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Le voyage des géomètres
en Amérique du Sud
La Harpe, 1820  

Retour de La Condamine par le fleuve des Amazones
Présentation
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Les géomètres au Pérou
Rendez-vous à Quito
Le pays des volcans
La jungle des triangles
La seconde base
La fin des opérations
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La descente de l'Amazone
Une envie d'Amazonie
Au pays des Jivaros
En terre Omagua
Au Brésil
La fin des moustiques
En terre Omagua

La Harpe
1820.
[La Condamine] avait profité de son séjour forcé à San Iago pour mesurer géométriquement la largeur des deux rivières, et pour prendre les angles qui lui devaient servir à dresser un carte particulière du Pongo. Le 12 juillet, à midi, s'étant remis sur le fleuve, il fut bientôt entraîné par le courant dans une galerie étroite et.profonde, taillée en talus dans le roc. En moins d'une heure il se trouva transporté à Borja, où l'on compte trois lieues de San lago. Cependant le train de bois, qui ne tirait pas un demi-pied d'eau, et qui, par le volume ordinaire de sa charge, présentait à la résistance de l'air une surface sept ou huit fois plus grande qu'au courant de l'eau, ne pouvait prendre toute la vitesse du courant, et cette vitesse même diminue considérablement à mesure que le lit du fleuve s'élargit en approchant de Borja. Dans l'endroit. le plus étroit, La Condamine ,jugea qu'il faisait deux toises par seconde, par comparaison à d'autres vitesses exactement mesurées.

Le passage de Borja
Le canal du Pongo, creusé naturellement, commence une petite demi-lieue au-dessous de San Iago, et continue d'aller en se rétrécissant; de sorte que de 250 toises qu'il peut avoir au-dessous de la jonction des deux rivières, il parvient à n'en avoir pas plus de vingt-cinq. Jusqu'alors on n'avait donné de largeur au Pongo que vingt-cinq vares espagnoles, qui ne font qu'environ dix de nos toises; et, suivant l'opinion commune, on pouvait passer en un quart d'heure de San Iago à Borja. Mais une observation attentive fit connaître à La Condamine que, dans la plus étroite partie du passage, il. était à trois longueurs de son radeau de chaque bord. II compta 57 minutes à sa montre, depuis l'entrée du Pongo jusqu'à Borja, et, malgré l'opinion reçue, à peine trouva-t-il deux lieues de vingt au degré (moins de 5000 toises de San Iago, à Borja, au lieu de trois que l'on compte ordinairement. Deux ou trois chocs des plus rudes contre les rochers, dans les détours, l'auraient effrayé, s'il n'eût été prévenu. Il jugea qu'un canot s'y briserait mille fois et sans ressource. On lui montra le lieu où périt un gouverneur de Maynas : mais les pièces d'un radeau n'étant point enchevêtrées ni clouées, la flexibilité des lianes qui les assemblent produit l'effet d'un ressort qui amortirait le coup. Le plus grand danger est d'être emporté dans un tournant d'eau hors du courant. Il n'y avait pas un an qu'un missionnaire qui eut ce malheur y avait passé deux jours entiers sans provisions, et serait mort de faim, si la crue subite du fleuve ne l'eût remis dans le fil de l'eau. On ne descend en canot que dans les eaux basses, lorsque le canot peut gouverner sans être trop maîtrisé par le courant.

Séjour à Borja.
L'académicien se crut dans un nouveau monde à Borja.

"Il s'y trouvait, dit-il, éloigné de tout commerce humain, sur une mer d'eau douce au milieu d'un labyrinthe de lacs, de rivières et de canaux qui pénètrent de toutes parts une immense forêt qu'eux seuls tendent accessible. Il rencontrait de nouvelles plantes, de nouveaux animaux et de nouveaux hommes. Ses yeux, accoutumés depuis sept ans à voir des montagnes se perdre dans les nues, ne pouvaient se lasser de faire le tour de l'horizon, sans autre obstacle que les collines du Pongo, qui allaient bientôt disparaître à sa vue. A cette foule d'objets variés, qui diversifient les campagnes cultivées des environs de Quito succédait ici l'aspect le plus uniforme. De quelque côté qu'il se tournât, il n'apercevait que de l'eau et de la verdure. On foule la terre aux pieds sans la voir; elle est si couverte d'herbes touffues, de plantes, de lianes et de broussailles, qu'il faudrait un long travail pour en découvrir l'espace d'un pied. Au-dessous de Borja, et quatre à cinq cents lieues plus loin en descendant le fleuve, une pierre, un simple caillou est aussi rare qu'un diamant : les sauvages de ces contrées n'en ont pas même l'idée. C'est un spectacle divertissant que l'admiration de ceux qui, vont à Borja, lorsqu'ils en rencontrent pour la première fois. Ils s'empressent de les ramasser, ils s'en chargent comme d'une marchandise précieuse, et ne commencent à les mépriser que lorsqu'ils les voient si communs."
La Condamine était attendu à Borja par le P. Magnin, missionnaire jésuite. Après avoir observé la latitude de ce lieu, qu'il trouva de 4° 28' sud, il partit le 14 juillet avec ce père pour la Laguna. Le 15, ils laissèrent au nord l'embouchure du Morona, qui descend du volcan de Sangay, dont les cendres traversant les provinces de Macas et de Quito, volent quelquefois au-delà de Guayaquil. Plus loin et du même côté, ils rencontrèrent les trois bouches de la rivière de Pastaça, si débordée alors, qu'ils ne purent mesurer la vraie largeur de sa principale bouche; mais ils l'estimèrent de 400 toises, et presque aussi large que le Maragnon.

Le 19, ils arrivèrent à la Laguna, où La Condamine était attendu depuis six semaines par don Pedro Maldonado, gouverneur de la province d'Esmeraldas, qui s'était déterminé comme lui à prendre la route de la rivière des Amazones pour repasser en Europe; mais, ayant suivi le second des trois chemins qui conduisent de Quito à Jaén, il était arrivé le premier au rendez-vous. La Laguna est une grosse bourgade de plus de mille habitants rassemblés de diverses nations. C'est la principale de toutes les missions de Maynas ; elle est située dans un terrain sec et élevé, situation rare dans ce pays, et sur le bord d'un grand lac, cinq lieues au-dessus de l'embouchure du Guallaga, qui a sa source, comme le Maragnon, dans les montagnes à l'est de Lima.

Il partit de la Laguna le 23, avec Maldonado, dans deux canots de quarante-deux à quarante-quatre pieds de long, sur trois seulement de large, et formés chacun d'un seul tronc d'arbre. Les rameurs y sont placés depuis la proue jusque vers, le milieu. Le voyageur est à la poupe, avec son équipage, à l'abri de la pluie, sous un long toit arrondi, fait d'un tissu de feuilles de palmiers entrelacées, que les Indiens préparent avec art. Ce berceau est interrompu et coupé dans son milieu pour donner du jour au canot, et pour y entrer commodément. Un toit volant de même matière, qui glisse sur le toit fixe, sert à couvrir cette ouverture, et tient lieu tout à la fois de porte et de fenêtre. La résolution des deux voyageurs était de marcher nuit et jour pour atteindre, s'il était possible, les brigantins ou grands Canots que les missionnaires portugais dépêchaient tous les ans au Para pour en faire venir leurs provisions. Les Indiens ramaient le jour, et deux seulement faisaient la garde pendant la nuit, l'un à la proue, l'autre à la poupe, pour conduire le canot dans le fil du courant.

Le 25, il laissa au nord la rivière du Tigre, qu'il juge plus grande que le fleuve du même nom en Asie. Le même jour il s'arrêta du même côté dans une nouvelle mission de sauvages récemment sortis des bois, et nommés Yaméos. Leur langue est d'une difficulté inexprimable, et leur manière de prononcer est encore plus extraordinaire. Ils parlent en retirant leur haleine, et ne font sonner presque aucune voyelle. Une partie de leurs mots ne pourraient être écrits, même imparfaitement sans y employer moins de neuf où dix syllabes; et ces mots, prononcés par eux, semblent n'en avoir que trois ou quatre. Poettarrarorincouroac signifie dans leur langue le nombre de trois. Ils ne savent pas compter au-delà de ce nombre. Ces peuples sont d'ailleurs fort adroits à faire de longues sarbacanes, qui sont leurs armes ordinaires de chasse, auxquelles ils ajustent de petites flèches de bois de palmier, garnies, au lieu de plumes, d'un petit bourrelet de coton, qui remplit exactement le vide du tuyau. Ils les lancent du seul souffle à trente et quarante pas, et rarement ils manquent leur coup. Un instrument si simple supplée avantageusement dans toute cette contrée au défaut des armes à feu. La pointe de ces petites flèches est trempée dans un poison si actif, que, lorsqu'il est récent, il tue en moins d'une minute l'animal à qui la flèche a tiré du sang, et sans danger pour ceux qui en mangent la chair, parce qu'il n'agit point, s'il n'est mêlé directement avec le sang même. Souvent, en mangeant du gibier tué de ces flèches, l'académicien rencontrait la pointe du trait sous la dent. Le contre-poison pour les hommes qui en sont blessés est le sel, et plus sûrement le sucre pris intérieurement.
 
Le 26, La Condamine et Maldonado rencontrèrent du côté du sud l'embouchure de l'Ucayal, une des plus grandes rivières qui grossissent le Maragnon. La Condamine doute même laquelle des deux est le tronc principal, non-seulement parce qu'à leur rencontre mutuelle l'Ucayal se détourne moins, et est plus large que le fleuve dont il prend le nom, mais encore parce qu'il tire ses sources de plus loin, et qu'il reçoit lui-même plusieurs grandes rivières. La question ne peut être entièrement décidée que lorsqu'il sera mieux connu. Mais les missions établies sur ses bords, furent abandonnées en 1695, après le soulèvement des Cunivos et des Piros, qui massacrèrent leurs missionnaires. Au-dessous de l'Ucayal, la largeur du Maragnon croit sensiblement, et le nombre de ses îles augmente.

Les Omaguas de Saint-Joaquin.

Le 27, les deux voyageurs abordèrent à la mission de Saint-Joachim, composée de plusieurs nations, surtout de celle des Omaguas, autrefois puissante, qui peuplait-les îles et les bords du fleuve dans la longueur d'environ deux cents lieues au-dessous de l'embouchure du Napo. On les croit descendus du nouveau royaume de Grenade par quelqu'une des rivières qui y prennent leur source, pour fuir la domination des Espagnols dans les premiers temps de la conquête. Une autre nation, qui se nomme de même, et qui habite vers la source d'une de ces rivières, l'usage des vêtements établi chez les seuls Omaguas parmi tous les peuples qui habitent les bords de l'Amazone, quelques vestiges de la cérémonie du baptême, et quelques traditions défigurées confirment la conjecture de leur transmigration. Ils avaient été convertis tous à la foi chrétienne vers la fin du dernier siècle, et l'on comptait alors dans leur pays trente villages marqués de leur nom sur la carte du P. Fritz; mais; effrayés par les incursions de quelques brigands du Para qui venaient les enlever pour les faire esclaves, ils se sont dispersés dans les bois et dans les missions espagnoles et portugaises. Leur nom d'Omaguas, comme celui de Cambéras que les Portugais du Para leur donnent en langue brésilienne, signifie tête plate. En effet, ils ont le bizarre usage de presser entre deux planches le crâne des enfants qui viennent de naître, et de leur aplatir le front pour leur procurer cette étrange figure qui les fait ressembler, disent-ils, à la pleine lune. Leur langue n'a aucun rapport à celle du Pérou ni à celle du Brésil, qu'on parle, l'une au-dessus, l'autre au-dessous de leur pays, le long de la rivière des Amazones.
Ces peuples font un grand usage de deux sortes de plantes : l'une, que les Espagnols nomment floripondio, dont la fleur a la figure d'une cloche renversée, et qui a été décrite ci-dessus; l'autre, qui se nomme en langue du pays curupa, toutes deux purgatives. Elles leur procurent une ivresse de vingt-quatre heures, pendant laquelle on prétend qu'ils ont d'étranges visions. La curapa se prend en poudre comme nous prenons le tabac, mais avec plus d'appareil. Les Omaguas se servent d'un tuyau de roseau terminé en fourche, et de la figure d'un Y, dont ils insèrent chaque branche dans une des narines. Cette opération, suivie d'une aspiration violente, leur fait faire diverses grimaces. Les Portugais du Para ont appris d'eux à faire divers ustensiles d'une résine fort élastique, commune sur les bords du Maragnon, et qui reçoit toutes sortes de formes dans sa fraîcheur, entre autres celle de pompes ou de seringues, qui n'ont pas besoin de piston. Leur forme est celle d'une poire creuse, percée d'un petit trou à la pointe, où l'on adapte une canule. On les remplit d'eau; et, pressées lorsqu'elles sont pleines, elles font l'effet des seringues ordinaires. Ce meuble est fort en usage chez les Omaguas. Dans toutes leurs assemblées, le maître de la maison ne manque pas d'en présenter un à chacun des assistants, et son usage précède toujours les repas de cérémonie.
 
Départ de Saint Joaquin.
En partant de Saint-Joachim, les voyageurs réglèrent leur marche pour arriver à l'embouchure du Napo le 3 août, dans le dessein d'y observer une émersion du premier satellite de Jupiter. La Condamine n'avait, depuis son départ, aucun point déterminé en longitude pour corriger ses distances estimées de l'est à l'ouest. D'ailleurs les voyages d'Orellana, de Texeira et du P. d'Acugna, qui ont rendu le Napo célèbre, et la prétention des Portugais sur le domaine des bords de l'Amazone depuis son embouchure jusqu'au Napo, rendaient ce point important à fixer. L'observation se fit heureusement malgré les obstacles, avec une lunette de dix-huit pieds, qui n'avait pas coûté peu de peine à transporter dans une si longue route. L'académicien ayant d'abord observé la hauteur méridienne du Soleil dans une île vis-à-vis de la grande embouchure du Napo trouva 3° 24' de latitude australe. II jugea la largeur totale du Maragnon de 900 toises au-dessous de l'île, n'en ayant pu mesurer qu'un bras géométriquement, et celle du Napo de 600 toises au-dessus des îles qui partagent ces bouches. L'émersion du premier satellite fut observée avec le même succès, et la longitude de ce point déterminée.

Le lendemain, premier jour d'août, on se remit sur le fleuve jusqu'à Pévas, où l'on prit terre à dix ou douze lieues de l'embouchure du Napo. C'est la dernière des missions espagnoles sur le Maragnon. Elles s'étendaient à plus de deux cents lieues au-delà; mais, en 1710, les Portugais se sont mis en possession de la plus grande partie de ces terres, les nations sauvages voisines des bords du Napo n'ayant jamais été entièrement subjuguées par les Espagnols. Quelques-unes ont massacré en divers temps les gouverneurs et les missionnaires qui avaient tenté de les réduire. Le nom de Pévas est tout à la fois celui d'une bourgade et d'une nation qui fait partie de ses habitants; mais on y a rassemblé différents peuples, dont chacun parle une langue différente, ce qui est assez ordinaire dans toutes ces colonies, où quelquefois la même langue n'est entendue que de deux ou trois familles, reste misérable d'un peuple détruit et dévoré par un autre. II n'y a point aujourd'hui d'anthropophages sur les bords du Maragnon; mais il en reste encore dans les terres, surtout vers le nord, et La Condamine nous assure qu'en remontant l'Yupara on trouve encore des Indiens qui mangent leurs prisonniers.

Entre les bizarres usages de ces nations dans leurs festins, leurs danses, leurs instruments, leurs armes, leurs ustensiles de chasse et de pêche, leurs ornements bizarres d'os d'animaux et de poissons passés dans leurs narines et leurs lèvres, leurs joues criblées de trous, qui servent d'étuis à des plumes d'oiseaux de toutes couleurs, on est particulièrement surpris, dans quelques-uns, de la monstrueuse extension du lobe de l'extrémité inférieure de leurs oreilles, sans que l'épaisseur paraisse diminuée. On y voit de ces bouts d'oreilles, longs de quatre à cinq pouces, percés d'un trou de dix-sept à dix-huit lignes de diamètre, et ce spectacle est commun. Ils insèrent d'abord dans le trou un petit cylindre de bois, auquel on en substitue un plus gros à mesure que l'ouverture s'agrandit, jusqu'à ce que le bout de l'oreille pende sur l'épaule. la grande parure de ces Indiens est de remplir ce trou d'un gros bouquet, ou d'une touffe d'herbes et de fleurs, qui leur sert de pendant d'oreille.

On compte six ou sept journées de Péva, dernière mission espagnole, jusqu'à Saint-Paul, la première des missions portugaises. Dans cet intervalle, les bords n'offrent aucune habitation. Là commencent de grandes îles anciennement habitées par les Omaguas, et le lit du fleuve s'y élargit si considérablement, qu'un seul de ses bras a quelquefois 8 à 900 toises.

Cette grande étendue donnant beaucoup de prise au vent, il y excite de vraies tempêtes, qui ont souvent submergé des canots. Les deux voyageurs en essuyèrent une contre laquelle ils ne trouvèrent d'abri que dans l'embouchure d'un petit ruisseau. C'est le seul port en pareil cas. Aussi s'éloigne-t-on rarement des bords du fleuve. Il est dangereux aussi de s'en trop approcher. Un des plus grands périls de cette navigation est la rencontre des troncs d'arbres déracinés qui demeurent engravés dans le sable ou le limon, proche du rivage, et cachés sous l'eau. En suivant. de trop près les bords, on est menacé aussi de la chute subite de quelque arbre, ou par caducité, ou parce que le terrain qui le soutenait s'abîme tout d'un coup après avoir été longtemps miné par les eaux. Quant à ceux qui sont entraînés au courant, comme on les aperçoit de loin, il est aisé de s'en garantir.

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