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Le coup d'Etat du 2 décembre 1851
Le Deux-Décembre à Paris
Aperçu Les prémices Le coup d'Etat à Paris La résistance en province
Tout se trouva prêt à la date choisie par le président et ses complices. Les mesures essentielles furent prises dans la nuit du 1er au 2 décembre 1851. C'étaient l'impression et l'affichage des décrets et des proclamations du président de la République notifiant officiellement le coup d'État; l'occupation nocturne du palais de l'Assemblée nationale pour empêcher toute réunion des représentants; l'occupation par les troupes des principaux points stratégiques de Paris pour prévenir ou réprimer toute résistance; l'arrestation nocturne des chefs éventuels de cette résistance, c.-à-d. les généraux et militaires influents, les représentants les plus énergiques, les chefs socialistes; la saisie de tous les journaux républicains ou parlementaires qui auraient pu donner le signal de la résistance ou servir de centre de ralliement. Ces actes furent préparés et exécutés par le duc de Morny, ministre de l'Intérieur; Maupas, préfet de police; le général Leroy de Saint-Arnaud, ministre de la Guerre, et le général Magnan, commandant en chef de l'armée de Paris. Nous avons vu déjà quel fut le rôle de ces hommes dans la préparation du coup d'État. Outre eux et les autres confidents de la première heure, on jugea prudent de s'en assurer deux autres : M. de Saint-Georges, directeur de l'Imprimerie nationale, et M. Vieyra, le nouveau chef d'état major de la garde nationale.

Le soir du 1er décembre était un lundi; le président tenait sa réception ordinaire; en même temps avait lieu à l'Opéra-Comique la première, représentation d'une pièce de M. de Saint-Georges, frère du directeur de l'Imprimerie nationale; ce dernier y assistait ainsi que M. de Morny, qui, après dix heures, se rendit à l'Elysée. A onze heures du soir, les invités étaient partis; Vieyra s'était engagé à empêcher de battre le rappel de la garde nationale, ce qu'il effectua en faisant crever les caisses des tambours. Morny, Saint-Arnaud, Maupas et Mocquart, chef de cabinet du président, restaient seuls avec lui. Vers minuit, un aide de camp, M. de Béville, vint prendre les manuscrits des décrets et proclamations pour les porter à l'Imprimerie nationale. Le commandant Fleury la fit occuper par la gendarmerie; les compositeurs, consignés depuis la veille, travaillèrent surveillés chacun par deux agents de police; le sens des manuscrits, habilement découpés, leur échappait. Quand les affiches eurent été imprimées et tirées à un grand nombre d'exemplaires, elles furent portées à la préfecture de police. A l'Elysée, Louis-Napoléon avait écrit aux ministres qui n'étaient pas confidents pour les congédier; au ministère de l'intérieur, Morny remplaçait M. de Thorigny. Vers trois heures du matin, la général Magnan reçut l'ordre de marcher. A partir de cinq heures et demie du matin, l'armée et la police agirent parallèlement, exécutant les diverses parties du plan avec une précision méthodique et sans que rien mit obstacle à la consommation. A huit heures du matin, tout était fait. 

La police fit poser les affiches et arrêta les adversaires du président, défenseurs les plus redoutés de la constitution. Les affiches furent apposées par les afficheurs ordinaires de la préfecture escortés de sergents de ville. Les arrestations furent opérées par les commissaires de police. Il est à remarquer que, sur les quarante-huit commissaires, aucun ne refusa de s'associer au crime; il s'agissait de se rendre complice du crime de haute trahison et d'arrêter à domicile seize représentants du peuple, inviolables d'après la constitution et, de plus, environ soixante démocrates influents, chefs possibles des barricades. Les principales arrestations étaient celles du général Changarnier, du général Bedeau, du général de Lamoricière, du général Cavaignac et du colonel Charras, qui auraient pu retenir ou ramener les soldats dans le devoir; tous furent surpris au lit et conduits à Mazas, où vinrent les rejoindre les représentants Thiers, Greppo, lieutenant Valentin, Martin Nadaud, Baune, capitaine Cholat, Lagrange, Miot, Roger (du Nord) et les questeurs de l'Assemblée, Baze et le général Leflô (Le Flô). La plupart des chefs démocrates désignés par la police furent également arrêtés sans pouvoir résister. 

A sept heures du matin, les affiches étaient posées et les arrestations accomplies. Voyons ce qu'avait fait l'armée. La première mesure et la plus grave était l'occupation du palais de l'Assemblée nationale. Celle-ci était gardée par un bataillon d'infanterie de ligne qu'on changeait tous les jours et par une batterie d'artillerie; la garnison, casernée dans les dépendances, obéissait au lieutenant-colonel Niox, commandant militaire de l'Assemblée, dont l'énergie était bien connue et la loyauté à l'abri de toute séduction. La lâcheté du président Dupin était notoire et il était certain qu'il n'essayerait rien; en revanche, les deux questeurs Baze et le général Leflô étaient très résolus. Le palais fut surpris àa six heures du matin par le colonel Espinasse du 42e de ligne qui avait fourni le bataillon de garde; il l'occupa sans résistance; le lieutenant-colonel Niox et les questeurs furent arrêtés. Au même moment, l'armée de Paris se mettait en mouvement, la brigade Ripert occupait le Palais-Bourbon, la brigade Forey le quai d'Orsay, la brigade Dulac le jardin des Tuileries, la brigade de Cotte la place de la Concorde, la brigade Canrobert enveloppait l'Elysée; les lanciers du général Reybell et la division de grosse cavalerie du général Korte se massaient dans les Champs-Elysées

A huit heures du matin, les imprimeries de tous les journaux républicains, le National, le Siècle, la République, la Révolution, l'Avènement du peuple, etc., et de la plupart des journaux conservateurs étaient occupées par des soldats; seuls la Patrie et le Constitutionnel, feuilles bonapartistes, continuaient de paraître. Non seulement on ôtait la parole aux journaux, qui auraient pu détromper la population sur la nature de l'acte auquel il assistait, mais, par l'occupation des imprimeries, on empêchait l'impression d'affiches, proclamations, décrets de l'Assemblée qui pussent donner à la résistance légale la publicité indispensable. 

La résistance à Paris.
A huit heures du matin, l'exécution matérielle du coup d'Etat était terminée. Quelle allait être la résistance?

Nous examinerons ici successivement la résistance parlementaire et la résistance républicaine et insurrectionnelle à Paris. Une page distincte est consacrée à la résistance dans les départements

La résistance intitutionnelle.
La résistance parlementaire s'organisa dans la matinée du 2 décembre. Le président de l'Assemblée nationale, le pusillanime Dupin, fut avisé par le colonel Espinasse de ce qui se passait. Il fit convoquer à domicile ses collègues. Cependant, plusieurs réunions privées avaient lieu : des membres de la gauche s'assemblaient chez Yvan, secrétaire de l'Assemblée, d'autres chez Crémieux; des membres de la droite, chez Odilon Barrot, signaient une protestation, déclaraient la déchéance du président de la République, convoquaient la haute cour et les conseils généraux (Od. Barrot, Tocqueville, Dufaure, Lafayette, Passy, de Broglie, Duvergier de Hauranne, V. Lefranc, B. Delessert, etc.). D'autres, plus nombreux, se groupaient chez le vice-président Daru; à dix heures, ils essayaient de pénétrer dans le palais législatif d'où les soldats les repoussaient violemment. Vers le même moment, une quarantaine de membres qui s'étaient introduits dans la salle des séances en étaient expulsés sur l'ordre de Morny, et le président Dupin, qu'ils avaient amené, s'empressait de tourner les talons. Quelques-uns de ces députés furent arrêtés; de même ceux de la réunion Crémieux. Les membres de la réunion Daru, les plus nombreux, décidèrent de tenir une séance à la mairie du Xe arrondissement (auj. VIIe arrondissement de Paris), rue de Grenelle, près de la Croix-Rouge. A cette séance vinrent près de trois cents députés de la droite et de la gauche.

Un décret de déchéance fut voté à l'unanimité et la haute cour convoquée pour juger le président et ses complices; le pouvoir exécutif était déféré à l'Assemblée nationale. Cette réunion fut dissoute par la force. A trois heures de l'après-midi, les députés furent arrêtés et écroués à la caserne du quai d'Orsay. Un appel nominal a constaté la présence de deux cent vingt députés à cette dernière séance. Nous reproduisons leurs noms : 

Albert de Luynes, d'Andigné de La Chasse, Anthony Thouret, Arène, Audren de Kerdrel (Ille-et-Vilaine), Audren de Kerdrel (Morbihan), de Balzac, Barchou de Penhoen, Barrillon, Odilon Barrot, Barthélemy Saint-Hilaire, Banchard, Gustave de Beaumont, Béchard, Béhaguel, de Belvèze, Benoist d'Azy, de Bernardy, Berryer, de Berset, Besse, Beting de Lancastel, Blavoyer, Bocher, Boissiau, de Botmiliau, Bouvatier, de Broglie, de La Broise, de Bryas, Buffet, Caillet du Tertre, Gallet, Camus de la Guibourgère, Canet, de Castillon, de Cazalès, amiral Cécile, Chambolle, Chamiot, Champanhet, Chaper, Chapot, de Charancey, Chassaigne, Chanvin, Chazant, de Chazelles, Chégaray, de Coislin, Colfavru, Colas de La Motte, Coquerel, de Corcelles, Cordier, Corne, Creton, Daguilhon-Pujol, Dahirel, Dambray, de Dampierre, de Brotone, de Fontaine, de Fontenay, Desèze, Desmars, de La Devansaye, Didier, Dieuleveult, Druet-Desvaux, Abraham Dubois, Dufaure, Dufougerais, Dufour, Dufournel, Marc Dufraisse, Pascal Duprat, Duvergier de Hauranne, Etienne de Falloux, de Faultrier, Faure (Rhône), Favreau, Ferré des Ferris, de Flavigny, de Foblant, Frichon, Gain, Gasselin, Germonière, de Gicquiau, de Goulard, de Goyen, de Grandville, de Grasset, Grelier-Dufougeroux, Grévy, Grillon, Grimault, Gros, Guillier de La Tousche, Harscouët de Saint-George, d'Havrincourt, Hennecart, Hennequin, d'Hespel, Houel, Hovyn Tranchère, Huot, Joret, Jouannet, de Kéranflech, de Kératry, de Kéridec, de Kermasec, de Kersauson-Penendreff, Léo de Laborde, Laboulie, Lacave, Oscar de Lafayette, Lafosse, Lagarde, Lagrenée, Laîné, Lanjuinais, Larabit, de Larcy, J. de Lasteyrie, Latrade, Laureau, Laurenceau, général Lauriston, de Laussat, Lefebvre de Grosriez, Legrand, Legros-Desvaux, Lemaire, Emile Leroux, Lespérut, de Lespmois, Lherbette, de Linsaval, de Luppé, Maréchal, Martin de Villers, Maze-Saunay, Mèze, Armand de Melun, Anatole de Melun, Mérintié, Michaut, Mispoulet, Monet, de Montebello, de Montigny, Moulin, Murat-Sistrière, Alfred Nettement, d'Olivier, général Oudinot de Reggio, Paillet-Duparc, Passy, Ernile Péan, Pécoul, Casimir Perier, Pidoux, Pigeon, de Piogé, Piscatory, Proa, Prudhomme, Querhoent, Randoing, Raudot, Raulin, de Ravinel, de Rémusat, Renaud, Resal, de Rességuier, Henri de Riancey, Rigal, de La Rochette, Rodat, de Roquefeuil, des Retours de Chaulieux, Rouget-Lafosse, Rouillé, Roux-Carbonel, Sainte-Beuve, de Saint Germain, général de Saint-Priest, Salmon (Meuse), Sauvaire-Barthélemy, de Serré, de Sesmaisons, Simonot, de Staplante, de Surville, de Talhouet, Talon, Tamisier, Thuriot de La Rosière, de Tinguy, de Tocqueville, de La Tourette, de Trêvenoue, Mortimer-Ternaux, de Vatimesnil, de Vendoeuvre, Vernhette (Hérault), Vernhette (Aveyron), Vézin, Vitet, de Vogüé.
Il est curieux de constater combien ces hommes, unanimes à protester au nom du droit outragé, se montrèrent peu hommes d'action, insoucieux de s'entourer de forces capables de les protéger, peu disposés à donner le signal de la résistance à main armée. Leur arrestation en masse marque le terme de la résistance parlementaire.

Il faut placer ici le récit de l'action de la haute cour de justice, tribunal suprême de la République qui avait mandat de statuer sur le sort du président de la République dans le cas d'un crime comme celui qui venait de s'accomplir. Comme les députés de la majorité, ces magistrats firent leur devoir, au pied de la lettre, mais sans se soucier de faire réellement échec aux criminels. Il semble qu'ils aient voulu seulement mettre leur honneur et leur responsabilité à couvert. La haute cour se réunit soit spontanément, soit en vertu du décret rendu par l'Assemblée à la mairie du Xe arrondissement. Etaient présents : le président Ardouin, les juges Pataille, Delapalme, Auguste Moreau, Cauchy,  les suppléants Quénault et Grandet. Ils rendirent l'arrêt suivant : 

« La Haute cour, vu les placards imprimés et affichés sur les murs de la capitale, et notamment celui portant : Le président de la République, l'Assemblée nationale est dissoute, etc.; lesdits placards signés : Louis-Napoléon Bonaparte, et plus bas : le ministre de l'intérieur, signé Morny; attendu que ces faits et l'emploi de la force militaire dont ils sont appuyés réaliseraient le cas prévu par l'article 68 de la constitution; déclare qu'elle se constitue; dit qu'il y a lieu de procéder en exécution dudit article 68; nomme pour son procureur général M. Renouard, conseiller à la cour de cassation et s'ajourne à demain midi pour la continuation de ses opérations. »
La Haute cour fut dissoute à cinq heures par trois commissaires de police et un détachement de la garde républicaine. 

Le lendemain 3 décembre, elle se réunit de nouveau au palais de justice à midi et, constatant que les obstacles matériels à l'exécution de son mandat continuaient, elle se sépara définitivement. Les membres de ce haut tribunal ne furent nullement inquiétés par le vainqueur; ils conservèrent leurs sièges à la cour de cassation et prêtèrent serment de fidélité au prince-président. On voit combien étaient minimes les garanties que le pouvoir judiciaire offrait à la constitution.

Les tentatives dont nous venons de parler avaient épuisé les moyens prévus par la constitution pour réprimer un coup d'Etat. Il ne restait plus qu'à mettre la force au service du droit et à appeler aux armes le peuple pour faire face à la police et à l'armée complice de la haute trahison.

Les députés de la gauche, qui avaient pris peu de part à ces manifestations platoniques firent seuls des efforts positifs pour vaincre les auteurs de l'attentat commis contre la constitution et l'Assemblée nationale. Ils procédèrent comme en 1830 et en 1848, mais rencontrèrent un pouvoir plus fort et une foule indifférente. Nous avons énuméré les forces dont disposait le prince Louis-Napoléon. Que pouvait-on. leur opposer? L'attitude du peuple parisien était fort inquiétante. 

La résistance dans les rues de Paris.
L'ouvrier hostile aux parlementaires qui l'avaient massacré en juin 1848, puis persécuté, restait indifférent à une querelle entre eux et le président; il était plutôt gouailleur. Ses sentiments ne furent modifiés que peu à peu, lorsqu'il constata la conduite du président envers les principaux démocrates; toutefois, jusqu'à la fin du conflit, la grande majorité de la population ouvrière s'abstint de prendre part à la lutte. Ce ne fut qu'une minorité assez faible qui prit les armes. 

La bourgeoisie, qui était encore en grande majorité libérale, se sentait directement frappée par le coup d'Etat; après un moment de stupeur elle manifesta nettement sa répulsion. Mais elle ne pouvait rien par elle-même. Son humeur pacifique l'empêchait d'agir par la force; la garde nationale qu'elle recrutait était désorganisée; elle ne tenta même pas de prendre les armes. Or seule la garde nationale qui avait culbuté Louis-Philippe eût pu mettre en échec Louis-Napoléon. II faut ajouter que les bourgeois avaient peine à prendre au sérieux ce prétendant, deux fois vaincu et emprisonné, et s'attendaient toujours à voir quelque général fidèle à la légalité mettre un terme à son entreprise. 

Rien ne se fit donc le 2 décembre. Toutefois, le mécontentement général se donna jour au moment d'une promenade exécutée dans la matinée par le président. Il défila devant les troupes qui l'acclamèrent; mais, dès qu'il les dépassa, la foule l'accueillit par le cri de : Vive la République! Vive la Constitution! Dès lors Louis-Napoléon resta à l'Élysée, attendant que tout fût fini.

Les députés de la gauche savaient que tout essai de résistance entouré de formalités légales était condamné d'avance à un échec. Il n'y avait qu'une chose à faire, un appel aux armes. Une proclamation fut rédigée, imprimée et affichée qui rétablissait le suffrage universel et invitait les citoyens à faire leur devoir en défendant la constitution menacée. Elle fut signée par : 

Michel (de Bourges), Schoelcher, général Leydet, Mathieu (de la Drome), Lasteyras, Brives, Breymand, Joigneaux, Chauffour, Cassal, Gillaud, Jules Favre, Victor Hugo, Emmanuel Arago, Madier de Montjau, Mathé, Signard, Ronjat (de d'Isère), Viguier, Eugène Sue, de Flotte. Dans la soirée, on élut un comité de résistance composé de Victor Hugo, Carnot, Jules Favre, Michel de Bourges, Madier de Montjau, Schoelcher, de Flotte.
La police, qui traquait les représentants, ne put réussir à s'en emparer. Cependant de vaines tentatives étaient faites pour publier les journaux républicains; on arrivait seulement à imprimer des protestations, les décrets de l'Assemblée, etc. L'agitation croissait, mais la journée .et la soirée du 2 décembre s'écoulèrent sans qu'une cartouche fût brûlée.

Le matin du 3 décembre la situation n'avait pas changé. Les bonapartistes étaient maîtres du terrain, mais l'opinion restait menaçante. Le président avait constitué son nouveau ministère : Morny à l'Intérieur, Saint-Arnaud à la Guerre, Fould aux Finances, Turgot aux Affaires étrangères, Rocher à la Justice, Ducos à la Marine, Fortoul à l'Instruction publique, Magne aux Travaux publics, Lefèvre-Duruflé à l'Agriculture et Commerce. De plus on avait formé nue commission consultative destinée à remplacer provisoirement le Parlement. Mais les hommes notables se récusaient ou se tenaient à l'écart; en dehors des généraux, nul n'adhérait ouvertement au coup d'Etat. L'Élysée était vide; nul n'y apportait ses hommages. On attendait. Le préfet de police commençait à s'affoler; les patrouilles multipliées fatiguaient les soldats. La tactique proposée par les chefs les plus intelligents du parti démocratique était de faire le vide autour des conspirateurs, de harasser l'armée par une série de petits engagements, construisant des barricades, mais les évacuant à la première attaque, de manière à éviter tout choc avec un adversaire dont la supériorité matérielle était écrasante. 

Morny devina cette tactique et fit tout pour la déjouer. Durant les jours de crise il fut le véritable chef : c'est lui qui dirigea l'exécution du coup d'Etat, parant aux difficultés avec une souplesse d'esprit et une énergie que rien ne lassait; réconfortant et raillant Maupas, indiquant au général en chef la méthode : masser ses forces au lieu de les éparpiller; laisser les insurgés se grouper, s'engager à fond, élever des barricades sérieuses, puis les écraser en bloc et d'un seul coup.

Abordons maintenant le récit des événements. Les rues étaient à peu près vides : la première division et la division de cavalerie occupaient les Champs-Elysées et les Tuileries; la seconde, la rive gauche de la Seine; la troisième, I'Hôtel de ville et le faubourg Saint-Antoine; contre ces soixante mille hommes, les républicains n'étaient qu'une poignée d'hommes résolus, à peine armés. Les députés de la gauche, assemblés au nombre d'une quarantaine salle Roysin, voulurent soulever le faubourg Saint-Antoine; revêtus de leurs écharpes, suivis de quelques centaines d'ouvriers, ils improvisèrent une petite barricade au coin des rues de Cotte et Sainte-Marguerite. Ils ne pouvaient espérer le succès; ils voulaient seulement produire un effet moral, montrer aux soldats et au peuple l'image vivante de la loi et, s'il le fallait, mourir pour lui susciter des défenseurs. Quand les soldats parurent, huit représentants debout sur la barricade. les haranguèrent; sept marchèrent vers les soldats qui ouvrirent leurs rangs sans les frapper; un coup de feu parti de la barricade provoqua une décharge qui tua le représentant Baudin et un ouvrier. 

Ce tragique événement ne put modifier les sentiments des ouvriers du faubourg qui restèrent chez eux. Dans les quartiers éloignés, l'impression fut profonde et au centre de Paris, autour des rues du Temple, Saint-Martin, Saint-Denis, les barricades s'élevèrent. De même à Belleville. Les quartiers riches huaient les partisans de l'Elysée. Le ministre de la  guerre fit afficher une proclamation déclarant que « tout individu pris construisant ou défendant une barricade ou les armes à la main, serait fusillé ». Ce parti pris de froide cruauté était sans exemple dans l'histoire des révolutions parisiennes et contraire à toutes les lois.

La tactique suivie par les républicains fut en général de harceler la troupe, défendant à peine les barricades contre les colonnes, mais les réoccupant après leur passage. On se battit cependant rue Aumaire, rues Beaubourg, Greneta et Transnonain et soixante à quatre-vingts hommes furent tués ou fusillés. A ce moment, le mouvement révolutionnaire se dessinait très puissant; partout des rassemblements que ne dissipaient qu'un instant les charges de cavalerie et les patrouilles. La foule était unanime contre le président. Dans la soirée du 3 décembre, sa défaite devenait probable. C'est alors que fut tenu un grand conseil de guerre entre Saint-Arnaud, Magnan et de Morny qui fit prévaloir son plan : concentrer les troupes, éviter le contact de la population qui les ébranlait, laisser construire des barricades, puis agir brusquement et écraser toute résistance.

La journée du 4 décembre fut décisive; deux faits se produisirent qui brisèrent la résistance; les hommes les plus vaillants du parti républicain furent en grande partie tués, blessés ou pris dans une série de combats de barricades livrés au contre de Paris; la population fut terrifiée par le massacre des boulevards. 

Au matin du jeudi 4 décembre, l'attitude de la foule était de plus en plus hostile au coup d'Etat. Elle s'amassait dans les rues, applaudissant à la lecture des appels aux armes imprimés durant la nuit. Il avait fallu faire aux soldats des distributions d'argent après les distributions de vivres. Le préfet de police avait interdit la circulation des voitures et décrété qu'on disperserait les rassemblements sans sommations. Conformément au conseil de Morny, les troupes avaient été retirées. De la rue Montmartre à la rue du Temple et au canal Saint-Martin, des barricades se multipliaient. Les plus fortes étaient rue Saint-Denis en vue des boulevards, rue des Petits-Carreaux, autour des rues Montmartre et Saint Martin, au cloître Saint-Merri, au coin des rues du Temple et Rambuteau; la mairie du Ve arrondissement (faubourg Saint-Martin) fut occupée; les-armuriers donnaient des armes. Toute la population élégante des boulevards et de la chaussée d'Antin encourageait la résistance, criant « A bas les traîtres! » au passage des aides de camp et des pelotons. Sur la rive gauche, le quartier latin s'agitait, les étudiants ébauchaient des barricades; à La Chapelle, aux Batignolles, à Montmartre, on remuait. Morny vint examiner la situation; le moment lui parut venu d'agir.

« Les barricades étaient déjà nombreuses et suffisamment fortes pour que leurs défenseurs fussent tentés d'accepter le combat. La nombre de ceux-ci n'était pas assez considérable pour que l'issue de la lutte fût douteuse; mais ils formaient un noyau d'élite, comprenant les hommes les plus énergiques du parti républicain, ouvriers et bourgeois; s'il leur était donné d'entretenir pendant une journée la guerre d'escarmouches, leur nombre allait se décupler et la matinée du lendemain les aurait trouvés formidables. En enveloppant par de grandes masses de troupes les quartiers où ils étaient retranchés, en attaquant avec vigueur, on pouvait écraser, d'un seul coup, ce que le Paris révolutionnaire comptait d'hommes les plus intrépides. L'occasion était opportune pour faire la guerre de ville comme l'entendait M. de Morny. En « frappant ferme » sur les boulevards, on allait couper court à l'opposition bourgeoise; il n'y aurait pas à redouter de voir le lendemain, ainsi qu'en février, les uniformes de la garde nationale mêlés aux blouses et aux paletots des insurgés. » (E. Ténot).
D'autre part, les soldats reposés, bien nourris et abreuvés, isolés de la foule, étaient prêts à tout. La méthode suivie en cette circonstance fut la cause déterminante du succès de l'Elysée.

Vers deux heures de l'après-midi, les troupes se mirent en marche. La division Carrelet, brigades de Bourgon, de Cotte, Canrobert, avec quinze bouches à feu et la cavalerie du général Reybell, se déploya sur les boulevards; la brigade Dulac occupa la pointe Sainte-Eustache; les brigades Marulaz et Herbillon prirent position près de l'Hôtel de ville au débouché des rues du Temple, Saint-Martin et Saint-Denis; la brigade de Courtigis balaya le faubourg Saint-Antoine; la division Renault occupa le Luxembourg, l'Odéon, le Panthéon, la place Maubert. Le quartier général de l'insurrection (de la rue Montmartre à la rue du Temple) était enveloppé par trente mille hommes de troupes régulières. Les républicains étaient environ douze cents, huit à neuf cents du côté des boulevards, quatre cents tout au plus du côté opposé. 

La foule massée sur les boulevards s'écartait devant les troupes de la division Carrelet, les accueillant par des cris hostiles. Des premiers coups de feu furent tirés à la barricade du Gymnase, qui barrait le boulevard. Elle fut rapidement enlevée comme celles de la porte Saint-Denis, du Château d'Eau, par la brigade Bourgon, qui attaqua ensuite la rue du Temple, tandis que la brigade de Cotte se portait rue Saint-Denis, la brigade Canrobert et les lanciers du général Reybelll restant sur les boulevards. La brigade de Bourgon emporta successivement les barricades de la rue du Temple et des rues voisines; les brigades Dulac, Marulaz et Herbillon opéraient un mouvement convergent; le canon fut souvent employé, notamment contra la grande barricade de la rue Rambuteau, qui résista près d'une heure. La lutte fut encore plus vive à celle de la rue Saint-Denis, où tombèrent le colonel et le lieutenant-colonel du 72e de ligne, repoussé avec perte; elle ne fut évacuée qu'à quatre heures et demie quand les cent cinquante défenseurs se virent tournés; rue des Petits-Carreaux, la résistance fut aussi vive; non moins faubourg Saint-Martin contre la brigade Canrobert qui fut longtemps arrêtée par la barricade de la rue des Vinaigriers. Vers cinq heures du soir, la bataille était finie. Cependant une centaine de républicains, désespérés de la défaite et ne voulant pas y survivre, se reformèrent à neuf heures du soir dans la rue Montorgueil; c'est là que fut tué Denis Dussoubs, qui avait revêtu l'écharpe de député de son frère. Un grand nombre de prisonniers furent fusillés sur-le-champ, selon la menace du ministre de la guerre. Ces exécutions, que ne peut expliquer l'acharnement de la lutte où les soldats étaient vingt-cinq contre un, contribuent à donner au coup d'Etat du 2 décembre son caractère de cruauté réfléchie. Mais ce qui souilla à jamais la mémoire de ses auteurs, ce fut la fusillade des boulevards.

Bien qu'on l'ait affirmé, il paraît inadmissible que ce massacre ait été prémédité; il est également prouvé qu'il ne fut pas provoqué par des coups tirés des maisons sur les soldats. Ceux-ci (brigades Canrobert, de Cotte, Reybell) stationnaient ou défilaient lentement sur la ligne des boulevards couverts de colonnes serrées d'infanterie avec çà et là des pièces de douze et des obusiers, particulièrement en haut du boulevard Poissonnière. Les fenêtres étaient garnies de monde, des curieux surtout, peu sympathiques à l'armée, poussant parfois des cris hostiles au président. Les soldats, excités contre la population, exaspérés par son attitude, hantés de la crainte des guerres de fenêtres, étaient tout disposés à se croire entourés d'ennemis prêts à faire feu; leur surexcitation nerveuse était extrême; quelques officiers, comme le colonel Rochefort, se sont abandonnés à de véritables accès de folie furieuse, se ruant sur les gens qui criaient : Vive la République! à la terrasse de Tortoni, les sabrant et égorgeant à plaisir. L'exaltation des simples soldats se comprend. A trois heures, des coups de feu, tirés sur la tête de colonne, boulevard Bonne-Nouvelle, amenèrent une explosion. Les premiers pelotons ripostèrent, tirant sur les fenêtres des maisons. De proche en proche, l'émotion se communiqua par la contagion de l'exemple; sur toute la ligne des boulevards Bonne-Nouvelle, Poissonnière, Montmartre et des Italiens, l'un après l'autre chaque peloton fit feu sur les maisons, massacrant les spectateurs inoffensifs sur qui cette grêle de balles tomba pendant plus d'un quart d'heure. Le témoignage d'un officier anglais, William Jesse, témoin oculaire, est d'une précision extrême : les décharges se succédaient avec une régularité parfaite, chaque compagnie apprêtant ses armes et tirant à son tour. Quelques minutes après, la première décharge des canons fut braquée sur le magasin Sallandrouze qui fut éventré par les obus et la mitraille. Un grand nombre de spectateurs tombèrent sous cet ouragan de plomb; les estimations sur le nombre des morts varient de cent à huit cents. Longtemps après que la panique fut calmée par les efforts des officiers, on continua de tirer sur quiconque traversait le boulevard ou sur des groupes inoffensifs dans les rues adjacentes. Une scène analogue se passa sur les quais de la rive droite, mais ne fit à peu près pas de victimes.

Ce massacre, sans exemple dans les guerres civiles et dont la seule excuse est qu'il ne fut pas prémédité, produisit un effet extraordinaire, Désormais, on savait que les auteurs  du coup d'Etat ne reculeraient devant rien; l'épouvante inspirée aux spectateurs et à ceux qui avaient échappé se propagea dans toute la bourgeoisie parisienne et jusqu'au peuple. La stupeur fut générale; la ville était terrorisée encore plus qu'indignée. Louis-Napoléon était vainqueur.

Le 5 décembre, quand les survivants de la bataille des barricades et les députés de la gauche voulurent reprendre la lutte, la population n'osait plus bouger. Les quelques barricades élevées à la Croix-Rouge, barrière Rochechouart, ne furent même pas défendues. La foule allait, cité Bergère, reconnaître les cadavres. Ensuite on les transféra au cimetière Montmartre où on les enterra, laissant la tête au dehors pour que les familles pussent les reconnaître. On ignore le nombre exact des victimes du coup d'Etat. L'armée eut environ deux cents hommes hors de combat dont vingt-sept morts; les insurgés durent perdre de deux à trois cents morts y compris les fusillés, et le massacre du boulevard doubla on tripla ce chiffre. On a parlé de fusillades ultérieures, mais avec grande exagération. Ce qui est vrai, c'est qu'à partir du succès on fit à Paris des milliers d'arrestations.

Le 8 décembre, Louis-Napoléon publia une proclamation où il se félicitait de la fin des troubles et remerciait le peuple. En même temps, il rendait un décret autorisant la transportation à Cayenne sans jugement, par mesure de sûreté publique, des individus reconnus coupables d'avoir fait partie d'une société secrète. Pendant plus d'un mois chaque jour les arrestations se répétèrent, encombrant de milliers de prisonniers les prisons et les forts de Paris. Les républicains notables, bourgeois et ouvriers, furent écroués successivement. En même temps on relaxait les députés de la droite arrêtés le 2 décembre. Quelques orléanistes furent exilés : 

les généraux Bedeau, Changarnier, de Lamoricière et Leflô, Duvergier de Hauranne, Thiers, Chambolle, Creton, Baze, Rémusat, J. de Lasteyrie; un député républicain, Miot, fut déporté en Afrique; Marc Dufraisse, Mathé, Greppo et Richardet, désignés pour la transportation, ne furent qu'exilés; de même Pascal Duprat, Victor Chauffour, Edgar Quinet, Antony Thouret, Versigny et Emile de Girardin. 
Puis soixante-six autres représentants républicains furent exilés ; voici leurs noms d'après le Moniteur :
Edmond Valentin, Paul Racouchot, Agricol Perdiguier, Eugène Cholat, Louis Latrade, Michel Renaud (Basses-Pyrénées), Joseph Benoît (Rhône), Joseph Burgard, Jean Colfavru, Joseph Faure (Rhône), Pierre-Charles Gambon, Charles Lagrange, Martin Nadaud, Barthélemy Terrier, Victor Hugo, Cassal, Signard, Viguier, Charrassin, Bandsept, Savoye, Joly, Combier, Boysset, Duché, Ennery, Guilgot, Hochstuhl, Michot-Boutet, Baune, Bertholon, Schoelcher, de Flotte, Joigneaux, Laboulaye, Bruys, Esquiros, Madier de Montjau, Noël Parfait, Emile Péan, Pelletier, Raspail, Théodore Bac, Bancel, Belin (Drôme), Besse, Bourzat, Brives, Chavoix, Dulac, Dupont (de Bussac), Gaston Dussoubs, Guiter, Lafond, Lamarque, Pierre Lefranc, Jules Leroux, Francisque Maigne, Malardier, Mathieu (de la Drôme), Millotte, Roselli-Mollet, Charras, Saint-Ferréol, Sommier, Testelin (Nord).  (A.-M. B.).
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