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Le voyage en Laponie
Maupertuis, 1738

Voyage au cercle polaire
Chapitre III



Maupertuis
La ville de Torneå, lorsque nous y arrivâmes le 30 décembre, avait véritablement l'air affreux. Ses maisons basses se trouvaient enfoncées jusqu'au toit dans la neige, qui aurait empêché le jour d'y entrer par les fenêtres, s'il y avait eu du jour; mais les neiges toujours tombantes, ou prêtes à tomber, ne permettaient presque jamais au Soleil de se faire voir pendant quelques moments dans l'horizon vers midi. Le froid fut si grand dans le mois de janvier, que nos thermomètres de mercure, de la construction de M. de Réaumur, ces thermomètres qu'on fut surpris de voir descendre à 14 degrés au dessous de la congélation à Paris dans les plus grands froids du grand hiver de 1709, descendirent alors à 37 degrés; ceux d'esprit de vin gelèrent. Lorsqu'on ouvrait la porte d'une chambre chaude, l'air de dehors convertissait sur le champ en neige la vapeur qui s'y trouvait, et en formait de gros tourbillons blancs; lorsqu'on sortait, l'air semblait déchirer la poitrine. Nous étions avertis et menacés à tous moments des augmentations de froid, par le bruit avec lequel les bois dont toutes les maisons sont bâties se fendaient. A voir la solitude qui régnait dans les rues, on eût cru que tous les habitants de la ville étaient morts. Enfin on voyait à Torneå des gens mutilés par le froid; et les habitants d'un climat si dur y perdent quelquefois le bras ou la jambe. Le froid, toujours très grand dans ces pays, reçoit souvent tout-à-coup des augmentations qui le rendent presque infailliblement funeste à ceux qui s'y trouvent exposés. Quelquefois il s'élève tout-à-coup des tempêtes de neige, qui exposent encore à un plus grand péril; il semble que le vent souffle de tous les côtés à la fois; et il lance la neige avec une telle impétuosité, qu'en un moment tous les chemins sont perdus. Celui qui est pris d'un tel orage à la campagne voudrait en vain se retrouver par la connaissance des lieux, ou des marques faites aux arbres : il est aveuglé par la neige, et s'y abîme s'il fait un pas.
Si la terre est horrible alors dans ces climats, le ciel présente aux yeux les plus charmants spectacles. Dès que les nuits commencent à être obscures, des feux de mille couleurs et de mille figures éclairent le ciel [3] et semblent vouloir dédommager cette terre accoutumée à être éclairée continuellement, de l'absence du Soleil qui la quitte. Ces feux, dans ces pays, n'ont point de situation constante, comme dans nos pays méridionaux. Quoiqu'on voie souvent un arc d'une lumière fixe vers le nord, ils semblent cependant encore plus souvent occuper indifféremment tout le ciel. Ils commencent quelquefois par former une grande écharpe d'une lumière claire et mobile, qui a ses extrémités dans l'horizon, et qui parcourt rapidement les cieux, par un mouvement semblable à celui du filet des pêcheurs, conservant dans ce mouvement assez sensiblement la direction perpendiculaire au méridien. Le plus souvent, après ces préludes, toutes ces lumières viennent se réunir vers le zénith, où elles forment le centre d'une espèce de couronne. Souvent des arcs, semblables à ceux que nous voyons en France vers le nord, se trouvent situés vers le midi; souvent il s'en trouve vers le nord et vers le midi tout ensemble; leurs sommet s'approchent, pendant que leurs extrémités s'éloignent en descendant vers l'horizon. J'en ai vu d'ainsi opposés, dont les sommets se touchaient presque au zénith; les uns et les autres ont souvent au-delà plusieurs autres arcs concentriques. Ils ont tous leurs sommets vers la direction du méridien, avec cependant quelque déclinaison occidentale, qui ne m'a pas paru toujours la même, et qui est quelquefois insensible. Quelques-uns de ces arcs, après avoir eu leur plus grande largeur au-dessus de l'horizon, se resserrent en s'en approchant, et forment au-dessus plus de la moitié d'une grande ellipse. On ne finirait pas si l'on voulait dire toutes les figures que prennent ces lumières, ni tous les mouvements qui les agitent. Leur mouvement le plus ordinaire les fait ressembler à des drapeaux qu'on ferait voltiger dans l'air; et par les nuances des couleurs dont elles sont teintes, on les prendrait pour de vastes bandes de ces taffetas que nous appelons flambés. Quelquefois elles tapissent quelques endroits du ciel d'écarlate. Je vis un jour à Öswer-Torneå (c'était le 18 décembre) un spectacle de cette espèce, qui attira mon admiration, malgré tous ceux auxquels j'étais accoutumé. On voyait vers le midi une grande région du ciel teinte d'un rouge si vif, qu'il semblait que toute la constellation d'Orion fût trempée dans du sang; cette lumière, fixe d'abord, devint bientôt mobile; et après avoir pris d'autres couleurs, de violet et de bleu, elle forma un dôme dont le sommet était peu éloigné du zénith vers le sud-ouest; le plus beau clair de Lune n'effaçait rien de ce spectacle. Je n'ai vu que deux de ces lumières rouges qui sont rares dans ce pays, où il y en a de tant de couleurs; et on les y craint comme le signe de quelque grand malheur. Enfin lorsqu'on voit ces phénomènes, on ne peut s'étonner que ceux qui les regardent avec d'autres yeux que les philosophes, y trouvent des chars enflammés, des armées combattantes, et mille autres prodiges.

Nous demeurâmes à Torneå, renfermés dans nos chambres, dans une espèces d'inaction, jusqu'au mois de mars, que nous fîmes de nouvelles entreprises.

[3] Maupertuis décrit ici une aurore boréale.
La longueur de l'arc que nous avions mesuré, qui différait tant de ce que nous devions trouver, suivant les mesures du livre de la grandeur et figure de la Terre, nous étonnait; et malgré l'incontestabilité de notre opération, nous résolûmes de faire des vérifications les plus rigoureuses de tout notre ouvrage.

Quant à nos triangles, tous leurs angles avaient été observés tant de fois, et par un si grand nombre de personnes qui s'accordaient, qu'il ne pouvait y avoir aucun doute sur cette partie de notre ouvrage. Elle avait même un avantage qu'aucun autre ouvrage de cette espèce n'avait encore eu : dans ceux qu'on a faits jusqu'ici, on s'est contenté quelquefois d'observer deux angles, et de conclure le troisième. Quoique cette pratique nous eût été bien commode, et qu'elle nous eût épargné plusieurs séjours désagréables sur le sommet des montagnes, nous ne nous étions dispensés d'aucun de ces séjours, et tous nos angles avaient été observés.

De plus, quoique pour déterminer la distance entre Torneå et Kittis, il n'y eût que 8 triangles nécessaires, nous avions observé plusieurs angles surnuméraires; et notre heptagone donnait par là des combinaisons ou suites de triangles sans nombre.

Notre ouvrage, quant à cette partie, avait donc été fait, pour ainsi dire, un très grand nombre de fois; et il n'était question que de comparer par le calcul les longueurs que donnaient toutes ces différentes suites de triangles. Nous poussâmes la patience jusqu'à calculer 12 de ces suites : et malgré des triangles rejetables dans de pareilles opérations, par la petitesse des angles que quelques-unes contenaient, nous ne trouvions pas de différence plus grande que de 54 toises entre toutes les distances de Kittis à Torneå, déterminées par toutes ces combinaisons; et nous nous arrêtâmes à deux, que nous avons jugé préférables aux autres, qui différaient entre elles de 4 toises 1/2, et dont nous avons pris le milieu pour déterminer la longueur de notre arc.

Le peu de différence qui se trouvait entre toutes ces distances, nous aurait étonnés, si nous n'eussions su quels soins, et combien de temps nous avions employé dans l'observation de nos angles. Huit ou neuf triangles nous avaient coûté 63 jours; et chacun des angles avait été pris tant de fois, et par tant d'observateurs différents, que le milieu de toutes ces observations ne pouvait manquer d'approcher fort près la vérité.

Le petit nombre de nos triangles nous mettait à portée de faire un calcul singulier, et qui peut donner les limites les plus rigoureuses de toutes les erreurs que la plus grande maladresse, et le plus grand malheur joints ensemble, pourraient accumuler. Nous avions supposé que dans tous les triangles depuis la base, on se fût toujours trompé de 20" dans chacun des deux angles, et de 40" dans le troisième, et que toutes ces erreurs allassent toujours dans le même sens, et tendissent toujours à diminuer la longueur de notre arc; et le calcul fait d'après une si étrange supposition, il ne se trouve que 54 toises 1/2 pour l'erreur qu'elle pourrait causer.

L'attention avec laquelle nous avions mesuré la base ne nous pouvait laisser aucun soupçon sur cette partie. L'accord d'un grand nombre de personnes intelligentes qui écrivaient séparément le nombre de perches, et la répétition de cette mesure avec 4 pouces seulement de différence, faisaient une sûreté et une précision superflues.

Nous tournâmes donc le reste de notre examen vers l'amplitude de notre arc. Le peu de différence qui se trouvait entre nos observations, tant à Kittis qu'à Torneå, ne nous laissait rien à désirer, quant à la manière dont on avait observé.

A voir la solidité et la construction de notre secteur, et les précautions que nous avions prises en le transportant, il ne paraissait pas à craindre qu'il lui fût arrivé aucun dérangement.

Le limbe, la lunette et le centre de cet instrument, ne forment qu'une seule pièce; et les fils au foyer de l'objectif, sont deux fils d'argent, que M. Graham a fixés, de manière qu'il ne peut arriver aucun changement dans leur situation, et que, malgré les effets du froid et du chaud, ils demeurent toujours également tendus. Ainsi les seuls changements qui paraîtraient à craindre pour cet instrument, sont ceux qui altéreraient sa figure en courbant la lunette. Mais si l'on fait le calcul des effets de telles altérations, on verra que pour qu'elles causassent une erreur d'une seconde dans l'amplitude de notre arc, il faudrait une flexion si considérable, qu'elle serait facile à apercevoir. Cet instrument, dans une boîte fort solide, avait fait le voyage de Kittis à Torneå en bateau, toujours accompagné de quelqu'un de nous, et descendu dans les cataractes, et porté par des hommes.

La situation de l'étoile que nous avions observée nous assurait encore contre la flexion qu'on pourrait craindre qui arrivât au rayon ou à la lunette de ces grands instruments, lorsque l'étoile qu'on observe est éloignée du zénith, et qu'on les incline pour les diriger à cette étoile. Leur seul poids les pourrait faire plier; et la méthode d'observer l'étoile des deux différents côtés de l'instrument, qui peut remédier à quelques autres accidents, ne pourrait remédier à celui-ci : car s'il est arrivé quelque flexion à la lunette, lorsqu'on observait, la face de l'instrument tournée vers l'est, lorsqu'on retournera la face vers l'ouest, il se fera une nouvelle flexion en sens contraire, et à peu près égale, de manière que le point qui répondait au zénith, lorsque la face de l'instrument était tournée vers l'est, y répondra peut-être encore lorsqu'elle sera tournée vers l'ouest, sans que pour cela l'arc qui mesurera la distance au zénith soit juste. La distance de notre étoile au zénith de Kittis n'était pas d'un demi-degré : ainsi il n'était point à craindre que notre lunette approchant si fort de la situation verticale, eût souffert aucune flexion.

Quoique par toutes ces raisons nous ne pussions pas douter que notre amplitude ne fût juste, nous voulûmes nous assurer encore par l'expérience qu'elle l'était : et nous employâmes pour cela la vérification la plus pénible, mais celle qui nous pouvait le plus satisfaire, parce qu'elle nous ferait découvrir en même temps, et la justesse de notre instrument, et la précision avec laquelle nous pouvions compter avoir l'amplitude de notre arc.

Mars 1737 Cette vérification consistait à déterminer de nouveau l'amplitude du même arc par une autre étoile. Nous attendîmes donc l'occasion de pouvoir faire quelques observations consécutives d'une même étoile, ce qui est difficile dans ces pays, où rarement on a trois ou quatre belles nuits de suite; et ayant commencé le 17 mars 1737 à observer l'étoile a du Dragon à Torneå, dans le même lieu qu'auparavant, et ayant eu trois bonnes observations de cette étoile, nous partîmes pour aller faire les observations correspondantes sur Kittis. Cette fois notre secteur fut transporté dans un traîneau qui n'allait pas sur la neige, voiture la plus douce de toutes celles qu'on peut imaginer. Notre nouvelle étoile passait encore plus près du zénith que l'autre, puisqu'elle n'était pas éloignée d'un quart de degré du zénith de Torneå.

Avril
La méridienne tracée dans notre observatoire sur Kittis nous mit en état de placer promptement notre secteur; et le 4 avril nous y commençâmes les observations d'a. Nous eûmes encore sur Kittis trois observations, qui, comparées à celles de Torneå, nous donnèrent l'amplitude de 57' 30" 1/2, qui ne diffère de celle qu'on avait trouvée par d, que de 3" 1/2, en faisant la correction pour l'aberration de la lumière [Le repérage des astres].

Et si l'on n'admettait pas la théorie de l'aberration de la lumière, cette amplitude par la nouvelle étoile ne différait pas d'une seconde de celle qu'on avait trouvée par l'étoile d.

La précision avec laquelle ces deux amplitudes s'accordaient, à une différence près si petite qu'elle ne va pas à celle que les erreurs dans l'observation peuvent causer, différence qu'on verra encore dans la suite, qui était plus petite qu'elle ne paraissait alors; cet accord de nos deux amplitudes était la preuve la plus forte de la justesse de notre instrument, et de la sûreté de nos observations.

Ayant ainsi répété deux fois notre opération, on trouve par un milieu entre l'amplitude conclue par d, et l'amplitude par a, que l'amplitude de l'arc du méridien que nous avons mesuré entre Torneå et Kittis, est de 57' 28" 3/4, qui, comparée à la longueur de cet arc de 55 023 ½ toises, donne le degré qui coupe le cercle polaire de 57 437 toises, plus grand de 377 toises que celui que M. Picard a déterminé entre Paris et Amiens, qu'il fait de 57 060 toises.

Mais il faut remarquer que comme l'aberration des étoiles n'était pas connue du temps de M. Picard, il n'avait fait aucune correction pour cette aberration. Si l'on fait cette correction, et qu'on y joigne les corrections pour la précession des équinoxes et la réfraction, que M. Picard avait négligées, l'amplitude de son arc est 1° 23' 6" 1/2, qui comparée à la longueur, 78 850 toises, donne le degré de 56925 toises, plus court que le nôtre de 512 toises.

 Et si l'on n'admettait pas l'aberration, l'amplitude de notre arc serait de 57' 25", qui comparée à sa longueur, donnerait le degré de 57 497 toises, plus grand de 437 toises que le degré que M. Picard avait déterminé de 57 060 toises sans aberration. 

Enfin, notre degré avec l'aberration diffère de 950 toises de ce qu'il devait être, suivant les mesures que M. Cassini a établies dans son livre de la grandeur et figure de la Terre, et en diffère de 1000, en n'admettant pas l'aberration.

D'où l'on voit que la Terre est considérablement aplatie vers les pôles.

Pendant notre séjour dans la Zone glacée, les froids étaient encore si grands, que le 7 avril, à 5 heures du matin, le thermomètre descendait à 20 degrés au-dessous de la congélation, quoique tous les jours après midi il montât à 2 et 3 degrés au-dessus. Il parcourait alors du matin au soir un intervalle presque aussi grand qu'il fait communément depuis les plus grandes chaleurs jusqu'aux plus grands froids qu'on ressente à Paris. En 12 heures on éprouvait autant de vicissitudes que les habitants des zones tempérées en éprouvent dans une année entière.

Nous poussâmes le scrupule jusque sur la direction de notre heptagone avec la méridienne. Cette direction, comme on a vu, avait été déterminée sur Kittis par un grand nombre d'observations du passage du Soleil par les verticaux de Niemi et de Pullingi; et il n'était pas à craindre que notre figure se fût dérangée de sa direction, par le petit nombre de triangles en quoi elle consiste, et après la justesse avec laquelle la somme des angles de notre heptagone approchait de 900 degrés. Cependant nous voulûmes reprendre à Torneå cette direction.

Mai On se servit pour cela d'une autre méthode que celle qui avait été pratiquée sur Kittis : celle-ci consistait à observer l'angle entre le Soleil dans l'horizon, et quelques-uns de nos signaux, avec l'heure à laquelle on prenait cet angle. Les trois observations qu'on fit nous donnèrent par un milieu cette direction, à 34" près de ce qu'elle était, en la concluant des observations de Kittis.

Chaque partie de notre ouvrage ayant été tant répétée, il ne restait plus qu'à examiner la construction primitive et la division de notre secteur. Quoiqu'on ne pût guère la soupçonner, nous entreprîmes d'en faire la vérification en attendant que la saison nous permît de partir : et cette opération mérite que je la décrive ici, parce qu'elle est singulière, et qu'elle peut servir à faire voir ce qu'on peut attendre d'un instrument tel que le nôtre, et à découvrir ses dérangements, s'il lui en était arrivé.

Nous mesurâmes le 4 mai (toujours sur la glace du fleuve) une distance de 380 toises 1 pied 3 pouces 0 ligne, qui devait servir de rayon; et l'on ne trouva, par deux fois qu'on la mesura, aucune différence. On planta deux fermes poteaux avec deux mires dans la ligne tirée perpendiculairement à l'extrémité de cette distance, et ayant mesuré la distance entre les centres des deux mires, cette distance était de 36 toises 3 pieds 6 pouces 6 lignes 2/3, qui devaient servir de tangente.

On plaça le secteur horizontalement dans une chambre, sur deux fermes affûts appuyés sur une voûte, de manière que son centre se trouvait précisément à l'extrémité du rayon, de 380 toises 1 pied 3 pouces : et cinq observateurs différents ayant observé l'angle entre les deux mires, la plus grande différence qui se trouvait entre les cinq observations n'allait pas à 2"; et prenant le milieu, l'angle entre les mires était de 5° 29' 52,7". Or, selon la construction de M. Graham, dont il nous avait averti, l'arc de 5° 1/2 sur son limbe est trop petit de 3" 3/4; retranchant donc de l'angle observé entre les mires 3" 3/4, cet angle est de 5° 29' 48,95" : et ayant calculé cet angle, on le trouve de 5° 29' 50", c'est-à-dire qu'il diffère de 1" 1/20 de l'angle observé.

On s'étonnera peut-être qu'un secteur, qui était de 5° 29' 56" 1/4 dans un climat aussi tempéré que celui de Londres, et divisé dans une chambre, qui vraisemblablement n'était pas froide, se soit encore trouvé précisément de la même quantité à Torneå, lorsque nous en avons fait la vérification. Les parties de ce secteur étaient sûrement contractées par le froid, dans ce dernier temps. Mais on cessera d'être surpris, si l'on fait attention que cet instrument est tout formé de la même matière, et que toutes ses parties doivent s'être contractées proportionnellement; on verra qu'il avait dû se conserver dans une figure semblable; et il s'y était conservé.

Ayant trouvé une exactitude si merveilleuse dans l'arc total de notre secteur, nous voulûmes voir si les deux degrés de son limbe, dont nous nous étions servis, l'un pour l'étoile d, l'autre pour l'étoile a, étaient parfaitement égaux. M. Camus, dont l'adresse nous avait déjà été si utile en plusieurs occasions, nous procura les moyens de faire cette comparaison avec toute l'exactitude possible : et ayant comparé nos deux degrés l'un avec l'autre, le milieu des observations faites par cinq observateurs donnait le degré du limbe dont on s'était servi pour d, plus grand que celui pour a d'une seconde.

Nous fûmes surpris lorsque nous vîmes que cette inégalité entre les deux degrés diminuait encore la différence très petite que nous avions trouvée entre nos deux amplitudes, et la réduisait de 3" 1/2 qu'elle était à 2" 1/2. Et l'on peut assez compter sur cette différence entre les deux degrés du limbe, toute petite qu'elle est, par les moyens qu'on a pratiqués pour la découvrir.

Nous vérifiâmes ainsi, non seulement l'amplitude totale de notre secteur, mais encore différents arcs, que nous comparâmes entre eux; et cette vérification d'arc en arc, jointe à la vérification de l'arc total, que nous avions faite, nous fit connaître que nous ne pouvions rien désirer dans la construction de cet instrument, et qu'on n'aurait pas pu y espérer une si grande précision.

Juin
 
 
 

 

Nous ne savions plus qu'imaginer à faire sur la mesure du degré du méridien, car je ne parlerai point ici de tout ce que nous avons fait sur la pesanteur, matière aussi importante que celle-ci, et que nous avons traitée avec les mêmes soins. Il suffira maintenant de dire que si, à l'exemple de MM. Newton et Huygens, et quelques autres, parmi lesquels je n'ose presque me nommer, on veut déterminer la figure de la terre par la pesanteur, toutes les expériences que nous avons faites dans la Zone glacée donneront la terre aplatie, comme la donnent celles que nous apprenons que MM. Godin, Bouguer et La Condamine, ont déjà faites dans la Zone torride.

Le Soleil cependant s'était rapproché de nous, ou plutôt ne quittait presque plus notre horizon; c'était un spectacle singulier de le voir si longtemps éclairer un horizon tout de glace, de voir l'été dans les cieux, pendant que l'hiver était sur la Terre. Nous étions alors au matin de ce jour qui dure plusieurs mois; cependant il ne paraissait pas que ce soleil assidu causât aucun changement à nos glaces, ni à nos neiges.

Le 6 mai il commença à pleuvoir, et l'on vit quelque eau sur la glace du fleuve. Tous les jours à midi il fondait de la neige, et tous les soirs l'hiver reprenait ses droits. Enfin le 10 mai on aperçut la terre, qu'il y avait si longtemps qu'on n'avait vue : quelques pointes élevées, et exposées au  Soleil, commencèrent à paraître, comme on vit après le Déluge, le sommet des montagnes; et bientôt après, tous les oiseaux reparurent. Vers le commencement de juin les glaces rendirent la terre et la mer. Nous pensâmes aussitôt à retourner à Stockholm; nous partîmes le 9 juin, les uns par terre, les autres par mer. Mais le reste de nos aventures, ni notre naufrage dans le golfe de Botnie, ne sont point de notre sujet.

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© Serge Jodra, 2004. - Reproduction interdite.