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La place de Bossuet
Aperçu La vie de Bossuet L'oeuvre de Bossuet La place de Bossuet
Il ne nous reste plus maintenant, connaissant l'oeuvre et l'homme, qu'à tâcher de caractériser un rôle dont véritablement on n'a pas dit grand-chose quand on s'est contenté de dire, comme ceux qui l'admirent le plus, qu'il fut un « Père de l'Eglise », ou, avec ceux qui l'aiment moins, que Bossuet, après tout, ne fut qu'un « conseiller d'Etat-». Car, il y a beaucoup de « conseillers d'Etat » qui ne donnent pas tous les mêmes conseils ; et il y a beaucoup de « Pères de l'Eglise », qui ne se ressemblent pas tous entre eux. En s'excusant d'être moins élogieux que Massillon, et surtout moins spirituel que Sainte-Beuve ou que Charles de Rémusat, - qui devait s'y connaître, pourtant, en « conseillers d'Etat », - on peut se proposer d'être plus précis et plus vrai.

En dépit des apparences, et notamment du caractère autoritaire, despotique, et quelquefois même violent, de son éloquence, le rôle de Bossuet au XVIIe siècle a été essentiellement un rôle de conciliation. Génie ami de la règle, de l'ordre et de l'unité, ce qu'il se proposa, ce fut, dès ses débuts à Metz, et pour autant qu'il serait en lui, de terminer les divisions des esprits, et de rétablir dans les intelligences l'unité, l'ordre et la règle. Ce qui peut servir à prouver la vérité de ce point de vue, c'est qu'aussitôt que l'on s'y place, tout aussitôt son oeuvre et sa vie s'éclairent d'une lumière nouvelle. Ses vivacités ou ses intempérances de langage, - qui d'ailleurs ne sont pas comparables à celles de ses adversaires : Jurieu, dont la plume est naturellement outrageante, ou même Fénelon, dont les ironies polies et perfides sont souvent si piquantes, pour ne pas dire insultantes, - ses vivacités deviennent, comme les invectives passionnées de Pascal, un témoignage authentique de la sincérité, de l'ardeur, de l'entraînement de ses convictions. En même temps, celles de ses faiblesses et de ses hésitations qui déjà s'expliquaient par une certaine douceur de caractère, par une crainte et un chagrin excessifs de déplaire, s'expliquent encore mieux par la nécessité politique de donner pour obtenir, et de concéder pour qu'on lui cède. Car un évêque n'est pas un moine, et, ne vivant pas dans le cloître, il ne vit pas dans l'absolu. Si son rôle n'est pas de rien abandonner d'essentiel, il est de transiger sur tout ce qui n'est qu'accessoire, et d'équilibrer, si l'on peut ainsi dire, ses exigences par ses concessions... Mais, du même point de vue, c'est surtout l'oeuvre de Bossuet dont on saisit alors le lien, dont on voit toutes les parties concourir vers un seul et même but, et l'unité enfin s'opérer sous nos yeux.

Le rêve ou la chimère de Bossuet, pendant soixante ans, aura été de réconcilier les protestants avec les catholiques, et, dans l'Europe du XVIIe siècle, de détruire l'oeuvre déjà presque séculaire de Luther et de Calvin. ll y songe dès l'époque de Metz, et dès cette époque aussi, nous l'avons vu, il prépare son Histoire des variations :

« En vain, - dit-il dans un Sermon de vêture, que l'on croit pouvoir dater de 1653, - en vain nos adversaires se glorifient-ils en toutes rencontres de la science des Ecritures, qu'ils n'ont jamais bien étudiées selon la méthode des Pères... Nous enseignons, disaient-ils (les Pères) ce que nous ont appris nos prédécesseurs ; et nos prédécesseurs l'ont reçu des hommes apostoliques, et ceux-là des apôtres, et les apôtres de Jésus-Christ, et Jésus-Christ de son Père. C'est à peu près ce que veulent dire ces mots du grand Tertullien : Ecclesia ab apostolis, apostoli a Christo, Christus a Deo tradidit. »
Voilà le point fixe autour duquel sa polémique évoluera tout entière, celui qu'il n'abandonnera point, le droit imprescriptible et inaliénable de l'Eglise et de la tradition. Mais si les protestants en conviennent avec lui, ou seulement s'ils le lui passent, il se fait fort après cela de leur rendre, à son tour, la réconciliation facile. 
« L'exposition de notre doctrine produira deux bons effets, dit-il, au début de son Exposition de la doctrine de l'Eglise catholique : le premier, c'est que plusieurs disputes s'évanouiront tout à fait, parce qu'on reconnaîtra qu'elles sont fondées sur de fausses explications de notre croyance; le second, que les disputes qui resteront ne paraîtront pas, selon les principes des prétendus réformés, si capitales qu'ils ont voulu le faire croire, et que, selon ces mêmes principes, elles n'ont rien qui blesse les fondements de la foi. » 
Ce début est habile, mais plus sincère et non moins conciliant qu'habile; et dix ans plus tard, dans le Traité de la communion sous les deux espèces, il semble qu'il soit prêt à faire un pas décisif.
« La question des deux espèces, quoi qu'en disent messieurs de la religion prétendue réformée, n'a qu'une difficulté apparente, qui peut être résolue par une pratique constante et perpétuelle de l'Eglise, et par des principes dont les prétendus réformés demeurent d'accord. » 
Mêmes sentiments encore dans l'Histoire des variations. Si l'on s'y trompe en France, on ne s'y méprend pas en Allemagne, puisque deux ou trois ans plus tard, en 1691, c'est à lui que l'on s'adresse pour discuter ce projet de réunion, auquel, sous les auspices de Jean-Frédéric de Brunswick-Hanovre et de l'abbesse de Maubuisson, princesse palatine, Leibniz va travailler de concert avec lui. C'est Molanus, abbé de Lokhum, qui dresse, article par article, un long Mémoire des points controversés entre les deux Eglises. J'y relève l'article suivant :
 
« Art. XXV. Une partie de l'Eglise catholique approuve la Conception immaculée de la sainte Vierge, et l'autre l'improuve. Toute l'Eglise protestante la rejette. Il faut donc prier l'Eglise catholique d'entrer dans ce dernier sentiment, pour le bien de la paix. » 
Et voici la réponse de Bossuet : 
Nulla quaestio. Non pars Ecclesiae, sed tota Ecclesia Romana immaculatam Beatae Virginis conceptionem pro re indifferenti habet, neque ad fidem pertinente, quod sufficit. 
Au XIXe siècle, les difficultés de croire étant devenues sans doute moindres, l'Eglise romaine fera un nouveau dogme de cette « chose indifférente ».  Si l'on ajoute que Bossuet y croyait pour sa part, et qu'il ne l'a pas caché dans les quelques sermons qui nous restent Pour la fête de la conception de la Vierge, on appréciera par ce seul trait l'esprit de conciliation et de paix qu'il apporta dans la négociation, et auquel il faut bien dire que ne répondirent pas toujours les dispositions contentieuses de Leibniz. Mais ce que l'on trouvera qu'il importe surtout de remarquer, c'est que la négociation, interrompue en 1693, n'ayant été reprise qu'en 1699, Bossuet continua de s'y montrer le même, de telle sorte que, finissant sa vie publique ainsi qu'il l'avait commencée, la « Réunion », comme on l'appelait alors, après avoir eu ses premières pensées, et guidé, de Metz jusqu'à Meaux, sa conduite intellectuelle entière, devait être jusqu'au dernier moment sa principale préoccupation.

Il est facile, en effet, de faire voir comment toutes ses intentions se ramènent, par des détours et de secrets chemins, que peut-être lui-même n'a pas toujours connus, à cette idée directrice. Si par exemple il est gallican, et, dans l'Assemblée de 1682 , s'il a cru devoir prendre le rôle que l'on a vu, c'est sans doute, nous l'avons dit, qu'il descendait de l'une de ces familles où le gallicanisme était devenu comme une seconde nature, mais c'est aussi, et surtout, qu'il savait bien qu'il n'y avait pas de plus grand obstacle à la « Réunion » que les prétentions du Saint-Siège au gouvernement du temporel des Etats. En abaissant devant la papauté l'indépendance des Eglises nationales, Bossuet savait que, si l'on pouvait avoir quelques espérances du côté de l'Allemagne ou de l'Angleterre, on se les enlèverait soi-même, puisque, si les princes avaient favorisé la Réforme, ce n'avait pas moins été pour devenir chez eux les seuls maîtres des consciences que pour faire triompher les idées de Luther et de Calvin sur l'inutilité des oeuvres et la justification par la foi. 
« Il me semble, dit Bossuet lui-même, dans une lettre datée du 1er décembre 1681, qu'il n'y a rien de plus odieux que les opinions des ultramontains, ni qui puisse apporter un plus grand obstacle à la conversion des rois hérétiques ou infidèles. Quelle puissance souveraine voudrait se donner un maître qui lui pût par un décret ôter son royaume? » 
Et un an plus tard, dans une lettre datée du 28 octobre 1682 :
« J'oubliais l'un des articles principaux, qui est celui de l'indépendance de la temporalité des rois. Il ne faut plus que condamner cet article pour achever de tout perdre... Cependant je vois par votre lettre que c'est sur quoi Rome s'émeut le plus. »
Indubitablement, tel que nous le connaissons, si Bossuet n'avait pas considéré que les prétentions de la cour de Rome étaient de nature à compromettre la « Réunion » des deux Eglises, il eût hésité davantage à souscrire la Déclaration du clergé en France, vu la connaissance qu'il avait de la Cour de Rome et du caractère du pontife. Son attitude dans l'affaire du gallicanisme est donc bien une conséquence de celle qu'il avait prise dans, ou entre les divisions du protestantisme et du catholicisme. Tout ce qui n'était pas essentiellement de la foi, sans l'abandonner pour sa part, il était prêt à le concéder, s'il le fallait, et parmi ces concessions, comme il n'en voyait pas de plus naturelle, il n'en voyait pas non plus de plus urgente que celle qui touchait, selon ses propres termes, à l'indépendance de la temporalité des rois.

Même observation en ce qui regarde la grande affaire du quiétisme. Je dis : la grande affaire, quoique l'on ait essayé d'en réduire l'importance, et parce que ce n'est pas seulement deux grands hommes qu'elle a mis aux prises, mais, en France même, deux politiques adverses, et, hors de France, deux conceptions presque irréconciliables du christianisme et de la religion. En effet, dans cette mémorable dispute, si Bossuet et Fénelon devaient mettre une persistance et une âpreté qui étonnent d'abord, c'est qu'au fond, et le débat à peine engagé, ils s'aperçurent brusquement qu'ils ne s'étaient jusqu'alors entendus sur aucune des grandes questions qui divisaient le catholicisme ou la chrétienté - ni sur le quiétisme, ni sur le jansénisme, encore moins sur le gallicanisme ou la manière d'en user avec le protestantisme. A ce dernier, notamment, Fénelon demandait qu'on fit sentir toute la force du bras séculier. Nous ne saurions ici raconter ou seulement résumer la querelle. Il suffira de faire observer que, sous le beau nom « d'amour pur et désintéressé », Fénelon, en détachant la piété de la considération du salut - qu'avec son esprit de chimère il flétrissait du nom d'intérêt bassement personnel, - renouvelait dans la religion tous les raffinements et toutes les subtilités du pire mysticisme. C'est à quoi répugnaient le bon sens et la ferme raison de Bossuet ami de l'unité, il l'était aussi de la simplicité, et il craignait qu'à force de raffiner sur la piété on ne réussit enfin qu'à la corrompre. Mais il redoutait presque également qu'en la compliquant de finesses ou de subtilités nouvelles, et, pour ainsi dire, en aristocratisant la morale, on ne lui enlevât à lui-même le terrain sur lequel il se flattait de pouvoir toujours traiter avec les protestants. Divisées de sentiment sur le dogme ou sur la matière de la discipline, sur l'utilité des oeuvres ou sur le culte des images, sur la canonicité des livres saints ou sur le titre des évêques, les deux Eglises tombaient d'accord au moins de l'évidence des mêmes vérités morales, et de la même absolue notion du devoir chrétien. Voulait-on donc ajouter une occasion de discorde à tant d'autres? et, pour achever de creuser la séparation, voulait-on rompre l'unique lien peut-être qui rappelât encore aux protestants et aux catholiques le souvenir de leur commune origine? Fénelon n'en était pas tellement éloigné, lui qui dans son joli Sermon pour l'Epiphanie, compensait si aisément, et d'un air si détaché, les pertes du catholicisme au XVIe siècle par ses conquêtes aux Indes occidentales. Une moitié de l'Europe s'était séparée du Saint-Siège; mais quelques milliers d'Aztèques et d'Incas, s'il y en avait encore, s'y étaient réunis!

Ce qui nous permet d'interpréter ainsi les vrais sentiments de Bossuet, c'est de le voir constamment résister aux moindres innovations ou exagérations dans la foi. Il admet toute la Tradition, mais rien que la Tradition, et il semble qu'à ses yeux le danger soit essentiellement le même d'y vouloir ajouter que d'en avoir retranché quelque chose. Evidemment, sans avoir discerné peut-être la fortune future et prochaine de ce principe de libre examen dont la Réforme elle-même ne se doutait pas alors qu'il fût le sien, puisque, comme nous l'avons dit, il n'y avait pas d'accusation qu'elle repoussât plus énergiquement que celle de Socinianisme, ce que Bossuet a très nettement vu, c'est que, la Raison devenant de jour en jour l'ennemie plus incompatible et plus déclarée de la Foi, la sagesse et la prudence exigeaient que l'on ne multipliât pas gratuitement les difficultés de croire. C'était assez de tant d'abîmes où la raison se perd, sans qu'on lui proposât de nouveaux motifs de se révolter; et tout croyant qu'il fût lui-même, il savait bien que de passer le but, c'est une manière de le manquer.

Aussi, cet accord de la Raison et de la Foi que le XVIIe siècle a un moment espéré possible, nul n'y a-t-il travaillé plus constamment que Bossuet, et nul n'a-t-il moins souffert que de part ou d'autre on le compromit, soit en abaissant le dogme devant l'orgueil de la raison humaine, soit, au contraire, en le surchargeant d'inutilités aussi puériles que superflues ou funestes. Celui qui poursuivit, avec une vivacité que ne lui ont point pardonnée quelques-uns de ses historiens, la condamnation de Marie d'Agreda, cette béate espagnole, dont le livre, deux fois condamné, par la Sorbonne et par l'Inquisition : la Mystique Cité de Dieu, n'en passera pas moins à la postérité, celui-là, pas plus qu'il n'eût approuvé les scènes indécentes du cimetière Saint-Médard, n'eût sans doute accepté les miracles de Lourdes ou de Lorette, et non pas même seulement, sur les visions d'une Marie Alacoque, Ia dévotion superstitieuse du Coeur sanglant et sacré de Jésus! Les siècles apostoliques avaient jadis posé les bornes de la foi, et les Pères, dans leurs Conciles, interprétant l'enseignement des Apôtres, avaient déterminé ce qu'il faut croire, ce qu'on peut ne pas croire, ce qu'il ne faut pas croire : il n'appartenait à personne depuis eux, ni au Pape, ni au Concile, pour quelque raison que ce fût, d'y ajouter un article, d'en retrancher un iota. Eh que serait autrement devenu l'argument que Bossuet ne cessait, en mille manières, de retourner contre les protestants, celui de l'immutabilité de la Tradition, s'il n'eût valu, pour ainsi dire, que pour les siècles antérieurs? Il fallait être juste; mais, quand sa modération naturelle ne l'aurait pas incliné d'elle-même vers cette conclusion, toute la polémique de Bossuet contre le protestantisme croulait si l'on souffrait une seule addition à la foi; de son Histoire des Variations, de ses Avertissements aux Protestants, il ne subsistait pas pierre sur pierre; et le catholicisme, en les imitant, autorisait enfin les nouveautés que Luther et Calvin avaient introduites dans le dogme. (F. Brunetière).

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