Journal sans
date
[ Ici
l'auteur abandonne la forme du récit et publie sous ce titre «
un commencement de journal qui ne porte que l'indication des heures ».
C'est la plus belle partie de tout le Voyage. ]
« Le ciel est
pur sur ma tête, l'onde limpide sous mon canot qui fuit devant une
légère brise. A ma gauche sont des collines taillées
à pic et flanquées de rochers d'où pendent des convolvulus
à fleurs blanches et bleues, des festons de bignonias, de longues
graminées, des plantes saxatiles de toutes les couleurs; à
ma droite règnent de vastes prairies. A mesure que le canot avance,
s'ouvrent de nouvelles scènes et de nouveaux points de vue : tantôt,
ce sont des vallées solitaires et riantes, tantôt des collines
nues; ici, c'est une forêt de cyprès dont on aperçoit
les portiques sombres; là c'est un bois léger d'érables,
où le soleil se joue comme à travers une dentelle.
Liberté primitive,
je te retrouve enfin! Je passe comme cet oiseau qui vole devant moi, qui
se dirige au hasard et n'est embarrassé que du choix des ombrages.
Me voilà tel que le Tout-Puissant m'a créé, souverain
de la nature, porté triomphant sur les eaux, tandis que les habitants
des fleuves accompagnent ma course, que les peuples de l'air me chantent
leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les forêts
courbent leurs cimes sur mon passage. Est-ce sur le front de l'homme de
la société ou sur le mien qu'est gravé le sceau immortel
de notre origine? Courez vous enfermer dans vos cités, allez vous
soumettre à vos petites lois, gagnez votre pain à la sueur
de votre front ou dévorez le pain du pauvre; égorgez-vous
pour un mot, pour un maître; doutez de l'existence de Dieu ou adorez-le
sous des formes superstitieuses : moi, j'irai errant dans mes solitudes;
pas un seul battement de mon coeur ne sera comprimé, pas une seule
de mes pensées ne sera enchaînée, je serai libre comme
la nature, je ne reconnaîtrai de souverain que celui qui alluma la
flamme des soleils et qui d'un seul coup de sa main fit rouler tous les
mondes.
[C'est
cette ivresse de la liberté qui fait la souveraine beauté
de ces lignes, de cette espèce de « prologue ». Viennent
ensuite les impressions du voyageur, notées de distance en distance,
et dont voici quelques exemples.]
Trois heures.
- Qui dira le sentiment qu'on éprouve en entrant dans ces forêts
aussi vieilles que le monde et qui seules donnent une idée de la
création telle qu'elle sortit des mains de Dieu? Le jour, tombant
d'en haut à travers un voile de feuillage, répand dans la
profondeur du bois une demi-lumière changeante et mobile, qui donne
aux objets une grandeur fantastique. Partout il faut franchir des arbres
abattus, sur lesquels s'élèvent d'autres générations
d'arbres. Je cherche en vain une issue dans ces solitudes trompé
par un jour plus vif, j'avance à travers les herbes, les orties,
les mousses, les lianes et l'épais humus composé des débris
des végétaux; mais je n'arrive qu'à une clairière
formée par quelques pins tombés. Bientôt la forêt
redevient plus sombre; l'oeil n'aperçoit que des troncs de chênes
et de noyers qui se succèdent les uns les autres et qui semblent
se serrer en s'éloignant : l'idée de l'infini se présente
à moi.
Six heures.
- J'avais entrevu de nouveau une clarté, et j'avais marché
vers elle. Elle voilà au point de lumière triste champ, plus
mélancolique que les forêts qui l'environnent! Ce champ est
un ancien cimetière indien. Que je me repose un instant dans cette
double solitude de la mort et de la nature: est-il un asile où j'aimasse
mieux dormir pour toujours?
Sept heures.
- Ne pouvant sortir de ces bois, nous y avons campé. La réverbération
de notre bûcher s'étend au loin éclairé en dessous
par la lueur scarlatine, le feuillage paraît ensanglanté;
les troncs des arbres les plus proches s'élèvent comme des
colonnes de granit rouge, mais les plus distants, atteints à peine
de la lumière, ressemblent, dans l'enfoncement du bois, à
de pâles fantômes rangés en cercle au bord d'une nuit
profonde.
Minuit. -
Le feu commence à s'éteindre, le cercle de sa lumière
se rétrécit. J'écoute : un calme formidable pèse
sur ces forêts; on dirait que des silences succèdent à
des silences. Je cherche vainement à entendre dans un tombeau universel
quelque bruit qui décèle la vie. D'où vient ce soupir?
D'un de mes compagnons : il se plaint, bien qu'il sommeille. Tu vis, donc
tu souffres : voilà l'homme.
Minuit et demi.-
Le repos continue; mais l'arbre décrépit se rompt, il tombe.
Les forêts mugissent; mille voix s'élèvent. Bientôt
les bruits s'affaiblissent; ils meurent dans des lointains presque imaginaires;
le silence envahit de nouveau le désert.
Une heure du matin.
- Voici le vent; il court sur la cime des arbres, il les secoue en passant
sur ma tête. Maintenant c'est comme le flot de la mer qui se brise
tristement sur le rivage.
Les bruits ont réveillé
les bruits. La forêt est toute harmonie. Est-ce les sons graves de
l'orgue que j'entends, tandis que des sons plus légers errent dans
les voûtes de verdure? Un court silence succède: la musique
aérienne recommence; partout de douces plaintes, des murmures qui
renferment en eux-mêmes d'autres murmures; chaque feuille parle un
différent langage, chaque brin d'herbe rend une note particulière.
Une voix extraordinaire
retentit : c'est celle de cette grenouille qui imite les mugissements du
taureau. De toutes les parties de la forêt les chauves-souris accrochées
aux feuilles élèvent leurs chants monotones; on croit ouïr
des glas continus ou le tintement funèbre d'une cloche. Tout nous
ramène à quelque idée de la mort, parce que cette
idée est au fond de la vie. »
(Chateaubriand,
extraits du Voyage en Amérique).
[La
méditation finie, Chateaubriand décrit les monuments de l'Ohio,
les bastions, les fortifications, les tombeaux, puis le cours du fleuve
Ohio,
les terrains qu'il traverse, la région du Kentucky. Il ajoute que
son manuscrit contenait ensuite la description du pays des Natchez et
celle
du cours du Mississippi jusqu'à la Nouvelle-Orléans, mais
qu'il a complètement transporté ces descriptions dans Atala
et dans les Natchez.] |