« La profondeur
moyenne de l'Océan est un peu supérieure à 2000 brasses; elle atteint
probablement 2500 brasses environ. Une grande partie de la mer est sans
doute un peu moins profonde; la profondeur de 2000 brasses paraît se présenter
fréquemment. Dans les points où elle atteint 2500 à 3000 brasses, on
peut songer à des creux de vallées sous-marines; mais il faut faire une
exception pour l'Océan Pacifique où l'on trouve d'immenses étendues
d'eau dont la profondeur dépasse souvent 3000 brasses. Dans une grande
partie de la région septentrionale de l'Atlantique on relève une profondeur
d'environ 2000 brasses; pourtant il s'étend sous ces eaux un soulèvement
médian qui part du sud du Groenland et auquel il faut rattacher les diverses
îles et les divers groupes d'îles qui se prolongent jusqu'à Tristan
da Cunha et probablement même au delà . Dans l'océan Sud-Atlantique,
de part et d'autre de ce banc, qu'on a nommé Dolphin-Rise en l'honneur
du navire qui l'a mesuré pour la première fois, on constate une profondeur
de plus de 3000 pieds généralement. Ces bas-fonds s'étendent parallèlement
aux axes de l'Amérique méridionale et de l'Afrique. Or, ce fond de mer,
caractérisé dans ses contours généraux d'après ces mesures de profondeur,
est recouvert de certains dépôts. Le sol entier de la mer, dans toute
l'étendue que nous avons pu étudier, reçoit certaines agglomérations
qui s'accroissent peu à peu en constituant des formations dans lesquelles
on doit voir les couches rocheuses de l'avenir.
Déjà depuis bien
des années, avant les sondages faits en vue de la pose du câble transatlantique,
on avait établi qu'une grande partie du fond de la région septentrionale
de l'Atlantique était constituée par un dépôt qu'on désigne aujourd'hui
sous la dénomination de « vase des Globigérines ». Il est formé des
coquilles de petits Foraminifères appartenant principalement au genre
Globigerina; à l'état sec, cette vase offrait à peu près l'apparence
d'un sagou fin; les petites coquilles, se détachant les unes des autres,
ont permis de reconnaître qu'elles constituaient presque exclusivement
ce dépôt. Quand on recueillait, à l'aide d'un procédé spécial, des
échantillons de la masse du fond située un peu plus profondément, on
trouvait les coquilles de Globigérines brisées et soudées ensemble,
de telle sorte qu'elles formaient un limon presque uniforme, dans lequel
on pouvait néanmoins distinguer encore un grand nombre de coquilles intactes
et de fragments parfaitement reconnaissables. La masse entière était
constituée presque uniquement par du carbonate de chaux, et la seule roche
qui aurait pu provenir de là eût été une pierre calcaire. On a conclu
de ces observations que, sur une vaste étendue de la région septentrionale
de l'Atlantique et sur beaucoup d'autres parties de la surface terrestre,
il a dû se déposer des roches calcaires de ce genre. D'autres observations
ont montré que c'était presque le même matériel qui composait la craie,
et il parut établi, d'une manière indéniable, que le dépôt qui continue
à s'effectuer encore aujourd'hui est identique à la craie. Pendant le
voyage du Challenger nous avons eu occasion souvent de recueillir
cette craie actuelle; le problème qui nous occupe est un de ceux qui avaient
été, soulevés déjà avant notre départ.
Où vivent les créatures
en question? Vivent-elles sur le fond de la mer, ou vivent-elles à la
surface d'où leurs Coquilles tomberaient sur le fond après la mort des
animaux? Jusqu'à ces derniers temps, on n'en avait trouvé que quelques
rares spécimens vivants à la surface et l'on était généralement d'avis
que ces êtres vivaient au fond de l'eau, là où l'on trouvait leurs restes.
Un de mes compagnons de voyage, Murray, dirigea spécialement son attention
sur la constitution du matériel qu'on retirait du fond de la mer; il étudia
particulièrement sa composition et rechercha surtout sa provenance, Il
se servit tantôt du filet, tantôt de la sonde, et le résultat de ses
travaux le conduisit à une conclusion sur laquelle nous sommes entièrement
d'accord avec lui. Lorsqu'on tire le flet à la surface, et, plus encore,
lorsqu'on le laisse s'enfoncer jusqu'Ã la profondeur de quelques brasses
et même d'une centaine, de brasses, on capture une énorme quantité de
ces Foraminifères qui forment la vase à Globigérines. Les Globigerina
elles-mêmes sont extrêmement communes dans beaucoup de mers, et leur
aspect caractéristique est tout à fait différent de celui des coquilles
qui gisent au fond de l'eau; Ã mon point de vue, il n'est pas douteux
que ces Foraminifères vivent auprès de la surface et que toute la masse
de coquilles, qui compose le fond, provient d'en haut.
Telles qu'on les
trouve sur le fond, les coquilles figurent de petites sphérules soudées
entre elles, dont la surface rugueuse est criblée de petits trous microscopiques.
Leur cavité contient une masse rougeâtre qu'on était tenté de prendre
pour les restes du corps de l'animal.
Capturée à la surface,
la Globigerina présente bien la même forme de Coquille; mais, au lieu
d'être blanche et opaque, cette coquille est tout à fait incolore et
transparente. Chaque pore est entouré d'une petite saillie hexagonale
dont chaque angle porte une longue épine, de telle sorte que la coquille
est, dans toutes les directions, hérissée d'épines qui se rencontrent
au centre de chaque chambre. Le protoplasma, qui représente la substance
vivante de la Globigérine, s'exprime au dehors des orifices et court le
long des épines jusqu'à leur extrémité où elle accapare en elle les
particules nutritives qu'elle rencontre. Les Globigérines paraissent avoir
la même densité que l'eau exactement, car leur poids spécifique ne change
pas lorsqu'on met de l'huile dans l'intérieur. Elles nagent par myriades
à la surface; les individus qui meurent tombent au fond.
Puisqu'on les trouve
vivants et en masses si nombreuses auprès de la surface de l'eau, tandis
qu'on n'en trouve jamais dans cet état sur le fond, il n'est guère douteux
que la vase à Globigérines ne soit absolument qu'une accumulation de
coquilles privées de vie ayant appartenu aux êtres qui vivent à la surface
ou à des profondeurs modérées. S'il en est réellement ainsi, on doit
s'attendre à voir les dépôts provenant de ces créatures se répandre
aussi loin qu'elles-mêmes. »
[Il parut assez étrange
de constater que le fait n'a pas lieu; c'est là une des données les plus
curieuses qu'ait établies l'expédition du Challenger.]
« En descendant
à une profondeur de 2000 brasses environ, on trouve que ces coquilles
paraissent comme rongées et jaunâtres; elles n'ont plus la blancheur
et la transparence de celles qu'on recueille sur un sol moins profond:
à une profondeur de 2500 brasses et davantage encore, on ne rencontre
plus de coquilles du tout, mais le fond est alors constitué par une vase
ou par un limon rouge et uniforme qui ne contient pas de carbonate de chaux.
Comme une grande partie de l'Océan a plus de 2000 brasses de profondeur,
il est probable que la partie de beaucoup la plus considérable du fond
de la mer est revêtue de ce limon rouge et non des productions calcaires
précitées. On se demande alors comment il a pu se faire que, dans les
points où règne une certaine profondeur, le dépôt calcaire ait cédé
la place à ce limon rouge. Sans doute, le dépôt calcaire n'a pu avoir
lieu par suite de la dissolution du carbonate de chaux des coquilles de
Globigérines suivant un mode quelconque encore mal éclairci. C'est lÃ
ce qu'on trouve lorsqu'on dépasse une certaine profondeur, et l'on rencontre
alors le limon rouge. D'où provient donc celui-ci? Il est constitué par
de la glaise et par du fer. En analysant les coquilles, on n'y trouve absolument
pas en quantité appréciable ces deux corps dans cette combinaison spéciale.
» (C. W. Thomson, 1876).