| Le mot même de quiétisme est entendu en deux sens nettement distincts : au sens large, on désigne souvent par là une conception commune à la philosophie de l'Inde, au néo-platonisme alexandrin et au mysticisme chrétien, qui veut élever l'homme à la contemplation pure de Dieu pour le rendre capable d'amour pur et qui exige comme moyen la mort de la volonté personnelle, la paix et la quiétude de l'âme; mais, au sens étroit et précis que le mot a pris au XVIIe siècle, il désigne une méthode particulière pour « faire oraison », méthode qui exclut toute pensée distincte des attributs de Dieu, toute préoccupation d'un bien personnel quelconque et même du salut, qui implique, au contraire, le mépris des actes extérieurs, de la pénitence, des mortifications, l'indifférence aux tentations, et qui est enfin d'autant plus sûre et facile que l'état de paix exigé par « l'oraison passive » dure toute la vie, à moins d'être formellement révoqué, et confère comme une perfection continue. Ainsi définie, la doctrine du quiétisme ne peut guère être complètement attrihuée qu'au seul Molinos, qui la rétracta d'ailleurs après sa condamnation; Fénelon et Mme Guyon elle-même en rejetaient presque tous les points et protestaient hautement contre l'appellation de quiétistes. C'est cependant cette doctrine que l'Église a condamnée sous ce nom, et c'est elle seulement que nous allons étudier. Le quiétisme apparaît assez brusquement dans la seconde moitié du XVIIe siècle, et disparaît presque aussitôt, frappé par la condamnation de Rome. Ce n'est pas l'oeuvre personnelle d'un homme; MoIinos lui-même ne l'a pas inventé; mais de nombreux religieux, par leurs écrits ou leurs prédications, exposent presque en même temps les idées principales de la doctrine. Elle répond en effet à une double tendance, très puissante à ce moment précis : d'une part, un sentiment mystique exalté qui veut épurer l'amour divin en le dégageant de tout calcul égoïste; d'autre part et surtout la préoccupation pratique de faciliter l'oraison, de rendre accessible à tous la plus haute piété, de sorte que « l'oraison extraordinaire », jusque-là réservée à quelques âmes d'élite; devienne le commerce habituel des âmes avec Dieu. Les principaux ouvrages qui défendent ces idées et qui posent les bases du quiétisme sont : une lettre du P. Falconi, de l'ordre de N,-D, de la Mercy, imprimée à Madrid en 1657, et traduite en italien et en français; Pratique facile pour élever l'âme à la contemplation, d'un prêtre aveugle de Marseille, Malaval, publiée en 1670; Maximes spirituelles pour la conduite des âmes du P. Guilloré (1670) ; surtout le célèbre ouvrage de Molinos, la Guide spirituelle pour dégager l'âme des objets sensibles et la conduire à la contemplation parfaite et à la paix intérieure, paru à Rome en 1675, traduit en latin en 1685, en français en 1688 ; enfin l'Analyse de l'Oraison mentale (Verceil, 1686), par le P. Lacombe, l'ami et l'inspirateur de Mme Guyon. Le livre de Molinos fut condamné par une bulle du pape Innocent Xl, le 20 novembre 1687, et celui du P. Lacombe le 4 septembre 1688. Le quiétisme avait donc été déjà frappé lorsque commencèrent les fameux démêlés de Mme Guyon, de Fénelon et de Bossuet (1693-1699). Pour dégager les idées principales du quiétisme, il nous faut rassembler des théories éparses dans les différents ouvrages que, nous avons cités, et plus ou moins nettement formulées. C'est ce qu'ont fait et la cour de Rome pour les condamner et Bossuet pour les discuter. Voici les points essentiels : 1° Les quiétistes rejettent la plupart des formes de l' « oraison ordinaire », telles que la méditation, la demande , etc., pour y substituer la, seule contemplation « passive ou unitive », dans laquelle l'âme s'unit intimement à Dieu, objet de son amour, et atteint ainsi à la plus haute perfection et béatitude possible. Mais l'examen des conditions de cette contemplation unitive conduit à rejeter toutes les voies discursives. Il faut arriver à l'intuition pure; comme l'esprit humain ne peut que parcourir successivement les termes d'une diversité, c'est donc l'unité seule de Dieu qu'il doit contempler. D'où le caractère « confus, général et indistinct » de la vue qu'on a de Dieu (Bossuet, Instr. sur les états d'oraison). On évitera d'attacher sa pensée sur les personnes de la Trinité, sur les attributs de Dieu, surtout sur les idées trop concrètes qui se rattaclient à Jésus-Christ, l'incarnation, la résurrection, etc., pour ne considérer qu'une idée synthétique, nécessairement confuse, de la divinité. La contemplation unitive exige l'absolue simplicité de l'idée de Dieu. De là, deux graves difficultés : d'abord, au point de vue chrétien, le quiétisme néglige, comme le dit fortement Bossuet, les idées qui appartiennent proprement au christianisme, et il tend à un vague théisme ; d'autre part, du point de vue rationnel, il semble qu'il méconnaisse les conditions mêmes de la connaissance et de la pensée, et, pour échapper au raisonnement discursif, il tend au suicide de la raison. 2° Le quiétisme soutient la théorie de l'amour pur, et c'est par là surtout que Fénelon s'y rattache. On veut assurer à l'acte d'amour et de foi son complet désintéressement. L'âme doit donc renoncer à rien demander à Dieu; elle ne peut même pas désirer son salut. On arrive ainsi aux plus subtiles hypothèses : l'âme peut trouver sa béatitude dans la pensée de sa damnation, si elle la suppose voulue par Dieu. Il faut faire à Dieu un abandon complet de toute volonté et de tout désir. Le mot continuellement répété de Mme Guy on est « désappropriation » : l'âme doit se désapproprier d'elle-même; renoncer à toute activité pour se fondre dans l'amour divin. Cette théorie soulève des difficultés au point de vue chrétien, Dieu étant le principe de toute perfection ne peut être aimé indépendamment de notre propre bien; ensuite, au point de vue rationnel, est-il possible d'imaginer un amour totalement dégagé de toute idée du bien ou de la perfection; enfin, au point de vue pratique - et cela semble surtout ici avoir inquiété Bossuet - c'est beaucoup trop raffiner et éloigner de la religion les âmes simples, peu capables d'une telle perfection. 3° L'âme, une fois parvenue à la contemplation unitive de Dieu, conserve indéfiniment, sans nouvel effort, la perfection et la béatitude qui y sont attachées. Dans les actes de la condamnation des quiétistes (Œuvre compl. de Bossuet, Besançon, 1841, t. XIV, p. 266), cette doctrine est très nettement expliquée : « La contemplation ou l'oraison de quiétude consiste à se mettre en la présence de Dieu par un acte de foi obscure, pure et amoureuse; et ensuite, sans pousser plus avant et sans écouter ni raisonnement, ni image, ni pensées aucunes, à demeurer ainsi oisif : parce qu'il est. contre la révérence qu'on doit à Dieu de réitérer le premier acte; lequel aussi est d'un si grand mérite et valeur qu'il contient en soi à la fois, et même encore avec un plus grand avantage, les actes de toutes les vertus et dure tout le temps de la vie pourvu qu'il ne soit point rétracté par un acte contraire: d'où vient qu'il n'est pas nécessaire de le réitérer ». 4° Enfin, par une conséquence des doctrines précédentes, le quiétisme aboutit à mépriser l'activité et à condamner les « oeuvres ». Mobiles soutient l'inutilité de la mortification et des pénitences, qui excitent les sens plus qu'ils ne les calment. Si les oraisons ordinaires, telles que désir, demande, examen de conscience, méditation, etc., sont sacrifiées à l'oraison extraordinaire, les actes extérieurs semblent moins importants encore. La Bruyère, dans les dialogues sur le quiétisme, signale vigoureusement ces conséquences pratiques : le quiétiste ne fera pas l'aumône surtout s'il y est poussé par un mouvement naturel de compassion, etc. L'état de quiétude tue le libre arbitre et par suite l'activité. Molinos soutient même, ce qui suscita des accusations relatives à ses moeurs, qu'il est inutile de résister aux tentations : qu'importent les souillures de la partie inférieure et sensible de l'âme quand la partie supérieure contemple Dieu et l'aime d'un pur amour? En somme, au point de vue catholique, ce qui fait l'intérêt du quiétisme, c'est d'avoir voulu purifier l'amour divin de tout sentiment intéressé et d'avoir cherché dans les « voies intérieures » le moyen d'élever l'âme au plus haut degré de perfection et. de bonheur. Bossuet semble avoir très profondément compris qu'une telle doctrine menait au protestantisme en affranchissant les âmes de la nécessité des oeuvres et de la discipline de l'Église. Il est intéressant de signaler, dans la controverse entre Fénelon et Bossuet, que le premier prétend défendre l'expérience, tandis que le second se réclame de la science; d'un côté, les savants comme Bossuet s'appuient sur les textes sacrés et la tradition, tandis que, de l'autre, les mystiques comme Fénelon et Mme Guyon opposent à cette science l'expérience personnelle qu'ils ont de l'oraison extraordinaire et de la contemplation. Deux sources d'autorité sont ainsi invoquées, d'une part la tradition, de l'autre le sentiment, et pour ainsi dire la révélation personnelle, et Bossuet semble très piqué de ce que ses adversaires insinuent constamment qu'il manque d'expérience mystique. L'autorité de l'Église est donc directement en question. Le quiétisme a en effet été répandu surtout par les protestants. Mais il semble qu'an point de vue rationnel et philosophique le quiétisme soulève des difficultés non moins graves. Les conditions réelles de la connaissance, du sentiment et de l'activité n'y sont-elles pas constamment méconnues? Aussi la plupart des cartésiens firent-ils cause commune avec Bossuet. Malebranche, Régis prirent nettement parti contre le quiétisme, et Leibniz, dans des lettres à Th. Burnet et à Nicaise, le condamne presque dans les mêmes termes que Bossuet (Fr. Bouillier, II, XV). Il faut pourtant signaler qu'en Hollande, sous l'influence de la philosophie de Spinoza (la théorie de l'intuition n'est pas sans rapports avec la doctrine quiétiste de la contemplation unitive), une secte théologique assez voisine du quiétisme fut fondée par un disciple de Spinoza, Van Hattern (Fr. Bouillier, I, XIX). ( G. Beauvalon). | |