| C'est vers les années 30 à 25 avant notre ère que les Yué-tchi, depuis longtemps maîtres de la Bactriane, s'emparèrent de la Kophène où régnaient les Sakas, de Kaboul (Kao-fou) où régnaient les Parthes et le dernier descendant de la dynastie macédonienne, en sorte qu'ils devinrent les maîtres de tout ce qui forme le Turkestan, l'Iran oriental et l'Afghanistan. On a vu ci-dessus que ce fut Kieou-tsieou kio, " le roi des Koueï-chouans", qui dirigea ces diverses expéditions. C'est lui le fondateur de la dynastie des Kouchans qui devint plus tard très puissante sous les rois Tourouchka sous le nom classique d'Indo-Scythe. On possède les monnaies de ces princes, mais, sans les historiens chinois et les chroniques indiennes, on n'aurait jamais pu ni les identifier, ni les classer. Le premier d'entre eux, Kieou-tsieou Kio, est le même que Kadphizes vainqueur d'Hermaeus; on a vu que ses monnaies sont frappées au type du roi grec dont elles portent le buste et la titulature "Basileôs Stèros Sy-Hermaïou"; le vainqueur s'est contenté de mettre ses noms Kujula Kasa Kuchan yava, en grec : Korona kozoulo Kadphizès zae, c.-à-d. "Kozoulo Kadphiès de la famille des Kouchans et des Yue". Il meurt à l'âge de quatre-vingts ans, vers l'an 10 de J.-C., ayant pour successeur son fils Yen-kao-tehing ou Kadaphès; ce dernier a sur ses monnaies la tête d'Auguste dont il est contemporain et il porte les noms de Kozola Kadaphès, Kuyula-Kaphsa Yava Kushana. C'est à lui que les Chinois attribuent la conquête de l'Inde, c.-à-d. du Pendjâb et de tout le pays jusqu'à la Djemna; la date de cet événement n'est pas connue; mais, d'après les indications qui précèdent, on voit qu'il a dû avoir lieu dans le premier quart du Ier siècle de notre ère, vers l'an 20 ou 25 de J.- C. Cette conquête ne fut pas l'oeuvre d'un jour; elle fut continuée par Ooemo Kadphizès Il, Hima Kapisa, successeur de Kadaphès, et c'est seulement plus tard, en 78, que Kanichka, un des successeurs et peut-être le petit-fils de Yen-kao-tching, fut accepté par toutes les populations du Nord de l'Inde et consacré officiellement comme roi. C'est de l'époque de ce couronnement (abhisheka), à Mathurâ ou à Peshawar, que date l'ère dite Saka (Saka-kâla-samvatsara, mars 78 de J.-C.) qui est employée comme comput chronologique, dans les inscriptions des Kouchans eux-mêmes et de la plupart des dynasties de l'Inde. Les chroniques indiennes disent qu'après un roi saka très puissant il y eut un interrègne occupé par cinq rois indigènes et qu'après eux les Sakas recommencèrent leurs pillages. On a pensé que cet interrègne pouvait être placé entre Kadaphès et Kadphizès Il et que parmi ces rois indigènes l'un d'eux serait Soter megas, anonyme dont il reste de nombreuses monnaies. Il n'est guère possible d'admettre une pareille hypothèse en présence du témoignage des Chinois qui fait de Kadaphès le vainqueur de l'Inde et s'oppose ainsi à tout interrègne entre lui et Kadphizès Il, son continuateur. Le monnayage de ce roi est remarquable par la qualité du métal, la finesse de la gravure et les problèmes scientifiques que soulève l'étude des légendes des sujets. C'est le premier qui ait fait frapper des statères d'or et leurs multiples (il n'y en avait pas eu depuis Eucratidès) : le roi est représenté en costume scythe, avec le bonnet tartare, la barbe longue et fournie, vêtu d'une longue houppelande, soit assis sur un trône ou à l'orientale, soit debout en pied, et, dans ce cas, sa main droite est dirigée vers un pyrée; au revers Shiva et le boeuf Nandi. Le type du roi debout, sacrifiant à l'autel du feu, est resté celui de tous les Tourouchka, ce qui prouve que si les rois kouchans se convertirent de bonne heure au bouddhisme, ainsi que la tradition historique nous en est restée, ils respectèrent aussi les croyances de leurs nouvelles populations dont les unes étaient shivaïtes et les autres mazdéennes. Les trois frères auxquels le Rajataranjini donne le nom de Tourouchka sont : Kanichka ou Kanerki, Huvichka ou Ooerki et Yuchka qui ont régné au Cachemire pendant l'espace de soixante ans; mais deux seulement nous sont connus par les inscriptions monumentales et par les monnaies; ce sont : Kanerki (ou mieux Kanerkou) et Ooerki. Leurs monnaies, presque toutes en or, ne sont écrites qu'en grec, mais la plupart des mots qui y figurent sont encore inintelligibles; on suppose que ce sont des noms de divinités scythiques comme : Ardochro, Okro, Komaro, Mao, Athro, Nana rao, etc. La titulature royale est : « Basileus Basileôn Kanerkou » et « Raonana rao Kanerki Korano », c.-à-d. « Kanerki, grand roi des rois (raonana ruo en scythe et prâkrit), Kouchan » et pour Ooerki : « Raonana rao Ooerki Korano » ou « Ooer kenorano », ce qui a fait croire à l'existence d'un Ooer. Les inscriptions lapidaires de ces rois sont, au contraire, en caractères bactriens et en caractères indo-palis avec des dates variant de l'an 9 à l'an 51 de l'ère samvat (saka), ce qui correspond à 87 et 129 de J.-C. Ils prennent le titre de maharaja rajadiraja devaputra (grand roi au-dessus des rois d'ascendance divine) et en outre Kanerkou s'intitule dans l'inscription de Manikyâla : Guchana vasa Samvardhak « restaurateur de l'empire des Kouchans ». Leur successeur est Vâsudeva (il est probable que Yuchka dont on n'a pas de monnaie fut leur associé et ne régna pas séparément) dont le nom est écrit BAZODHO sur les monnaies. D'après les inscriptions, il aurait régné entre 44 et 98 de l'ère samvat (132 à 176 de J.-C. ); mais il est possible qu'il y ait eu, à raison de la longueur du règne, deux ou même trois rois de ce nom, avec les titres différents de : maharaja, rajadiraja devapoutra - maharaja rajadiraja shâhi - ou simplement raja. Il existe encore d'autres inscriptions, mais sans noms de rois, datées de la même ère saka jusqu'à l'an 281 de cette ère; l'une d'elles, trouvée à Panjtar sur l'Indus en 1848, montre qu'un roi des Kouchans maharayasa Gouchanasa Ra [etc.] régnait encore en Inde en l'an 122 de Kanichka. Du reste, le souvenir du restaurateur de l'empire des Kouchans était encore vivace dans le Pendjâb au VIIe siècle de notre ère, lors du voyage du pèlerin chinois Hiouen-T'sang qui nous confirme que Kia-ni-se-kia (Kanichka) était maître de tout le Djambudvipa. D'après Fa-Hian, autre voyageur chinois qui visita la Bactriane en 402, il y avait à Balkh une tour bouddhiste élevée par Kanichka. Enfin, dans l'Histoire des Mongols de Sanang Setzen, le même roi est désigné sous le nom de « Kanichka, roi de Gatchou, prince de miséricorde et d'aumône ». Le pays des Indo-scythes dont Ptolémée fait la description dans le VIIe livre de sa Géographie (écrite vers 150 de J.-C.) n'est pas autre chose que le royaume des Yué-tchi ou Kouchans. Les Yué-tchi conservèrent en même temps la Bactriane, leur première conquête. Nous savons par les auteurs chinois qu'en l'an 98 de J.-C. ils reçurent la visite du général Pan-tchao se rendant sur les bords de la mer Caspienne et traversant à l'aller comme au retour le pays des Yué-tchi, que du reste les Yué-tchi, quoique très puissants, envoyaient tous les ans des présents à l'empereur de Chine. Aux IIe et IIIe siècles de notre ère, ayant perdu successivement le Cachemire et la plupart de leurs conquêtes dans l'Inde, ils se retirèrent en Bactriane et c'est peut-être de cette époque postérieure que datent les belles monnaies d'argent trouvées dans le Turkestan, frappées par des princes scythes, publiées par Ed. Thomas sous le nom de Indo-parthian coins et parmi lesquelles figure le tétradrachme d'Heraüs, roi des Sakas HPAOU SAKA KOIPANOU avec le titre jusqu'alors inconnu de Turannountos. Les Yué-tchi restèrent en Bactriane jusqu'au commencement du Ve siècle, époque à la quelle, vers 430, ils furent délogés par les Jou-jouan (Les Toungouses). Nous ne nous étendrons pas davantage sur les Kouchans et les Tourouchka, car ils appartiennent, plutôt à l'histoire de l'Inde : ils relèvent cependant aussi de l'histoire des successeurs d'Alexandre, puisqu'après avoir renversé leur empire, ils leur ont emprunté leur système monétaire; c'est à ce titre qu'on les comprend dans la série des monnaies de la Bactriane. En même temps que les Sakas disparaissaient de la Kophène, une autre dynastie s'élevait à l'encontre des Yué-tchi contre lesquels elle dut lutter pendant toute son existence : c'est la dynastie des Indo-Parthes ou Partho-Bactriens, qui a régné pendant le Ier siècle de l'ère chrétienne en Gédrosie, en Sacastène ou dans le bas Indus, jusqu'à la mer, peut-être même dans le Sud du Pendjâb, à Multan et à Lahore, car c'est dans ces diverses localités qu'on a trouvé les monnaies de quelques-uns de ces souverains. La domination des Parthes sur le bas Indus est, en tous cas, attestée par le Périple de la mer Erythrée pour la fin du Ier siècle; mais le pays avait encore conservé le nom de Scythie, et Minnagara, la ville la plus importante, était appelée « la métropole des Scythes ». Au IIIe siècle, Denys le Périégète appelait les peuples de l'Indus « les Scythes du Sud ». Quels étaient ces Parthes qui régnaient aux confins de l'Inde, à l'extrémité de l'Iran oriental? Il est certain que ce n'étaient pas les mêmes que les Arsacides de Ctésiphon ou d'Ecbatane, mais il est plus que probable que, comme la branche des Arsacides d'Arménie, ils appartenaient à la même famille; leurs noms, du reste, sont d'origine scytho-parthe (on sait que les Parthes étaient des Scythes) et leurs monnaies sont frappées sur le type de celles des derniers Arsacides : les rois ont la barbe longue et portent la tiare ou le diadème avec la touffe; mais les légendes sont en grec et en bactrien. Le premier d'entre eux et le plus important paraît avoir été Gondophares ou Yndopherrès qui porta ses armes jusque dans le Nord de l'Afghanistan, car on a trouvé de ses monnaies à Hérat et à Peshawar. Ce monarque est très vraisemblablement le même que le Gundofarus, roi de l'Inde qui, d'après la légende chrétienne, fit mettre à mort l'apôtre saint Thomas à Calamina (Minnagara) vers l'an 50 de ce qui donne une date à peu près certaine pour son règne. D'un autre côté, comme son neveu et corégent, Abdagasès, est cité à la fois par Tacite comme ayant été contemporain de Tibère (14-37) et par la même légende de saint Thomas, sous le nom de Labdanos, il est possible de placer le règne de ces deux rois entre les années 20 et 60 de notre ère. Il a été publié une inscription bactrienne datée de l'an 26 du grand roi «-maharaja Gudaphara-» et de l'an 103 d'une ère samvat; mais comme cette ère est inconnue et que la lecture n'est pas absolument certaine, on ne peut rien en conclure pour la chronologie du roi indo-parthe Il existe des monnaies de bronze très barbares au nom de Gadaphara Sasa qui n'est peut-être le même que Gondopharès. Après Abdagasès, il y a une lacune d'environ cinquante ans pendant laquelle on pourrait placer : 1° Arsacès Dikaios dont il existe une monnaie de bronze avec la légende Archaka; 2° le Soter Megas, ce roi anonyme dont on a trouvé de nombreuses monnaies à Bagram, à Malva et à Benarès, qui, par la forme des caractères grecs, indiquent une basse époque; 3° et Sanabarès avec la haute tiare perlée de quelques Arsacides. Ce n'est guère qu'au commencement du IIe siècle que l'on peut placer les rois Orthagnès et Pacores qui sont évidemment contemporains de Chosroès (107/ 108-121 de J.-C.) dont ils ont copié les monnaies (la légende Gudaphara sagharba qui fait d'Orthagnès un frère de Gondopharès est une lecture trop douteuse pour détruire l'indication beaucoup plus certaine du type monétaire). Le Pacores dont il est question ici n'a aucun rapport, si ce n'est le même nom, avec les deux Pacores qui ont régné chez les Parthes. Enfin, pour terminer ce qui concerne l'histoire gréco-bactrienne, nous devons mentionner trois autres souverains, Razubul ou Ranjubul, Zeiônises et Hyrcodes, qui doivent être des Scythes, à en juger par le type tartare qu'accusent leurs monnaies. Ranjubul, sur ses monnaies bilingues, s'intitule « roi des rois Sôter » et «-grand satrape-»; on suppose, par le lieu où ont été trouvées ces pièces, qu'il régnait à Multân et à Mathura, peut-être dans le Ier siècle avant notre ère. Zeônises est «-Jihania satrape, fils du satrape Manigala-». Ses monnaies ont le type des Sakas, mais il a le monogramme des Kadphizès; il régnait à Manikyala et à Kaboul. Quant à Hyrcodes, il n'a que des monnaies de bronze d'un très petit module avec des légendes grecques inintelligibles; il n'a même pas le titre de Basileus. Comme elles ont été trouvées en Bactriane, il y a lieu de croire que ce prince a régné très tard au Nord du Paropamisus bien après Heraüs, pendant le IVe siècle, vers la fin de la domination des Yué-tchi. (E. Drouin). | |