| Le Génie du Christianisme est une ouvrage de Chateaubriand. - Il parut au printemps de 1802, au moment même de la proclamation du Concordat. L'auteur s'y proposait, comme il le dit lui-même, de démontrer « que, de toutes les religions qui aient jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres;... qu'il n'y a rien de plus divin que sa morale; rien de plus aimable, de plus pompeux, que ses dogmes, sa doctrine et son culte ». Ce plan, auteur l'a rempli en présentant dans une série de tableaux tout ce que renferment de touchant et de sublime les Dogmes et la Poétique du christianisme, les Beaux-arts et la Littérature dans leurs rapports avec la religion, enfin le Culte. Les deux épisodes d'Atala et de René, qui faisaient partie de l'ouvrage dans la première édition, en augmentèrent encore le succès, qui fut immense. Outre son action religieuse, qu'on ne peut nier, le Génie du christianisme a exercé une influence considérable sur le mouvement littéraire du XIXe siècle. (NLI). - Une nuit dans les déserts du Nouveau monde « Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres à l'horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée; tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime haute des montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'oeil qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n'était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds tour à tour se perdait dans les bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l'autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d'ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès, tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires. » (Chateaubriand, Génie du Christianisme, Chapitre XII). | Le Génie du Chrislianisme est l'oeuvre capitale de Chateaubriand, , l'une des oeuvres maitresses du XIXe siècle siècle, on peut aujourd'hui le dire avec une entière assurance, l'une des grandes oeuvres de la littérature française. La signification historique n'en est pas moins considérable que la valeur littéraire, et on ne parlera jamais du Concordat ou du rétablissement du culte catholique dans la France du Consulat, sans être obligé de faire à Chateaubriand sa part dans le mouvement d'opinion qui a rendu ce rétablissement possible et le Concordat durable. Mais pour être tout à fait juste envers ce livre fameux, il en faut bien comprendre la disposition ou l'économie : la pensée essentielle; et le grand moyen de séduction ou d'action. Ce moyen est le style, un style dont les défauts eux-mêmes ressemblent à des qualités. ll faut entendre par là que les défauts de ce style n'étant ni l'incorrection, ni l'impropriété, ni l'embarras du tour, ni l'obscurité, ni la dureté, ni la sécheresse, ni l'impuissance à dire tout ce que l'on veut dire, et à le dire comme on veut le dire, on n'y peut rien reprendre qui ne se trouve être, à l'occasion, l'origine ou la source des plus grandes beautés. S'il se rencontre dans le Génie du Christianisme des images ou des comparaisons qui choquent un lecteur formé à l'école du goût classique, elles y sont la rançon de tant de comparaisons ou d'images si neuves qui ont fait de Chateaubriand «-le Sachem, du romantisme ». Si quelquefois les mots y sont plus grands que les choses, et les écrasent, pour ainsi parler, sous leur magnificence. il n'y a pas en revanche d'idée, si haute soit-elle ou si sublime, àu laquelle ne s'égalent le vocabulaire et la phrase de Chateaubriand. Et, dans un pareil sujet, il n'est pas jusqu'à la manière dont l'auteur se mêle de sa personne dans son oeuvre qui ne devienne une qualité, quand par exemple elle lui sert à fonder l'enseignement de la vérité sur l'expérience qu'il en a faite. On ne dit rien, après cela, du reproche qu'on lui fait quelquefois de s'adresser moins à la raison, et surtout à la raison raisonnante, qu'à l'imagination ou qu'à la sensibilité. C'est eu effet cela même qui fait l'originalité de Chateaubriand; qui en un certain sens est tout le romantisme; et c'est ce qui achève de faire du Génie du Christianisme un grand livre, puisque c'est ce qui achève d'en rendre la forme tout à fait analogue au fond. - Les oiseaux [ Le point essentiel de la première partie du Génie du Christianisme peut s'exprimer ainsi : « L'existence de Dieu est prouvée par les merveilles de la nature ». Chateaubriand fait servir très poétiquement, au profit de l'idée religieuse, ses impressions de voyageur, et les tableaux qu'il a observés dans la nature. Il appuie son assertion sur des descriptions. Et, par exemple, le chant des oiseaux est d'abord un hymne à l'Eternel et ensuite un enchantement pour l'oreille humaine, ces deux choses prouvant les desseins d'une Providence-: ] Chant des oiseaux. - « La nature a ses temps de solennité, pour lesquels elle convoque des musiciens des différentes régions du globe. On voit accourir de savants artistes avec des sonates merveilleuses, de vagabonds troubadours qui ne savent chanter que des ballades à refrain, des pèlerins qui répètent mille fois les couplets de leurs longs cantiques. Le loriot siffle, l'hirondelle gazouille, le ramier gémit; le premier, perché sur la plus haute branche d'un ormeau, défie notre merle qui ne le cède en rien à cet étranger; la seconde, sous un toit hospitalier, fait entendre son ramage confus ainsi qu'au temps d'Evandre [héros légendaire de l'Italie primitive et pastorale]; le troisième, caché dans le feuillage d'un chêne, prolonge ses roucoulements, semblables aux sons onduleux d'un cor dans les bois; enfin le rouge-gorge répète sa petite chanson sur la porte de la grange où il a placé son-gros nid de mousse. Mais le rossignol dédaigne de perdre sa voix au milieu de cette symphonie; il attend l'heure du recueillement et du repos, et se charge de cette partie de la fête qui se doit célébrer dans les ombres. Lorsque les premiers silences de la nuit et les derniers murmures du jour luttent sur les coteaux, au bord des fleuves, dans les bois et dans les vallées; lorsque les forêts se taisent par degrés, que pas une feuille, pas une mousse ne soupire, que la lune est dans le ciel, que l'oreille de l'homme est attentive, le premier chantre de la création entonne ses hymnes à l'Eternel. D'abord il frappe l'écho des brillants éclats du plaisir; le désordre est dans ses chants; il saute du grave à l'aigu, du doux au fort; il fait des pauses, il est lent, il est vif : c'est un coeur que la joie enivre, un coeur qui palpite sous le poids de l'amour. Mais tout à coup la voix tombe, l'oiseau se tait, il recommence! Que ses accents sont changés! quelle tendre mélodie! Tantôt, ce sont des modulations languissantes, quoique variées; tantôt, c'est un air un peu monotone, comme celui de ces vieilles romances françaises, chefs-d'oeuvre de simplicité et de mélancolie. Le chant est aussi souvent la marque de la tristesse que de la joie : l'oiseau qui a perdu ses petits chante encore; c'est encore l'air du temps du bonheur qu'il redit, car il n'en sait qu'un, mais, par un coup de son art, le musicien n'a fait que changer la clef, et la cantate du plaisir est devenue la complainte de la douleurs. (Première partie, V, 5.) [De même, les nids des oiseaux prouvent la Providence, et aussi leurs migrations.] Migration des oiseaux. - Tandis qu'une partie de la création publie chaque jour aux mêmes lieux les louanges du Créateur, une autre partie voyage pour raconter ses merveilles. Des courriers traversent les airs, se glissent dans les eaux, franchissent les monts et les vallées. Ceux-ci arrivent sur les ailes au printemps, et bientôt, disparaissant avec les zéphyrs, suivent de climat en climat leur mobile patrie, ceux-là s'arrêtent à l'habitation de l'homme; voyageurs lointains, ils réclament l'antique hospitalité. Chacun suit son inclination dans le choix d'un hôte; le rouge-gorge s'adresse aux cabanes, l'hirondelle frappe aux palais : cette fille de roi semble encore aimer les grandeurs, mais les grandeurs tristes comme sa destinée ; elle passe l'été aux ruines de Versailles et l'hiver à celles de Thèbes. A peine a-t-elle disparu qu'on voit s'avancer sur les vents du Nord une colonie qui vient remplacer les voyageurs du Midi, afin qu'il ne reste aucun vide dans nos campagnes. Par un temps grisâtre d'automne, lorsque la bise souffle sur les champs, que les bois perdent leurs dernières feuilles, une troupe de canards sauvages, tous rangés à la file, traversent en silence un ciel mélancolique. S'ils aperçoivent du haut des airs quelque manoir gothique environné d'étangs et de forêts, c'est là qu'ils se préparent à descendre; ils attendent la nuit et font des évolutions au-dessus des bois. Aussitôt que la vapeur du soir enveloppe la vallée, le cou tendu et l'aile sifllante, ils s'abattent tout à coup sur les eaux qui retentissent. Un cri général, suivi d'un profond silence, s'élève dans les marais. Guidés par une petite lumière qui, peut-être, brille à l'étroite fenêtre d'une tour, les voyageurs s'approchent des murs, à la faveur des roseaux et des ombres. Là, battant des ailes et poussant des cris par intervalles, au milieu du murmure des vents et des pluies, ils saluent l'habitation de l'homme. Un des plus jolis habitants de ces retraites mais dont les pèlerinages sont moins lointains, c'est la poule d'eau. Elle se montre au bord des joncs, s'enfonce dans leur labyrinthe, reparaît et disparaît encore en poussant un petit cri sauvage : elle se promène dans les fossés du château; elle aime à se percher sur les armoiries sculptées dans les murs. Quand elle s'y tient immobile, on la prendrait, avec son plumage noir et le cachet blanc de sa tête, pour un oiseau en blason tombé de l'écu d'un ancien chevalier. Aux approches du printemps, elle se retire à des sources écartées. Une racine de saule minée par les eaux lui offre un asile; elle s'y dérobe à tous les yeux. Les convolvulus, les mousses, les capillaires d'eau, suspendent devant son nid des draperies de verdure; le cresson et la lentille lui fournissent une nourriture délicate; l'eau murmure doucement à son oreille; de beaux insectes occupent ses regards, et les naïades du ruisseau, pour mieux cacher cette jeune mère, plantent autour d'elle leurs quenouilles de roseaux chargées d'une laine empourprée. (V, 7).-» (Chateaubriand, extraits du Génie du Christianisme). | ll y a en effet bien des manières de faire « l'apologie du christianisme » et d'en démêler ou d'en développer le « génie ». Celle de Chateaubriand peut tenir en quatre mots, et son dessein a été de fonder la vérité de la religion sur sa beauté. D'autres que lui l'avaient-ils peut-être tenté, comme Fénelon, par exemple, dans la première partie de son Traité de l'existence de Dieu, et d'autres encore avant Fénelon? C'est possible : mais ce qui est certain, c'est que leur dessein n'avait eu ni la même ampleur, ni la même portée. Pour Chateaubriand, ni dans la nature, ni dans l'homme, ni dans l'histoire il n'y a rien de « beau » qui ne soit « divin », ou dont l'existence ne prouve la divinité, dont l'analyse ne la révèle : et il n'y a rien d'aussi « beau » que le christianisme dans l'histoire, ni qui puisse plus profondément émouvoir le coeur de l'homme, ni qui donne plus de sens, un sens plus précis et plus plein, au spectacle de la nature. C'est cette pensée qui est son livre tout entier. S'il eut parlé le langage des « philosophes », il eût pu dire qu'à ses yeux la religion était la « catégorie de l'idéal » mais il eût ajouté qu'il était plus sûr de l'existence de l'idéal que de celle de la réalité même; et son ambition a été de montrer que cet idéal s'était « réalisé dans le christianisme ». Il a fondé « le besoin de croire » sur « le besoin d'admirer », et il s'est proposé d'établir qu'aucune religion, ni aucune discipline n'avait ouvert à l'admiration de plus lointains horizons que le christianisme. C'est ce qui fait à la fois la force et la faiblesse de son livre : la faiblesse, parce qu'on a pu l'accuser de faire ainsi dépendre la vérité de la religion d'une supériorité aussi discutable que celle de la Jérusalem délivrée sur l'Iliade d'Homère : et la force, parce qu'il a établi la liaison ou la solidarité nécessaire du christianisme avec tout ce qui est capable, dans la nature ou dans l'histoire, d'émouvoir le coeur de l'homme. C'est ce qui explique également la composition ou la disposition de son livre, la place qu'y tiennent les questions d'art ou de littérature, la nature de ses digressions, et comment l'analyse de Zaïre ou de la Jérusalem délivrée, se ramènent, se rattachent à son dessein principal, en sont de naturelles et nécessaires dépendances. On lui reproche d'être « faible » sur les mystères, et de n'avoir sur le rôle historique du christianisme que des « vues »! ll n'a voulu faire oeuvre ni d'historien ni de théologien; et c'est pourquoi le point capital de son livre se veut la démonstration de la supériorité des arts chrétiens sur les arts païens. Entendez-le de cette manière et lisez-le dans cet esprit : tout s'ordonne et tout s'éclaire dans le Génie du Christianisme. Et il faut bien, non seulement que ce plan ne fût pas mal approprié aux circonstances, puisque le succès du livre fut immédiat et considérable, mais encore qu'il répondit a un besoin certain de l'apologétique, puisque depuis lors il n'y a pas eu d'apologie de la religion chrétienne où l'on n'en ait tenu grand compte. Encore, aujourd'hui même, la valeur apologétique, donc philosophique, du Génie du Christianisme n'en est guère moindre que la valeur littéraire. Pour n'être pas composé connue le Discours sur l'histoire universelle, ou comme ce livre inachevé dont les Pensées de Pascal ne sont que les fragments, il n'en est pas moins bien « composé » : la conception fondamentale n'en est pas moins heureuse que l'exécution; et on peut le dire, en concluant, ce n'est pas seulement la date de son apparition qui en fait l'un des premiers livres » du XIXe siècle. (F. Brunetière et V. Giraud). - Les ruines [Après avoir passé en revue les différents arts dans leurs rapports avec le christianisme, Chateaubriand analyse « les harmonies de la religion chrétienne avec les scènes de la nature et les passions du coeur humain ». C'est ici qu'il étudie la poésie des ruines et surtout des ruines chrétiennes.] Des ruines en général. - « Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence. Il s'y joint en outre une idée qui console notre petitesse, en voyant que des peuples entiers, des hommes quelquefois si fameux, n'ont pu vivre cependant au delà du peu de jours assignés à notre obscurité. Ainsi les ruines jettent une grande moralité au milieu des scènes de la nature; quand elles sont placées dans un tableau, en vain on cherche à porter les yeux autre part : ils reviennent toujours s'attacher surelles. Et pourquoi les ouvrages des hommes ne passeraient-ils pas, quand le soleil qui les éclaire doit lui-même tomber de sa voûte? Celui qui le plaça dans les cieux est le seul souverain dont l'empire ne connaisse point de ruines. Il y a deux sortes de ruines : l'une, ouvrage du temps; l'autre, ouvrage des hommes. Les premières n'ont rien de désagréable, parce que la nature travaille auprès des ans. Font-ils des décombres, elle y sème des fleurs; entrouvrent-ils un tombeau, elle y place le nid d'une colombe sane cesse occupée à reproduire, elle environne la mort des plus douces illusions de la vies. Les secondes ruines sont plutôt des dévastations que des ruines : elles n'offrent que l'image du néant, sans une puissance réparatrice. Ouvrage du malheur et non des années, elles ressemblent aux cheveux blancs sur la tête de la jeunesse. Les destructions des hommes sont d'ailleurs plus violentes et plus complètes que celles des âges; les seconds minent, les premiers renversent. Quand Dieu, pour des raisons qui nous sont inconnues, veut hâter les ruines du monde, il ordonne au Temps de prêter sa faux à l'homme, et le temps nous voit avec épouvante ravager dans un clin d'oeil ce qu'il eût mis des siècles à détruire. Nous nous promenions un jour derrière le palais du Luxembourg, et nous nous trouvâmes près de cette même Chartreuse que M. de Fontanes a chantée. Nous vîmes une église dont les toits étaient enfoncés, les plombs des fenêtres arrachés et les portes fermées avec des planches mises debout. La plupart des autres bâtiments du monastère n'existaient plus. Nous nous promenâmes longtemps au milieu des pierres sépulcrales de marbre noir semées çà et là sur la terre; les unes étaient totalement brisées, les autres offraient encore quelques restes d'épitaphes. Nous entrâmes dans le cloître intérieur : deux pruniers sauvages y croissaient parmi de hautes herbes et des décombres. Sur les murailles on voyait des peintures à demi-effacées, représentant la vie de saint Bruno; un cadran était resté sur un des pignons de l'église, et dans le sanctuaire, au lieu de cette hymne de paix qui s'élevait jadis en l'honneur des morts, on entendait crier l'instrument du manoeuvre qui sciait des tombeaux. Les réflexions que nous fîmes dans ce lieu, tout le monde les peut faire. Nous en sortîmes le coeur flétri, et nous nous enfonçâmes dans le faubourg voisin, sans savoir où nous allions. La nuit approchait : comme nous passions entre deux murs dans une rue déserte, tout à coup le son d'un orgue vint frapper notre oreille, et les paroles du cantique Laudate Dominum, omnes gentes [ = Louez le Seigneurs, vous toutes nations!], sortirent du fond d'une église voisine; c'était alors l'octave du Saint-Sacrement. Nous ne saurions peindre l'émotion que nous causèrent ces chants religieux; nous crûmes ouïr une voix du ciel qui disait : « Chrétien sans foi, pourquoi perds-tu l'espérance? Crois-tu donc que je change mes desseins comme les hommes; que j'abandonne parce que je punis? Loin d'accuser mes décrets, imite ces serviteurs fidèles qui bénissent les coups de ma main jusque sous les débris où je les écrase. » Nous entrâmes dans l'église au moment où le prêtre donnait la bénédiction. De pauvres femmes, des vieillards, des enfants étaient prosternés. Nous nous précipitâmes sur la terre au milieu d'eux; nos larmes coulaient; nous dîmes, dans le secret de notre coeur : Pardonne, ô Seigneur, si nous avons murmuré en voyant la désolation de ton temple; pardonne à notre raison ébranlée! L'homme n'est lui-même qu'un édifice tombé, qu'un débris du péché et de la mort son amour tiède, sa foi chancelante, sa charité bornée, ses sentiments incomplets, ses pensées insuffisantes, son coeur brisé, tout chez lui n'est que ruines. » (Troisième parrtie, V, 3). Ruines des monuments chrétiens. - « Le gothique, étant tout composé de vides, se décore ensuite plus aisément d'herbes et de fleurs que les pleins des ordres grecs. Les filets redoublés des pilastres, les dômes découpés en feuillage ou creusés en forme de cueilloir, deviennent autant de corbeilles où les vents portent, avec la poussière, les semences des végétaux. La joubarbe se cramponne dans le ciment, les mousses emballent d'inégaux décombres dans leur bourre élastique, la ronce fait sortir ses cercles bruns de l'embrasure d'une fenêtre, et le lierre, se traînant le long des cloîtres septentrionaux, retombe en festons dans les arcades. Il n'est aucune ruine d'un effet plus pittoresque que ces débris : sous un ciel nébuleux, au milieu des vents et des tempêtes, au bord de cette mer dont Ossian a chanté les orages, leur architecture gothique a quelque chose de grand et de sombre comme le Dieu de Sinaï dont elle perpétue le souvenir. Assis sur un autel brisé, dans les Orcades, le voyageur s'étonne de la tristesse de ces lieux; un océan sauvage, des syrtes embrumées, des vallées où s'élève la pierre d'un tombeau, des torrents qui coulent à travers la bruyère, quelques pins rougeâtres jetés sur la nudité d'un morne flanqué de couches de neige, c'est tout ce qui s'offre aux regards. Le vent circule dans les ruines et leurs innombrables jours deviennent autant de tuyaux d'où s'échappent des plaintes : l'orgue avait jadis moins de soupirs sous ces voûtes religieuses. De longues herbes tremblent aux ouvertures des dômes. Derrière ces ouvertures on voit fuir la nue et planer l'oiseau des terres boréales. Quelquefois égaré dans sa route, un vaisseau caché sous ses voiles arrondies, comme un esprit des eaux voilé de ses ailes, sillonne les vagues désertes; sous le souffle de l'aquilon, il semble se prosterner à chaque pas et saluer les mers qui baignent les débris du temple de Dieu. Ils ont passé sur ces plages inconnues, ces hommes qui adoraient la Sagesse qui s'est promenée sur les flots. Tantôt, clans leurs solennités, ils s'avançaient le long des grèves en chantant avec le Psalmistes : « Comme elle est vaste, cette mer qui étend au loin ses bras spacieux! », tantôt, assis dans la grotte de Fingal, près des soupiraux de l'Océan, ils croyaient entendre cette voix qui disait à Job : « Savez-vous qui a enfermé la mer dans des digues, lorsqu'elle se débordait en sortant du sein de sa mère? » La nuit, quand les tempêtes de l'hiver étaient descendues, quand le monastère disparaissait dans des tourbillons, les tranquilles cénobites, retirés au fond de leurs cellules, s'endormaient au murmure des orages; heureux de s'être embarqués dans ce vaisseau du Seigneur, qui ne périra point! » (V. 5.) (Chateaubriand, extraits du Génie du Christianisme). | | |