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J. Toutain 1926 | Le culte des fleuves, des eaux courantes, a été général chez les Grecs et les Romains, comme chez la plupart des peuples de l'antiquité. Maxime de Tyr, qui vivait au deuxième siècle de l'ère chrétienne, en porte témoignage : "Les Égyptiens, dit-il, rendent un culte au Nil, en raison de ses bienfaits; les Thessaliens au Pénée, en raison de sa beauté; les Scythes au Danube, en raison du volume de ses eaux, les Étoliens à l'Achéloüs, en raison des traditions qui le concernent; les Spartiates à l'Eurotas, parce que c'est la loi; les Athéniens à l'Ilissus, conformément à des rites mystérieux." (Maxime de Tyr, VIII, 1).Dès l'époque homérique, un exemple de cette dévotion nous est fourni par le culte qu'Achille et son père, Pélée, rendent au fleuve de leur pays, le Sperchios [1]. Ephore, historien grec du quatrième siècle avant J.-C., nous apprend que les fleuves étaient en général adorés par leurs riverains, mais que seul l'Achéloüs était tenu pour un dieu par tous les hommes [2]. A Rome, le pater Tiberinus avait sa place dans la religion publique; à travers l'empire romain, les fleuves d'Asie Mineure, tels que le Méandre et l'Hermos, le Danube, le Rhin, plusieurs cours d'eau gaulois, la Seine, la Marne, l'Yonne, en Espagne, le Baetis apparaissent sur les monnaies et dans les inscriptions comme des divinités que l'on invoque, auxquelles on dédie des sanctuaires et des ex-voto[3]. Lorsque l'anthropomorphisme fut devenu l'un des caractères distinctifs de la religion gréco-romaine, les divinités fluviales furent presque toujours représentées sous la forme d'êtres humains, d'âge mûr, sinon même avancé, assis ou allongés, le coude gauche appuyé sur une urne d'où l'eau coule; c'est ainsi qu'ont été conçues les statues du Tibre et du Nil; c'est ainsi que plusieurs fleuves d'Ionie, entre autres le Méandre, sont figurés sur de nombreuses monnaies. Mais ce type n'est que le terme d'une longue évolution qui s'est produite dans la forme plastique donnée à ces divinités. A l'origine, l'imagination des hommes représenta les fleuves sous la forme animale d'un taureau. Strabon, dans sa Géographie, Elien, dans son ouvrage intitulé Histoires variées, nous en donnent la preuve [4]. Si nous en croyons Strabon, cette image fut sans doute inspirée par le cours torrentiel, souvent désordonné comme les bonds d'un taureau, du principal fleuve de la Grèce centrale, de cet Achéloüs que l'on considérait comme le fleuve-type, le fleuve par excellence. Peu à peu la forme purement animale s'atténua. | [1] Iliade, XXIII, v. 141 et suiv.. [2]D'après Macrobe, Saturnales, V, 18, § 6. [3]Wissowa, Religion and Kultus der Römer, 2e éd., pp. 224 et suiv. J. Toutain, Les cultes païens dans l'Empire romain, 1re p., t. III, 302. - Cf. Tacite, Annales, I. 79 : [4] Strabon, X, 2, § 19. - Elien, Var. Histor., II, 33s. |
On donna au taureau, personnification des eaux fluviales, une tête humaine : ce fut le cas, en particulier, pour le Gélas, le cours d'eau qui arrosait la ville de Géla en Sicile [5]; puis les fleuves reçurent la forme de jeunes éphèbes, dont le front était encore muni de petites cornes de taureaux [6]; enfin, toute trace de la conception animale s'effaça et la forme humaine l'emporta définitivement. Si, pour la représentation plastique des divinités fluviales, les monuments figurés ne nous permettent pas de remonter plus loin que la forme animale, l'étude de certaines traditions et de quelques rites nous conduit à un stade plus reculé. A l'origine, ce furent les eaux mêmes des fleuves qui étaient pour les hommes l'élément divin. Lorsque l'auteur de l'Iliade décrit le combat d'Achille contre le fleuve Scamandre, il nous montre le héros grec aux prises, non pas avec un être divin de forme humaine, mais avec des eaux furieuses et bouillonnantes, qui envahissent toute la plaine, et dont seul le feu, répandu par Phaïstos, peut avoir raison [7]. Encore à l'époque historique, les vierges de la Troade, à la veille de se marier, allaient se baigner dans le Scamandre et chantaient, comme une litanie, comme un hymne sacré : "O Scamandre, prends ma virginité [8]". Strabon rapporte que, pour honorer l'Eurotas et l'Alphée, on jetait dans une source, que l'on considérait comme l'origine commune des deux fleuves, deux couronnes, et que l'on retrouvait ensuite l'une dans l'Eurotas, l'autre dans l'Alphée [9]. C'était donc bien au fleuve lui-même, en tant que courant d'eau, que le caractère divin fut d'abord attribué et que le culte fut rendu. Un autre témoignage de cette conception primitive nous est fourni par les sacrifices de victimes humaines, véritables noyades rituelles, que l'on offrait aux fleuves. | [5] Telle est la forme sous laquelle ce fleuve est représenté sur, les monnaies de Géla. - B. Head, Hist Numm., 2e éd., p. 140; Catal. of Greek coins in Brit. Museum, Sicily, pp. 65 et suiv. [6] Par exemple, en Sicile, l'Akragas d'Agrigente, op. cit., p. 19. [7] Iliade, XXI, v. 124 et suiv. [8]Aeschin., Epistol., 10. [9] Strabon, VI, 2; 9. | |
Le fleuve qui arrose la Laconie s'appela d'abord le Marathon, puis l'Himerus; il prit le nom d'Eurotas dans la circonstance suivante :Des traditions tout à fait analogues sont rapportées par l'auteur de ce traité sur l'Ismène de Béotie, l'Hèbre de Thrace, le Pactole de Lydie, l'Evenus d'Étolie, le Méandre d'Asie-Mineure, le Strymon de Thrace, le Scamandre de Troade, le Caïcos de Mysie, etc."Les Spartiates, étant en guerre avec les Athéniens, attendaient la pleine lune pour combattre. Eurotas, leur général, qui n'était retenu par aucune crainte superstitieuse, rangea ses troupes en bataille, malgré les éclairs et les coups de tonnerre qui semblaient devoir l'en détourner. Son armée fut taillée en pièces, et dans la douleur que cette défaite lui causa, il se jeta dans le fleuve Himerus, qui fut depuis nommé l'Eurotas. "L'Inachus d'Argolide porta d'abord les noms de Carmanor et d'Haliacmon :"Il prit ensuite le nom d'Inachus pour la raison suivante : Inachus, fils d'Okeanos, ayant vu sa fille Io déshonorée par Zeus, se mit à la poursuite du dieu en l'accablant d'injures. Zeus, irrité, envoya contre lui Tisiphone, l'une des Furies (Erinyes), qui lui troubla tellement la raison, qu'il courut se jeter dans le fleuve Haliacmon, qui, dès lors, prit le nom d'Inachus." On ne saurait prétendre que ces traditions aient été inventées par l'écrivain anonyme qui les a compilées et réunies. Si nous laissons de côté les détails fantaisistes, le fond commun à tous ces récits, c'est que des êtres humains ont péri, très anciennement, dans les eaux des fleuves et que presque toujours leur mort a eu une cause de caractère religieux, a été une expiation, un sacrifice. | ||
Denys d'Halicarnasse nous donne sur le Tibre un renseignement analogue : le fleuve qui arrose Rome, et qui, primitivement, s'appelait l'Albula, dut son nom à un roi d'Albe, Tiberinus ou Teberinus, qui périt dans ses eaux au cours d'une bataille livrée sur ses bords [10]. L'interprétation que nous donnons de ces traditions se trouve, croyons-nous, justifiée par l'existence à Rome d'un rite curieux, celui des Argées, qui se célébrait tous les ans, le jour des Ides de mai[11]. Ce jour-là, les Pontifes, les Vestales, et ceux des magistrats romains qui étaient tenus d'assister aux cérémonies religieuses, après avoir offert un sacrifice, se rendaient sur le vieux Pont de Bois, le Pons Sublicius ou pont sacré, et de là jetaient dans les eaux du Tibre trente mannequins, figurant des êtres humains pieds et poings liés, que l'on appelait les Argées. Denys d'Halicarnasse, à qui nous devons ces détails, affirme que ces mannequins avaient remplacé des victimes humaines [12]. Sans doute, d'après lui, ces victimes étaient offertes au dieu Saturne; mais pour lui, ce Saturne était une sorte de dieu suprême, embrassant toute la nature, et sous les ordres duquel, pourrait-on dire, chaque élément possédait sa divinité propre, Pan pour les monts et les bois, les Nymphes pour les prés et les champs verdoyants, les dieux marins pour les côtes et les îles de la mer, etc. Les êtres humains, plus tard les mannequins précipités dans le courant du Tibre, étaient sacrifiés en l'honneur de la divinité du fleuve [13]. Si nous ne nous trompons pas, si vraiment dans la religion primitive des peuples de la Grèce et de l'Italie des sacrifices humains sous forme de noyades rituelles, étaient offerts aux fleuves considérés comme des divinités, quels étaient le sens et la cause de ce rite cruel ? La clé de l'énigme nous est peut-être donnée par un texte du commentateur byzantin Tzetzès. Voulant indiquer l'origine du nom d'Heloros, que portait un fleuve de Sicile, mentionné par le poète Lycophron[14], ce commentateur donne deux explications : "Ce fleuve doit son nom à un roi Heloros, qui bâtit sur lui un grand pont, ou encore il le doit à certains Heloroi pour le motif suivant : ces Heloroi se rendaient à Argos; un oracle leur recommanda de ne pas traverser le fleuve, encore sans nom à cette époque: ils ne tinrent aucun compte de cet avertissement; arrivés sur les bords du fleuve, ils y entrèrent avec leurs chevaux; mais aussitôt, ils furent submergés par les eaux, et c'est d'eux que le fleuve tient son nom." | [10] Denys d'Halicarnasse, Antiq. Roman., I, 71. [11] Wissowa, Religion und Kultus der Römer, 2eéd., pp. 420 et suiv. [12] Den. d'Halic., op. cit., I, 38. [13] Il n'est pas impossible que les rites célébrés à Patras d'Achaïe en l'honneur d'Artémis Triklaria et que Pausanias nous à décrits en détail (VII, 19) aient été également des survivances de sacrifices humains, offerts à la divinité du cours d'eau appelé d'abord l'Amcilichos (le Cruel), puis le Meilichos (le Doux). (Id., VII, 19, §§ 4 et 9). [14] Lycophron, v. 1.184. | |
Il semble résulter de ce texte que la traversée d'un fleuve était considérée comme un sacrilège. On trouve peut-être un autre écho de cette superstition dans un épisode des guerres faites par les Romains en Lusitanie, épisode dont nous n'avons connaissance que par l'Epitome d'un des livres perdus de Tite-Live. Comme les soldats romains arrivaient sur les bords d'un fleuve, ils furent saisis de panique au moment de le passer à gué, et le commandant de la troupe, D. Junius Brutus, dut entrer le premier dans l'eau, et, par son exemple, rassurer les soldats [15]. Une telle superstition paraîtra moins extravagante, si l'on se rappelle, comme nous avons essayé de le prouver plus haut, que le caractère divin d'un fleuve résidait dans les eaux mêmes qui le constituaient, dans la courant qu'elles formaient. Pénétrer dans ces eaux, traverser ce courant, c'était porter atteinte à ce caractère; ou, dans un autre ordre d'idées, c'était entrer dans le domaine de la divinité, dans ce domaine interdit aux êtres humains, que les Romains désignaient par le mot sacer, sacrum. Une telle audace devait entraîner la punition suprême des coupables, la mort. | [15] Tite-Live, t. LV (Epitome). | |
Nous avons même des raisons de croire qu'à l'origine, la construction d'un pont sur un fleuve fut considérée, elle aussi, comme une atteinte sacrilège à la puissance de la divinité fluviale. L'auteur du traité, faussement attribué à Plutarque, sur les Noms des Fleuves et des Montagnes, etc., rapporte que tous les fleuves, dont il fait mention, doivent leurs noms à des êtres humains qui ont péri dans leurs eaux. Tzetzès, dans le passage cité plus haut, hésite, pour expliquer le nom du fleuve Heloroi, entre deux traditions : ou bien ce nom vient des Heloroi, qui ont voulu traverser le fleuve malgré l'avertissement de l'oracle et qui ont été engloutis par ses eaux, ou bien, c'est le nom d'un roi Heloros, constructeur d'un grand pont bâti sur le fleuve. Certes, il n'est pas dit dans le texte que cet Heloros se soit noyé dans le fleuve; mais n'y a-t-il pas un parallélisme suggestif entre les deux explications, dont l'une comporte la traversée à gué du courant, l'autre la traversée sur un pont ? D'autre part, d'après Strabon, le fleuve d'Antioche s'appelait d'abord le Typhon; il dut son nom d'Oronte à un personnage ainsi appelé, qui fut le constructeur du premier pont jeté de l'une à l'autre de ses rives [16]. La construction d'un pont sur un cours d'eau passait donc, aux yeux des anciens, pour un acte extraordinaire, puisque certains fleuves devaient leurs noms, d'après la tradition, aux constructeurs du premier pont qui les avait franchis. | [16] Strabon, XVI, 2, §7. | |
Quelles que fussent les craintes inspirées par une telle conception de la divinité des fleuves, il parut de bonne heure indispensable de concilier ces superstitions avec les nécessités de la vie. Il était impossible de maintenir aux cours d'eau le caractère de barrières infranchissables pour tous, sous peine de mort. Afin d'apaiser d'avance la colère des divinités fluviales, on leur offrit des victimes humaines; de tels sacrifices étaient des sacrifices de rachat, de rédemption. Cette notion explique et éclaire le rite des Argées. Le pont, du haut duquel les mannequins, substituts des victimes humaines primitives, étaient précipités dans les eaux du Tibre, n'était autre que le Pont de Bois, Pons Sublicius, c'est-à-dire le premier pont qui permit aux habitants de Rome de franchir le fleuve; à l'époque historique, les mannequins, au nombre de trente, étaient d'abord placés dans des chapelles situées en différents quartiers de la ville; c'est dans ces chapelles qu'une procession allait les chercher avant de les porter sur le Pont de Bois. Le rite avait donc un caractère et passait pour avoir un effet collectif; chacune des parties de la ville envoyait au fleuve sa victime, dont le sacrifice devait racheter, pour l'année qui s'ouvrait, toutes les atteintes portées à la divinité fluviale par ceux de ses habitants qui passeraient sur le pont. Cette idée du sacrifice-rachat, d'une sorte de rédemption, se traduisit encore sous d'autres formes dans le culte des fleuves. D'abord, sous la forme de la consécration des chevelures. Maints documents nous apprennent que c'était là un rite du culte des divinités fluviales : il se célébrait, par exemple, en l'honneur du Céphise et de l'Ilissus en Attique, de l'Alphée en Elide, de la Neda, en Arcadie, etc. | ||
Le cas le plus ancien, et c'est en même temps un des plus significatifs, est celui de la chevelure d'Achille. Le père du héros, Pélée, avait promis au dieu du fleuve Sperchios, qu'Achille lui consacrerait sa chevelure et qu'en même temps une hécatombe lui serait offerte, si le jeune guerrier revenait de Troie sain et sauf. La consécration de la chevelure, n'est-ce pas ici le rachat de la vie même d'Achille? Et plus tard, lorsqu'Achille, connaissant son destin, sait qu'il ne doit pas revoir son pays natal, il se tient pour libéré de la promesse faite par son père et il consacre sa chevelure aux mânes de son ami Patrocle, tombé dans les combats [17]. Une autre forme, sous laquelle l'idée de rachat s'exprime, ce fut le rite qui consistait à jeter des monnaies dans les fleuves aux lieux de passage, gués ou ponts. Ainsi s'expliquent les trouvailles si curieuses de monnaies, faites dans le lit de plusieurs rivières, aux endroits mêmes où ces rivières étaient franchies, dans la Saône à Mâcon, dans la Loire, à Orléans, dans la Seine, à Paris et au Petit-Andely, dans la Maine, près d'Angers, dans la Mayenne, au gué de Saint-Léonard, près de Mayenne, etc.[18]. II est probable que cette conception de la puissance attribuée aux divinités fluviales explique le sens religieux du mot pontifex. Sans aucun doute, pontifex signifiait tout d'abord bâtisseur, constructeur, faiseur de ponts. Si le terme a été employé pour désigner les prêtres les plus importants de l'Etat romain, il en résulte que la mission primitive des personnages ainsi désignés avait une valeur spécialement religieuse, le caractère et la portée d'un véritable rite. Quand il s'agissait de jeter un pont sur un fleuve, c'est-à-dire d'attenter à la puissance du courant, considéré comme un élément divin, les précautions religieuses n'étaient pas superflues, Et d'autre part, que les prêtres, chargés de prendre ces précautions, aient formé le collège sacerdotal par excellence de Rome, c'est là un fait qui démontre quelle place tenait dans l'histoire de la cité, aux yeux des Romains eux-mêmes, la construction des ponts qui joignaient les deux rives du Tibre. | [17] Iliade, XXIII, V. 744 et suiv. [18] J. Toutain, dans Pro Alesia, Nlle série, t. 1V, pp. 86 et suiv.; pp. 99 et suiv. | |
Il y a sans doute encore bien des obscurités dans l'histoire du culte que les peuples de l'antiquité classique rendaient aux fleuves, et nous reconnaissons que, dans les pages précédentes, nous avons eu parfois recours à l'hypothèse. Nous croyons cependant avoir établi, sans forcer de quelque manière que ce soit le sens des documents, l'existence de ce culte; nous croyons en avoir indiqué la forme primitive, quelques-uns des rites les plus caractéristiques, et l'idée fondamentale [19]. | [19]Cf. L.-R. Farnell, The Cults of the Greeks States, t. V., p. 420 et suiv. |
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