| L'Essai les révolutions (Londres, 1797) est le premier ouvrage publié par Chateaubriand. Il a été écrit à Londres où il parut en 1797. L'idée générale du livre est que la Révolution française n'est pas une expérience absolument nouvelle dans l'histoire de l'humanité et qu'elle présente de singulières analogies avec l'histoire des anciens peuples. De son vaste plan, il ne publia que deux livres, le premier consacré aux révolutions républicaines de la Grèce, le second à Philippe et Alexandre. Il n'y a rien d'étonnant à cette curiosité de Chateaubriand pour la Révolution et à son désir d'en retrouver à travers les âges le fondement historique et philosophique. Depuis son retour d'Amérique il avait été non seulement témoin mais acteur dans le grand drame qui se jouait alors. Enrôlé parmi les émigrés et dans l'armée des princes, septième compagnie bretonne, couleur bleu de roi avec retroussis à l'hermine, il avait fait le siège de Thionville et mené quelque temps cette vie de soldat dont il a donné tant de tableaux dans ses Mémoires d'outre-tombe. On s'aperçoit, aux jugements qui courent les manuels et la plupart des articles consacrés à Chateaubriand, que personne ne lit plus l'Essai. Rien cependant n'est plus curieux en soi que ce fatras, où les comparaisons les plus inattendues, et parfois les plus justes, nous prouvent comment un homme du XVIIIe siècle pouvait juger, avant l'Empire, les événements de la veille et du jour, et prédire ceux du lendemain. Mais les chapitres vraiment indispensables à lire, pour qui veut connaître tout Chateaubriand, sont ceux que l'auteur consacre, à la fin de la deuxième partie, aux objections contre le christianisme (surtout du chapitre XXXIX au chapitre LV). Les Natchez et le Voyage en Amérique ont été probablement composés, au moins en partie, avant l'Essai : mais quand Chateaubriand les livra à l'impression, en 1826 et en 1827, il eut bien soin de les retoucher sans doute assez profondément. « L'Essai historique, comme les Natchez, a-t-il avoué, est la mine d'où j'ai tiré la plupart des matériaux employés dans mes autres écrits; mais au moins les lecteurs ne verront les Natchez que dégagés de leur alliage. » Dans les Natchez et le Voyage en Amérique, nous ne sommes donc jamais sûrs de lire le texte vraiment primitif. Au contraire, dans l'Essai - qui n'a pas été retouché en 1826, - nous saisissons à l'état pur le premier jet d'un écrivain de vingt-neuf ans. « Littérairement parlant, - écrivait Chateaubriand en 1816 dans la préface de ses Mélanges de Politique, à propos de son Essai, - littérairement parlant, ce livre est détestable, et parfaitement ridicule; c'est un chaos où se rencontrent les Jacobins et les Spartiates, la Marseillaise et les chants de Tyrtée, un voyage aux Açores et le Périple d'Hannon, l'éloge de Jésus-Christ et la critique des moines, les vers dorés de Pythagore et les fables de M. de Nivernois, Louis XVI, Agis, Charles Ier, des promenades solitaires, des vues de la nature, du malheur, de la mélancolie, du suicide, de la politique, un petit commencement d'Atala, Robespierre, la Convention, et des discussions sur Zénon, Epicure et Aristote: le tout en style sauvage et boursouflé, plein de fautes de langue, d'idiotismes étrangers et de barbarismes. » Ce jugement est trop dur, mais il comporte une certaine part de verité, et, mieux qu'une analyse, d'ailleurs impossible, il indique tout ce que Chateaubriand a entassé de faits et de notions diverses dans « son vieux Pourana ». Emigré, blessé, relevant à peine d'une longue maladie, il était arrivé à Londres au printemps de 1793. Des travaux de librairie, des traductions, des leçons de français, l'empêchèrent de mourirs de faim. Mais l'écrivain qui était en lui brûlait de se faire connaître, et il eut l'idée d'un grand ouvrage de philosophie historique sur le sujet qui passionnait alors tout le mlonde, les événements de France. Le livre, ou plutôt la première partie du livre, car l'Essai est inachevé, parut à Londres, en 1797, en un gros volume in-8°, sous le titre : Essai historique, politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française de nos jours : il était « dédié à tous les partis ». Il passa à peu près complètement inaperçu en France, — nous ne connaissons guère sur le livre qu'un article, du reste élogieux, du Républicain français, — mais il fit quelque bruit dans la critique anglaise et dans le monde de l'émigration. En 1812, On exhuma l'Essai pour attaquer Chateaubriand et l'opposer à lui-même. N'ayant pu alors réimprimer librement et intégralement son livre, il réalisa ce projet en tête de l'édition de ses OEuvres complètes, en 1826 : il ajouta simplement à son premier texte une préface nouvelle, et des notes où il se critique lui-même avec une vivacité parfois un peu impatientante. Il y a des modesties orgueilleuses, et celle de Chateaubriand était de cette espèce. « Qu'ai-je prétendu prouver dans l'Essai? écrivait-il. Qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil, et qu'on retrouve dans les révolutions anciennes et modernes les personnages et les principaux traits de la Révolution française. On sent, combien cette idée, poussée trop loin, a dû produire de rapprochements forcés, ridicules ou bizarres. » Ce qui est en tout cas certain, c'est que cette idée du cercle où tourne perpétuellement l'humanité est beaucoup plus proche de l'idée chrétienne que l'idée rationaliste de progrès rectiligne où s'était complu tout le XVIIIe siècle. Et, de fait, ce livre de jeunesse est bien plus un livre de doute qu'un livre de négation véritable. A côté de bien des pages où s'étale assez naïvement l'influence des doctrines encyclopédiques, il en est d'autres. — et ce sont les plus remarquables, — d'une inspiration toute différente, c'est-à-dire déjà religieuse. Ce sont là comme les premieres ébauches du Génie du Christianisme, et il n'y aurait qu'à grouper ces divers fragments pour obtenir comme un premier Génie, fort abrégé sans doute, mais dont les principaux leitmotivs seraient bien facilement reconnaissables. Chateaubriand du reste l'a si bien senti qu'il a transporté, en les remaniant un peu, presque toutes ces pages dans le grand ouvrage apologétique que sa conversion prochaine va lui inspirer. Tel est cet « étonnant » Essai sur les Révolutions, comme l'appelait Armand Carrel, livre plein de défauts sans doute. mais aussi plein non seulement de talent, mais de génie. Il n'était pas besoin d'être grand prophète pour voir, en le lisant, qu'un grand écrivain nous était né. Chateaubriand a fait plus tard d'assez justes réserves sur l'incorrection — relative — et l'imprécision du style; mais ce style, déclarait-il, « a la verve de la jeunesse, et il renferme tous les germes de ce qu'on a bien voulu traiter avec quelque indulgence dans mes écrits d'un âge plus mûr. Il a même, ajoutait-il, un progrès sensible des premières pages de l'Essai aux dernières : les trois ans que je mis à élever cette tour de Babel m'avaient profité comme écrivain. » on ne peut que lui donner raison. (Ch-M. Des Granges / F. B et V. G). - Le mal du siècle et son remède « Je l'ai sentie aussi, cette soif vague de quelque chose. Elle m'a traînée dans les solitudes muettes de l'Amérique, et dans les villes bruyantes de l'Europe; je me suis enfoncé pour la satisfaire dans l'épaisseur des forêts du Canada, et dans la foule qui inonde nos jardins et nos temples. Que de fois elle m'a contraint de sortir des spectacles de nos cités, pour aller voir le soleil se coucher au loin sur quelque site sauvage! que de fois échappé à la société des hommes, je me suis tenu immobile sur une grève solitaire, à contempler durant des heures, avec cette même inquiétude, le tableau philosophique de la mer! Elle m'a fait suivre autour de leurs palais, dans leurs chasses pompeuses, ces rois qui laissent après eux une longue renommée; et j'ai aimé, avec elle encore, à m'asseoir en silence à la porte de la hutte hospitalière, près du sauvage qui passe inconnu dans la vie, commune les fleuves sans nom de ses déserts. Homme, si c'est ta destinée de porter partout un coeur miné d'un désir inconnu; si c'est là ta maladie, une ressource te reste. Que les sciences, ces filles du ciel, viennent remplir le vide fatal qui le conduira tôt on tard à ta perte. Le calme des nuits l'appelle. Vois ces millions d'astres étincelants, suspendus de toutes parts sur ta tête; cherche, sur les pas des Newton, les lois cachées qui promènent magnifiquement ces globes de feu à travers l'azur céleste : ou, si la Divinité touche ton âme, médite en l'adorant sur cet Être incompréhensible qui remplit de son immensité ces espaces sans bornes. Ces études sont--elles trop sublimes pour ton génie, ou serais-tu assez misérable pour ne point espérer dans ce Père des affligés qui consolera ceux qui pleurent? Il est d'autres occupations aussi aimables et moins profondes. Au lieu l'entretenir des haines sociales, observe les paisibles générations, les douces sympathies, et les amours du règne le plus charmant de la nature. Alors tu ne connaîtras que des plaisirs. Tu auras du moins cet avantage, que chaque matin tu retrouveras tes plantes chéries; dans le monde, que d'amis ont pressé le soir un ami sur leur coeur, et ne l'ont, plus trouvé à leur réveil! Nous sommes ici-bas comme au spectacle : si nous détournons un moment la tête, le coup de sifflet part, les palais enchantés s'évanouissent; et lorsque nous ramenons les yeux sur la scène, nous n'apercevons plus que des déserts et des acteurs inconnus. » (Chateaubriand, extrait de l'Essai sur les révolutions). | | |