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Le
groupe Bourbaki est un collectif de mathématiciens, principalement
français, qui a cherché à présenter une exposition unifiée, rigoureuse
et axiomatique des mathématiques. Leur influence sur la pensée mathématique
et l'enseignement a été considérable, bien que controversée par moments.
Leur oeuvre incipale, les Éléments de mathématique, est un effort
ambitieux pour bâtir une "encyclopédie" moderne des mathématiques. Bien
que les Éléments eux-mêmes n'aient pas été conçus comme des
manuels scolaires, ils ont influencé considérablement le contenu et la
méthode d'enseignement des mathématiques à l'université.
Le groupe Bourbaki
existe toujours, mĂŞme si son influence est peut-ĂŞtre moins dominante
qu'auparavant. Il continue à se réunir et à publier des ouvrages, bien
que à un rythme plus lent. L'héritage de ces mathématiciens reste néanmoins
immense et a façonné en profondeur la façon dont les mathématiques
sont perçues et enseignées.
L'histoire de Bourbaki
commence au début des années 1930 dans un contexte de malaise au sein
de la communauté mathématique française. Plusieurs facteurs ont contribué
Ă sa formation :
• Insatisfaction
avec l'enseignement. - De jeunes mathématiciens, dont Henri Cartan,
Claude Chevalley, Jean Delsarte, Jean Dieudonné et André Weil, étaient
frustrés par le manque de rigueur et d'unité dans l'enseignement supérieur
français des mathématiques. Ils trouvaient que l'accent était mis sur
des "trucs" et des "astuces" plutĂ´t que sur les fondations logiques et
les concepts unificateurs.
• Nécessité
de renouveler les manuels. - Les manuels existants Ă©taient souvent
datés et ne reflétaient pas les avancées récentes dans des domaines
comme la topologie, l'algèbre abstraite et l'analyse fonctionnelle.
• Préparation
à l'agrégation. - Initialement, le groupe s'est réuni avec l'intention
de préparer collectivement l'agrégation de mathématiques, un concours
prestigieux pour devenir professeur. Cependant, leurs discussions ont rapidement
dépassé le cadre de la simple préparation au concours.
Une anecdote célèbre
raconte qu'André Weil, absent à l'une des premières réunions, s'est
vu attribuer par ses camarades le pseudonyme de Nicolas Bourbaki
(du nom d'un général qu'il s'était illustré dans la guerre
de 1870), un étudiant étranger imaginaire qui devait présenter un
exposé sur un théorème obscur. Ce nom est resté et a donné son identité
au groupe, dont les membres travaillaient
collectivement, sans jamais mentionner leurs
noms individuels dans les publications. Les décisions étaient prises
par consensus lors de réunions régulières.
Dès le début, le
groupe s'est fixé des objectifs ambitieux :
• Rigueur
absolue. - Adopter une approche strictement axiomatique, partant de
définitions précises et dérivant les résultats par une logique impeccable.
• Unification
des mathématiques. - Montrer les liens profonds entre les différentes
branches des mathématiques en utilisant des concepts généraux et des
structures fondamentales.
• Présentation
exhaustive. - À terme, ils ambitionnaient de couvrir l'ensemble des
mathématiques modernes dans une série de traités.
Leur méthode de travail
était rigoureuse et intense. Les membres se réunissaient plusieurs fois
par an, souvent dans des lieux isolés, pour discuter et rédiger collectivement
les textes. Chaque proposition, définition ou démonstration devait passer
par trois lectures rigoureuses par différents membres avant d'être validée.
Les débats étaient souvent vifs et passionnés, chaque membre critiquant
impitoyablement le travail des autres dans le but d'atteindre la perfection.
Les
Éléments de mathématique.
L'oeuvre principale
de Bourbaki est la série des Éléments de mathématique. Publiée
à partir de 1939, elle a progressivement couvert les fondements des mathématiques.
Il s'agit d'une oeuvre monumentale dont l'ambition est de fournir une base
claire, cohérente et exhaustive pour toute la discipline, en s'appuyant
sur la théorie des ensembles comme langage fondamental. Les Éléments
avaient pour but d'être une référence ultime pour les mathématiciens,
en fournissant un cadre théorique solide et universel.
Les Éléments
sont structurés en fascicules (livres), chacun consacré à un domaine
précis des mathématiques, tels que :
• La
théorie des ensembles. - Le volume introduit les bases de la
théorie des ensembles, qui sert de fondement à tous les autres développements
mathématiques.
• L'algèbre.
- Ce volume traite des structures algébriques fondamentales comme les
groupes, les anneaux, les corps et les modules.
• La topologie
générale. - Ce volume introduit les concepts de base de la topologie,
notament les notions d'espaces topologiques et d'espaces métriques, ainsi
que les notions de continuité et de compacité.
• Les fonctions
d'une variable réelle. - Ce volume traite de l'analyse réelle, avec
les notions de limites, de continuité, de dérivation et d''intégration.
• Les espaces
vectoriels topologiques. - Ce volume traite des espaces vectoriels
munis de topologies, avec des applications en analyse fonctionnelle.
• L'intégration.
- La théorie de la mesure et de l'intégration.
• L'algèbre
commutative. - L'Ă©tude des anneaux commutatifs.
• Les groupes
et algèbres de Lie. - Des structures algébriques importantes en géométrie
et physique.
• Les théories
spectrales. - Des outils importants en analyse fonctionnelle.
Bourbaki utilise une
approche fondée sur les axiomes, inspirée des travaux de David
Hilbert et de Giuseppe Peano. Bourbaki a cherché
à présenter les mathématiques comme une architecture logique auto-suffisante.
Toute notion est définie de manière formelle avant d'être utilisée.
Les concepts sont présentés dans leur forme la plus abstraite, afin d'englober
un large éventail de cas particuliers. Cela a rendu l'oeuvre parfois réputée
pour sa difficulté, mais aussi pour son élégance et sa puissance. Bourbaki
y a introduit une terminologie et des notations standardisées qui ont
eu une influence durable sur la communauté mathématique. Certains termes
et symboles courants aujourd'hui (par exemple, le concept de filtre en
topologie) proviennent de ce traité. Une idée centrale est que les mathématiques
forment une structure unifiée, où les différents domaines interagissent
harmonieusement.
Le style Bourbaki
est précis, formel et abstrait, privilégiant les définitions rigoureuses
et les démonstrations complètes. L'accent est mis sur les structures
fondamentales (groupes, anneaux, espaces vectoriels, etc.) et les
morphismes qui les relient. Il n'y a pas de figures et d'exemples "faciles",
l'objectif étant la généralité et la rigueur.
L'approche Bourbaki
a également suscité des critiques. Certains ont reproché au groupe un
formalisme
trop poussé, au détriment de l'intuition et des applications. D'autres
ont critiqué le niveau d'abstraction élevé, rendant la compréhension
difficile pour les étudiants. Certaines parties sont désormais considérées
comme obsolètes ou dépassées par les développements modernes. Les mathématiques
appliquées ou des domaines comme la théorie des catégories y sont peu
abordés.. Le style uniforme et impersonnel a parfois été perçu comme
intimidant.
Les
membres clés.
Le groupe Bourbaki
a toujours été un collectif avec un noyau fluctuant de membres. Parmi
les figures les plus importantes, on peut citer :
-
Les
fondateurs
•
Henri
Cartan (1904-2008. - Fils du célèbre mathématicien Élie Cartan.
Figure clé de Bourbaki, il a contribué de manière significative à la
topologie algébrique, à la théorie des fonctions de plusieurs variables
complexes et à la théorie du potentiel. Il a été un des principaux
artisans de la structure et du style des Éléments de mathématique.
• Claude Chevalley
(1909-1984). - Connu pour ses travaux en théorie des nombres, en théorie
des groupes algébriques et en géométrie algébrique. Ses Groupes
de Lie ont eu une influence majeure. Il a joué un rôle important
dans les premières années de Bourbaki et a contribué à la définition
de concepts fondamentaux.
• Jean Delsarte
(1903-1968). - Ses travaux portaient sur l'analyse harmonique, la théorie
des opérateurs et les équations différentielles. Il a été l'un des
membres fondateurs et a contribué à l'établissement des premières fondations
du groupe.
• Jean
Dieudonné (1906-1992). - Extrêmement prolifique, il est connu
pour son engagement envers Bourbaki et sa participation à la rédaction
de nombreux chapitres des Éléments de mathématique. Ses domaines
de prédilection étaient l'analyse fonctionnelle, la géométrie algébrique
et l'histoire des mathématiques. Il était souvent perçu comme le porte-parole
et l'historien de Bourbaki.
• André
Weil (1906-1998). - Reconnu pour ses travaux fondamentaux en théorie
des nombres, en géométrie algébrique et dans les liens entre les deux
(conjectures de Weil). Il a été l'un des fondateurs et l'un des esprits
moteurs de Bourbaki, Il a défini en grande partie l'ambition et la vision
du groupe.
Une
règle tacite était que les membres devaient quitter le groupe vers l'âge
de 50 ans, laissant la place à de nouvelles générations de mathématiciens.
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Autres
membres importants
• Laurent Schwartz
(1915-2002). - Lauréat de la médaille Fields pour son travail sur la
théorie des distributions, un outil fondamental de l'analyse moderne.
Bien qu'ayant rejoint Bourbaki un peu plus tard, il a eu une influence
importante, notamment dans les volumes d'intégration.
• Samuel Eilenberg
(1913-1998). - L'un des fondateurs de la théorie des catégories, un langage
unificateur en mathématiques. Sa collaboration avec Saunders Mac Lane
a donné naissance à la théorie des catégories. Il a apporté cette
perspective catégorique à Bourbaki, ce qui a influencé la manière dont
les mathématiques étaient présentées.
• Roger Godement
(1921-2016). - Ses contributions principales concernent l'analyse harmonique,
la théorie des groupes topologiques et la théorie des nombres. Il a été
un membre actif de Bourbaki pendant de nombreuses années et a contribué
à plusieurs volumes, notamment sur l'algèbre commutative.
• Pierre Cartier
(né en 1932). - Ses intérêts sont vastes, allant de la théorie des
nombres et la géométrie algébrique à la physique théorique. Il a rejoint
Bourbaki plus tardivement, mais a contribué de manière significative,
notamment en algèbre commutative et en théorie des groupes.
• Jean-Pierre
Serre (né en 1926). - Lauréat de la médaille Fields, du prix Abel
et du prix Steele. Ses contributions couvrent un large Ă©ventail de domaines,
notamment la topologie algébrique, la géométrie algébrique, la théorie
des nombres et la théorie des représentations. Il a été un membre très
influent de Bourbaki, apportant une clarté et une rigueur exceptionnelles.
• Alexander
Grothendieck (1928-2014) . - RĂ©volutionnaire dans le domaine de
la géométrie algébrique. Ses idées ont transformé cette discipline.
Bien qu'ayant été un membre de Bourbaki, il s'en est progressivement
distancé en raison de désaccords sur la direction prise par le groupe.
Son influence reste immense. |
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Amir
D. Aczel, Nicolas
Bourbaki, histoire d'un génie des mathématiques qui n'a jamais existé,
Lattès, 2009. - Le 10 décembre 1934 à midi, dans
un café situé au 63 boulevard Saint-Germain à Paris,
là où aujourd'hui est installé un fast-food, André Weil, l'un des plus
talentueux mathématiciens de cette époque a rassemblé cinq collègues
aussi passionnés que lui. A eux six, ils représentent les universités
de Strasbourg,
Nancy,
Rennes
et Clermont- Ferrand, Ă eux six,
ils viennent de créer le groupe Nicolas Bourbaki dont les publications
vont donner un formidable coup de modernité aux mathématiques et un immense
élan à l'école française. C'est à peu près dix ans auparavant que
Raoul Husson, élève à l'Ecole Normale Supérieure, invente le personnage
de Nicolas Bourbaki en s'inspirant du grand Charles Bourbaki qui servit
en Crimée, en Algérie,
en Italie avant de devenir gouverneur militaire
de Lyon. Le premier groupe de cette société
secrète est composé outre d'André Weil, d'Henri
Cartan, Claude Chevalley, Jean Delsarte, Jean Dieudonné, René de
Possel. La guerre les séparera. Dans les années quarante le groupe s'enrichira
de l'arrivée de la future médaille Field, Laurent Schwartz et du génie
Alexandre Grothendieck qui dans les années 1990 partit vivre en ermite
dans les forêts pyrénéennes. Et aujourd'hui encore, bien que moins rayonnant,
le groupe continue à se réunir avec de nouveaux membres. Bourbaki n'a
pas seulement fait progresser les mathématiques mais a aidé Lévi-Strauss
Ă formaliser le structuralisme et a mĂŞme
inspiré les membres de l'Oulipo dans leur recherche.
Voici son Ă©tonnante et passionnante histoire. (couv.). |
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