant en rien l'indépendance des vaincus; le statu quo ante fut rétabli. Pour l'élection présidentielle, Mosquera, se conformant à la loi qui ne le faisait pas rééligible, déclina la candidature; le docteur Manuel Murillo Toro (de Tolima) fut élu; c'était un libéral, ancien ministre du président Lopez. Les libéraux fédéralistes triomphaient complètement.

La présidence de Murillo (1864-1866) fut, malgré sa sagesse et la lassitude générale, assez troublée. La présence de Mosquera restait une menace; il soulevait les clubs contre les étrangers qui intervenaient dans les affaires américaines (France et Espagne). On lui offrit, pour l'éloigner, une mission diplomatique à Paris et à Londres, avec un bon traitement. Il refusa, faillit être assassiné, et en juin se retira dans l'Etat du Cauca où il était toujours le maître. Les finances publiques étaient en mauvais état, et il était difficile de les rétablir. Le président Murillo désirait, d'autre part, mettre un terme à la lutte cléricale. Le pape était intervenu; Mosquera avait fait voter une loi (26 avril 1864) banissant de Colombie, dans les trois jours, tout ecclésiastique qui ne jurerait pas la constitution et refuserait de s'engager à n'obéir aux décisions d'une autorité ecclésiastique quelconque, résidant à l'étranger (pape, concile, congrégation, etc.) qu'après son homologation par le gouvernement colombien. Murillo adoucit l'application de cette loi, autorisa même à rentrer l'archevêque de Bogota et l'évêque d'Antioquia. Dans cette dernière province, les démocrates avaient déjà été renversés par les conservateurs, ceux-ci usant du droit qu'avait chaque Etat d'être maître chez lui. L'autonomie des Etats se manifesta aussi ailleurs. A Panama, le gouverneur, le général Santa Colonna était très hostile aux étrangers; il insulta les Espagnols, le consul de France, celui des Etats-Unis, s'attaqua au président Murillo et ne fut renversé qu'en mars 1865 par une révolution intestine. Le président de l'Etat de Magdalena fut déposé en juin; en novembre, le général Nieto le fut dans l'Etat de Bolivar. 

Le président était même incapable d'empêcher le congrès de voter des mesures contre les étrangers, à qui l'on imposa toutes les charges des nationaux, leur interdisant de réclamer une indemnité autre que ceux-ci en cas de guerre civile. Une concession définitive à la Compagnie du chemin de fer de Panama, une concession de canal à travers l'isthme de Darien, un traité de délimitation avec le Costa-Rica furent rejetés par les Chambres. Mosquera s'était décidé à partir pour l'Europe où il négociait vainement à Paris pour faire garantir par la France et l'Angleterre à la Colombie la souveraineté sur l'isthme de Panama, que l'on jugeait menacé par les convoitises des Etats-Unis de l'Amérique du Nord. Les conservateurs profitèrent de l'absence de Mosquera pour essayer de reprendre le gouvernement du Cauca. Le général Joaquin Cordova, sorti de l'Antioquia, entra à Cartago; des guérillas se formèrent dans les Etats de Tolima et Cundinamarca. Le pouvoir central s'émut; la République fut déclarée en état de guerre; les insurgés furent dispersés facilement, le général Cordova, battu les 23 et 26 octobre 1865. L'élection présidentielle, pour le terme 1866-1868, porta au pouvoir le général Mosquera élu par sept Etats sur neuf (décembre 1865). Le congrès eut la prudence de refuser de s'engager dans la guerre du Pacifique contre l'Espagne et rejeta le projet d'alliance avec le Pérou, la Bolivie et le Chili (février 1866). Mosquera ne revint que le 19 mai, l'intérim fut confié, à partir du 1er avril 1866, au vice-président Rojas Garrido.

La présidence du général Mosquera ne répondit pas aux grandes espérances qu'elle faisait concevoir et cet homme d'État, qui avait exercé une action prépondérante dans les dernières années, ne put triompher de l'opposition constitutionnelle et des difficultés avec lesquelles il fut aux prises. Elles étaient en effet nombreuses et graves à l'intérieur et à l'extérieur, celles-ci se compliquant des actes inconsidérés des autorités locales et des gouvernements des Etats particuliers. La question cléricale fut remise à l'ordre du jour; en Europe, Mosquera avait conclu un accord avec Rome d'après le principe de l'Eglise libre dans l'Etat libre; plusieurs évêques refusèrent le serment demandé; l'archevêque de Bogota, les évêques de Santa-Marta et de Carthagène furent exilés. Dans les Etats, l'anarchie continuait; pour y mettre un terme, Mosquera avait fait adopter par le congrès fédéral un décret ordonnant le licenciement de toutes les troupes régulières qu'entretenaient les gouverneurs, ne laissant à leur disposition que les milices autorisées par la constitution. Le gouverneur de Panama, le général Olarte, et l'assemblée de cet Etat déclarèrent nul ce décret du pouvoir central. Mosquera envoya 500 hommes tenir garnison dans l'isthme; le gouverneur protesta, mais l'assemblée de Panama ne le soutint pas et se borna à voter des fonds pour le maintien de l'indépendance de l'Etat de Panama. L'intervention du président dans les troubles des Etats d'Antioquia et de Santander le fit accuser d'agissements dictatoriaux. Le 6 décembre 1866 il adressa sa démission à la cour suprême, disant 

« que l'administration de son prédécesseur avait laissé le pays dans un état de prostration déplorable; que le congrès avait voté une loi inconsidérée sur les fournitures; que les fraudes et les abus sur les équipements militaires étaient innombrables; que l'archevêque et les évêques étaient en complète rébellion contre les institutions; qu'il y avait un dessein persistant de troubler la paix chez ceux qui voulaient s'emparer du gouvernement des Etats; qu'un magistrat ayant donné autant de preuves de civisme que lui ne devait pas servir une société dépourvue de sanction morale et au sein de laquelle les nullités révolutionnaires aspirent au pouvoir pour prospérer au moyen de révoltes. »
La cour suprême refusa la démission du président par quatre voix contre une et rendit hommage à son caractère et à ses intentions. Mais dans sa session de 1867 le congrès fédéral rendit aux États le droit de lever et d'entretenir des troupes en temps de paix. Il refusa de ratifier un emprunt de trente-cinq millions et demi fait en Europe par Mosquera, bien qu'un premier versement eût été fait; l'emprunt avait été gagé sur le revenu des douanes, des salines et du chemin de fer de Panama.

Du côté de l'étranger les difficultés n'étaient pas moindres. Mosquera avait persisté dans l'attitude adoptée dans la guerre du Pacifique; il proclama la neutralité de l'isthme et interdit le passage des approvisionnements et munitions expédiés aux belligérants quelle qu'en fût la provenance. Le 17 novembre 1866, il fit saisir des canons et des munitions qui transitaient par l'isthme. En même temps, il déclara les ports colombiens ouverts aux corsaires belligérants, mais en imposant la juridiction territoriale au sujet de la validité des prises qu'ils amèneraient; les Etats-Unis refusèrent d'accepter cette clause. L'Etat de Panama, s'arrogeant le droit de taxer les vaisseaux qui abordaient à Panama ou à Colon, contrairement à une loi de 1862 et au traité conclu avec la compagnie du chemin de fer qui garantissaient la franchise, le consul des Etats-Unis protesta et le gouvernement fédéral dut intervenir à plusieurs reprises. Le ministre des Etats-Unis en Colombie, Burton, se jugeant offensé par le langage d'un gouverneur d'État, demanda ses passeports. Masquera refusa, n'admettant pas qu'un envoyé pût de son initiative rompre les relations diplomatiques. En effet, le président Johnson donna un successeur à Burton. En cette année 1866 avait été votée une loi (27 juin) réglant les conditions générales auxquelles pourrait être concédé un canal interocéanique.

L'année suivante, les incidents avec les puissances étrangères se répétèrent. Le consul d'Angleterre fut offensé à Carthagène par l'autorité locale; l'Angleterre saisit un vapeur colombien et obtint satisfaction. Les Espagnols prétendirent que trois navires cuirassés achetés aux Etats-Unis l'étaient pour le compte du Pérou ou du Chili et saisirent l'un d'eux dans le port de Carthagène. Cette affaire eut une répercussion à l'intérieur et provoqua la crise dans laquelle Mosquera sombra. Profitant de la guerre civile engagée dans l'Etat de Magdalena, le président rendit le 15 mars un décret déclarant en vigueur l'article 92 de la constitution aux termes duquel, en cas de troubles, le président disposait d'un pouvoir discrétionnaire. Il fit arrêter l'ancien président Murillo, obtint de députés intimidés l'approbation de ses actes; il envoya contre le président du Magdalena des troupes qui le chassèrent de Santa-Maria mais sans mettre fin à cette guerre civile. Le Sénat annula le décret d'exil des prélats catholiques; Mosquera paraissait très conciliant quand la saisie de son cuirassé par une frégate espagnole brouilla tout. L'opposition dit au président qu'il était  également coupable s'il avait acheté trois cuirassés aux frais de la Colombie sans l'assentiment préalable des Chambres ou s'il les avait achetés pour le compte du Chili, en compromettant la neutralité. On demandait la mise en accusation de Mosquera. Il se décida à un coup d'Etat. Il prononça la dissolution du congrès et déclara la confédération en état de guerre (29 avril 1867); il érigea Bogota en district fédéral; il adressa un appel au peuple colombien et un message aux présidents des Etats, inculpant les Chambres de trahison, protestant de son respect pour l'autonomie des Etats et de son désir de paix. 

Les présidents des Etats de Magdalena et de Santander déclarèrent le président déchu, il ne pouvait compter que sur le Cauca et le Bolivar. Il décréta une contribution de deux millions sur la ville de Bogota, la levée de 10000 hommes, saisit parmi ses adversaires un bon nombre d'otages. Le général Santos Acosta, commandant de l'armée, président de l'Etat de Boyaca et second vice-président fédéral, renversa le président. Il s'empara de sa personne le 23 mai et convoqua le congrès. Mosquera, accusé de mesures inconstitutionnelles, de concussion pour l'emprunt de trente-cinq millions et l'achat de navires de guerre, fut condamné à quatre années d'exil; ses partisans se soumirent bientôt; lui-même reçut une pension en récompense de ses anciens services. Le premier vice-président, le général Santos Gutiérez (de Bogota), fut rappelé d'Europe et prit le pouvoir. Celui-ci fut renouvelé pour deux ans (1868-1870) par son élection présidentielle. Il vint à bout de plusieurs insurrections, spécialement dans l'Etat de Panama en proie à une anarchie complète.

Les Etats-Unis de Colombie passèrent alors par une période de calme qui leur fut profitable. Le général Eustorgio Salgar (de Bogota), président de 1870 à 1872 (candidat libéral nommé contre le général Herran), s'occupa de répandre l'instruction, appela des maîtres d'école allemands, créa des écoles normales. La banque nationale de Bogota fut organisée, un chemin de fer construit de Sabanilla à Barranquilla, d'autres travaux entrepris. Un traité définitif fut conclu avec les Etats-Unis au sujet de l'isthme et du canal. Bogota reçut officiellement, en 1872, le titre de capitale fédérale; Mosquera, rentré d'exil, troubla l'Etat du Cauca, mais dut se soumettre (décembre 1872). Le mouvement d'expansion, inauguré depuis 1870, continua sous la présidence de Manuel Murillo Toro (1872-1874) qui améliora les finances par la conversion de la dette extérieure; la réorganisation de l'Université (due au général Acosta en 1867) portait ses fruits, la culture scientifique amenait un progrès industriel; les travaux favorisés par la fondation d'établissements de crédit se multipliaient. On fit le plan d'un chemin de fer reliant Bogota au rio Magdalena. Le docteur Santiago Perez (de Boyaca), président de 1874 à 1876, vit encore s'accentuer ces efforts et ses espérances, l'activité était générale, un peu irréfléchie; Bogota s'éclairait au gaz, on créait des fabriques d'acide sulfurique, on travaillait aux chemins de fer reliant les grandes villes et les centres agricoles à l'Océan ou à la voie fluviale du Magdalena. Ce brillant essor fut une fois encore arrêté par la guerre civile.

La guerre commença dans l'Etat de Bolivar et les troubles devinrent tels qu'on ne put procéder à l'élection du président par le peuple. Le congrès élut alors Aquileo Parra (de Santander). Les conservateurs (Godos) refusèrent de le reconnaître; maîtres des Etats d'Antioquia et de Tolima, ils recoururent à la force. Le 12 août 1876, une armée antioquienne envahit le Cauca où les évêques de Popayan et de Pasto soulevaient leurs fidèles; le prétexte était la suppression de l'enseignement religieux dans les écoles officielles; dans le Cundinamarca, le Boyaca, le Santander même et le Magdalena, les conservateurs prirent les armes, mettant sur pied 26 000 hommes. Les libéraux en levèrent plus de 43 000, principalement fournis par les Etats de Cundinamarca, Santander et Cauca; après quelques mois de guerre, les révolutionnaires cléricaux furent vaincus. La victoire décisive fut remportée à Los Chaucos par le général Trujillo; bien que le conflit eût le caractère d'une guerre de religion, les excès furent rares; l'humanité avait fait de grands progrès depuis les anciennes discordes civiles. Le gouvernement vainqueur amnistia les insurgés et ne bannit que pendant deux ans les évêques du Cauca et d'Antioquia.

Le président Parra, qui avait signé la concession à Ferdinand de Lesseps du canal interocéanique, eut pour successeur, de 1878 à 1880, le général Julian Trujillo (de Popayan), le vainqueur de l'insurrection cléricale. La guerre civile avait affaibli l'autorité du pouvoir fédéral sur les Etats et surtout fait reparaître les plus grands embarras financiers. On put payer les intérêts arriérés de la dette extérieure; mais, en 1879, il fallut suspendre ce paiement. 

La réaction conservatrice

Pour 1880 fut élu président le docteur Rafael Nuñez (de Carthagène), déjà candidat en 1874. Il avait naturellement été radical, secrétaire de Mosquera; mais il avait voyagé en Europe et s'était convaincu que « tout peut être bon ou mauvais, suivant  «-l'opportunité et la mesure »; l'anarchie lui semblant l'obstacle principal à la mise en valeur des richesses naturelles de son pays, il vit dans le principe d'autorité  « le premier instrument pour la longue et lourde tâche de civiliser » et le fit  triompher pour le plus grand bien des intérêts particuliers, en quoi il trouva naturellement un appui inébranlable. 

De 1880 jusqu'à sa mort, en 1894, il resta l'homme fort du pays.  Nuñez obtint de l'Espagne la reconnaissance officielle de la République, proposa la réunion à Panama d'un congrès américain, s'appliqua à relever les finances, fondant la banque nationale de Colombie, reprenant les travaux publics (chemin de fer de Bogota à Girardot).  Il fut président d'abord une première fois jusqu'en 1882, date à laquelle il passa la main à une doublure, le docteur Francisco Javier Zaldua, éminent jurisconsulte, qui fut élu sans concurrent pour la période. Quand celui-ci mourut peu de temps après, il fut suppléé par J.-E. Otalora. Rafael Nuñez, candidat du parti démocrate décentralisateur, fut réélu président en 1886.  Mais dans la dernière partie de sa vie, malade et confiné à Carthagène, Nuñez dut laisser les détails du pouvoir à des vice-présidents, dont I'activité ne fut pas toujours heureuse. 

En janvier 1885, sept Etats s'étaient insurgés. Les insurgés, dont le principal chef était Aizpuru, occupèrent l'embouchure du Magdalena avec les ports de Barranquilla et de Sabanilla, ceux de Colon, de Panama, de Buenaventura. Mais Carthagène résista; Nuñez eut l'appui des Etats-Unis qui firent une démonstration navale en sa faveur. Il réunit une armée solide, fut vainqueur dans le Cauca, reprit Buenaventura; son navire de guerre chassa de Panama les insurgés, qui incendièrent la ville en se retirant. Une bataille décisive eut lieu le 1er juillet 1885 à Calamar; la flottille rebelle du Magdalena fut capturée et l'ordre rétabli. Nuñez résolut alors de couper le mal dans sa racine et de restreindre l'autonomie presque complète des Etats qui rendait le gouvernement impuissant. Se séparant de ses anciens amis, il s'appuya sur les centralistes. 

Naissance de la République de Colombie.
Un projet de réforme constitutionnelle fut élaboré. Au congrès, la majorité était d'accord avec le président. Elle élut un conseil national de dix-huit membres, qui fut investi du pouvoir constituant et vota la réforme. Le 5 août 1886, on proclama la nouvelle constitution, qui a substitué le centralisme au fédéralisme. Désormais il n'y eut plus d'États-Unis, mais une République de Colombie; les États autonomes, avec leurs constitutions et leurs gouvernement parfois en contradiction absolue avec Bogota, firent place à 26 départements, aux chefs nommés par le président et révocables à sa volonté; les révolutions devenaient, non pas impossibles mais difficiles.

Le parti clérical, qui avait aidé Nuñez et ses amis à établir leur dictature, sut naturellement s'en faire payer : l'Eglise catholique redevint Église d'État et l'instruction publique dut être organisée de concert avec elle. Le mouvement, après Nuñez, ne s'est même pas arrêté là, et l'on a vu, en 1899, le Congrès proclamer « la souveraineté sociale de Jésus Christ », puis conclure de cette prémisse, qui aurait pu rester purement verbale, que l'Église devait avoir la haute main sur la vie nationale; les prêtres, ou plutôt les jésuites, qui ont été réintroduits dans l'État, sont devenus les vrais maîtres de l'éducation dans ce qui avait été la terre élue du radicalisme; ils sont presque seuls à y enseigner, et leurs écoles, installées dans les bâtiments publics, gratifiées de larges subventions, sont libérées de tout contrôle autre que celui des autorités ecclésiastiques; en aucun pays au monde l'indépendance cléricale n'est égale à ce qu'elle est à cette époque en Colombie, et naturellement, ce ne fut pas au bénéfice des autres indépendances.

Mais l'objet principal, avoué, de l'administration conservatrice était d'assurer la prospérité du pays. Cela voulait dire, avant tout, réaliser son enrichissement par l'exécution de ce Canal de Panama qui devait en faire l'emporium d'un monde nouveau. On peut dire que pendant cinquante ans cette question a été la grande, l'unique affaire de tous les gouvernements colombiens. On verra ailleurs ce qu'il faut savoir de l'histoire de cette entreprise en elle-même et de son exécution. En ce qui concerne ses rapports avec la vie de la Colombie il nous suffira de rappeler que le contrat essentiel conclu par le président Parra avec de Lesseps le 20 mars 1878, prévoyait une concession de quatre-vingt-dix-neuf ans et un délai d'exécution de douze; d'autres  suivirent, qui firent affluer dans la République l'or européen et plus encore y éveillèrent des espoirs merveilleux jusqu'à la chimère :  les richesses qui se répandaient ainsi dans toutes les classes de la société, sans correspondre à aucun travail, à aucune production, eurent sans doute pour effet de créer de  solides dévouements au  parti au pouvoir; elles eurent aussi celui d'habituer le pays à de détestables pratiques économiques, qui loin de le faire progresser, le mirent sur la voie des pires catastrophes; dès 1894, à force d'escompter l'avenir, on en était arrivé au point de devoir imposer le cours forcé du papier-monnaie; la possibilité d'en créer sans mesure eut sa conséquence ordinaire de faire renaître les révolutions pour se disputer le pouvoir où l'on faisait ainsi de l'or à volonté, et par contre-coup de conduire les divers gouvernements, ou prétendus tels, à multiplier les billets sans autre souci que la nécessité, ou leur fantaisie : en 1900 le président, ou prétendant, Marroquin, en lança d'un seul coup pour 600 millions, somme démente qui fit tomber le change à 20 000 pour 100.

La grande épreuve de 1903

On s'obstinait cependant à attendre des miracles; l'effondrement même où avait sombré la compagnie Lesseps n'avait pas arrêté les profits et un nouveau contrat signé avec Bonaparte-Wyse en décembre 1890 renouvelait la concession, moyennant le paiement de dix millions, plus cinq en actions, pour la location des terrains; une manière d'avenant improvisé en 1900 avait encore valu un million de dollars et contribué à entretenir les rêves et les appétits.

Or, d'autres intérêts que ceux de la bourse des Colombiens étaient engagés dans cette entreprise, et notamment ceux des États-Unis : jamais cette puissance n'avait admis que le contrôle des communications entre les deux Océans, entre les deux Amériques et par conséquent celui de ce territoire de Panama, qui en était la clé, pût être une question purement locale, qui lui échappât par une loi de la nature. Dès la période de 1846-1850, elle s'y était introduite par la construction du chemin de fer de Panama qu'elle n'avait jamais consenti à considérer comme une affaire entièrement privée, et sur lequel elle s'était assuré, par la garantie de sa neutralité permanente, un droit de surveillance qui pouvait aller jusqu'à l'intervention; on le vit en 1856 quand, à la suite d'une rixe banale de marché, elle n'hésita pas à déchaîner une action militaire dont il parut que la conclusion pourrait bien être l'établissement à demeure de garnisons américaines à Colon et à Panama; l'habileté diplomatique de Mosquera seule put obtenir que cette « guerre des melons» se liquidât par des indemnités et le renouvellement des engagements anciens : ces engagements n'en subsistaient pas moins et par trois fois, en 1875, en 1882, en 1902, ils s'étaient encore traduits par des interventions militaires et des actions brutales de commodores américains pour soustraire les établissements de leurs nationaux aux répercussions des incessantes guerres civiles qui étaient l'apanage de ce pays.

La sécession de Panama.
L'affaire du Canal devait donc nécessairement devenir une affaire américaine, et ce fut tout naturellement qu'en 1902, à la suite du vote de la loi Spooner, il apparut que la construction allait en être reprise par les États-Unis eux-mêmes, gouvernement ou particuliers; du coup, les Colombiens crurent l'heure venue de la fortune définitive; ils eurent le tort de vouloir en user sans mesure et de ne pas se contenter de la Convention Hay-Herran du 22 janvier 1903, qui leur accordait cependant dix millions de dollars en espèces et une annuité de 250 000; sous l'influence de certaines intrigues restées encore obscures (on a parlé d'une action de spéculateurs et de politiciens allemands), le Sénat de Bogota se montra tout à coup d'une intransigeance absolue, parla de ne tolérer sur le sol colombien qu'un canal colombien, et en vint même à l'idée de casser le contrat de la Compagnie Française pour être libre de reprendre seul toutes les négociations, et de les conduire à son gré.

La ratification du contrat Hay-Herran fut ainsi purement et simplement repoussée le 12 août 1903; mais trop de gens étaient désormais intéressés à une solution rapide, à Washington ou à Panama même, pour que l'on se résignât à un pareil avortement; techniciens, politiciens et gens d'affaires étaient décidés à aboutir coûte que coûte, pour le bien général et pour leurs profits particuliers : une savante combinaison menée par Ph. Bunau-Vacilla opéra la conjonction de toutes ces aspirations, et le 3 octobre, un mouvement révolutionnaire éclatait à Panama, qui proclamait l'indépendance de la République, ou plutôt du Canal de Panama.

La sympathie, la volonté non déguisée du gouvernement de Washington ne permettaient pas d'espérer que cette révolution restât une affaire intérieure colombienne; le lendemain même de la Révolution, le 4 octobre, le croiseur américain Nashville, qui se trouvait à portée, comme par hasard, débarquait des troupes pour assurer la sécurité des propriétés et des travaux, en vertu du traité de 1846; la nouvelle république était reconnue le 6 par les Etats-Unis, le 16 par la France, avant la fin de l'année par toutes les autres nations, sauf l'Espagne et l'Equateur; la Colombie n'avait plus rien à voir avec le canal, dont l'exécution était réglée par un accord entre le Secrétaire d'Etat Hay et Ph. Bunau-Varilla, improvisé monistre de la nouvelle république le 18 novembre. (GE).

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