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Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand |
Mémoires d'outre-tombe est un ouvrage de Chateaubriand (Paris, 1849-1850). L'auteur commença à écrire ses mémoires en 1811 et les termina vingt-cinq ans plus tard. Quelque temps avant sa mort, il les vendit à une société commerciale, à condition qu'ils ne paraîtraient pas de son vivant. La publication en fut d'abord faite sous forme de feuilletons dans le journal La Presse. Dans ces Mémoires s'étalent à plein l'égoïsme et l'orgueil de l'auteur. Les renseignements historiques que nous y trouvons et les nombreuses médisances à l'adresse des contemporains doivent être soumis à un rigoureux contrôle. Malgré ces réserves nécessaires, les Mémoires d'outre-tombe n'en restent pas moins une des oeuvres les plus intéressantes de Chateaubriand. Au point de vue proprement littéraire, ils sont fort inégaux. Le style est parfois affecté, pénible, heurté. Mais certains chapitres ne sont pas inférieurs à ce que Chateaubriand écrivit jamais de plus beau, dans la première partie notamment, où il raconte son enfance et sa jeunesse. Comme le dit Sainte-Beuve, qui a jugé le livre sévèrement, on sent à chaque pas, dans les Mémoires d'outre-tombe, la griffe du vieux lion. (NLI).
« C'est à Rome, nous dit Chateaubriand quelque part, que je conçus pour la première fois les Mémoires de ma vie » : dans une lettre à Joubert, datée de décembre 1803, il a lui-même indiqué ses intentions et défini son dessein. Il avait alors trente-cinq ans. Il était dans toute la force et tout l'éclat de son génie : il avait publié Atala, René, le Génie du Christianisme : il songeait aux Martyrs; il allait écrire l'admirable Lettre sur la campagne romaine. Il venait de perdre Mme de Beaumont : des pensées attendrissantes de mort et d'immortalité, de religion et de gloire faisaient alors diversion à ses préoccupations politiques. « Je cherchais, dit-il, à ramener à un centre de repos mes pensées errantes hors de moi; » or, ce « ventre de repos », que pouvait-il être autre chose que lui-même? C'est en se repliant sur son « moi » que le poète des Martyrs s'est toujours consolé des souffrances et des désillusions que la vie ne lui a pas plus ménagées qu'à un autre. Personne, sauf Rousseau peut-être, ne s'est plus voluptueusement retranché en lui-même, n'a plus vécu de sa propre substance; et de même que Rousseau, si quelqu'un était comme prédestiné à écrire ses Confessions, assurément c'était Chateaubriand. De ces premières pages et de cette première rédaction des Mémoires de sa vie, - titre primitif des Mémoires d'Outre-Tombe, - Chateaubriand ne nous a conservé que ces quelques lignes : « Après avoir erré sur la terre, passé les plus belles années de ma jeunesse loin de mon pays, et souffert à peu près tout ce qu'un homme peut souffrir, la faim même, je revins à Paris en 1800. » « Dans ce plan que je me traçais, nous déclare-t-il, - et c'est ce que paraît bien confirmer la citation qu'il nous fait de ses premières ébauches, - j'oubliais ma famille, mon enfance, ma jeunesse, mes voyages et mon exil : ce sont pourtant les récits où je me suis plu davantage. »Il ne semble pas que cette rédaction primitive ait été poussée très loin, et ce projet d'écrire ses Mémoires dut être suspendu pendant plusieurs années, à moins que l'on ne veuille en voir la réalisation partielle, - et on le peut fort bien, - dans l'itinéraire de Paris a Jérusalem. Quoi qu'il en soit, le projet fut repris en 1809, probablement après la publication des Martyrs, et de cette époque date une première rédaction des trois premiers livres qu'on nous a fait connaître, déjà retouchée sans doute, en 1874 [Esquisse d'un maître, Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Chateauhriand, manuscrit de 1826 ]. En 1811, après la publication de l'Itinéraire, le grand écrivain se remit définitivement, cette fois, à l'oeuvre, et, utilisant sa rédaction partielle de 1809, il recommença ses Mémoires. On peut dire qu'en dépit d'interruptions plus ou moins longues ou fréquentes, il ne les lâcha plus qu'au moment de les céder à la société qui les lui avait achetés, c'est-à-dire en 1847. On a donc là, dans ce livre, plus de quarante années de la vie de Chateaubriand. De sa vie littéraire comme de sa vie morale et politique, « Je n'ai laissé passer, dit-il quelque part, ma vie complète que dans ces Mémoires. » L'aveu est à retenir. Nature exceptionnelle, pleine de contradictions, de mystères et d'orages. il a éprouvé le besoin de s'expliquer à lui-même et aux autres; il a de voir clair dans ce chaos du monde qu'il portait en lui. Sans qu'il en coûtât rien a sa « dignité d'homme », il a voulu se raconter, s'analyser lui-même, et cette fois sans détour et sans subterfuge. Car il l'avait déjà fait sous bien des formes et sous bien des prétextes : il n'était pas une de ses oeuvres qu'il n'eût tirée presque tout entière de son « moi »; il n'était pas un de ses héros auquel il n'eût prêté son âme ardente, pas une de ses créations qu'il n'eût animée de sa flamme, de sa passion, de son génie.
Et ce poète était aussi un homme d'action (« voyageur, soldat, publiciste, ministre...») : « Si j'étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes Mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l'épopée de mon temps.... »Voilà le grand mot lâché : en se racontant lui-même Chateaubriand racontera son siècle tout entier : cette autobiographie sera une oeuvre d'histoire : et par la force des choses, comme par le génie de l'auteur, ce poème lyrique s'achèvera en épopée. On entrevoit dès lors tout ce qu'a dû être, tout ce qu'a été effectivement une oeuvre ainsi conçue. Personnelle avant tout, et dans tous les sens du mot, tel en a été le caractère éminent. foncier, irréductible. On en a parfois été choqué et scandalisé, plus que de raison peut-être. « C'est un ouvrage sans moralité », écrivait George Sand à Sainte-Beuve, tout heureux d'enregistrer ce propos; et l'on peut se demander si le mot n'est pas un peu bien fort sous la plume de l'auteur de Lélia. Car d'abord, il paraîit assez difficile d'écrire ses Mémoires sans parler un peu, et même beaucoup de soi, et, depuis Retz jusqu'à George Sand elle-même, on cherche en vain ceux qui ont pu s'en dispenser. Dira-t-on que Chateaubriand a vraiment dépassé la mesure, que personne n'a imposé sa personnalité avec une insolence plus fastueuse, plus continue et parfois, plus puérile; que personne ne s'est plus naïvement cru le centre du monde et n'a plus résolument tenté d'en persuader les autres; et qu'en fin de compte, nul n'a mieux justifié le mot célèbre de Pascal : « Le moi est haïssable »? - Il y a, je le reconnais, des « moi-» plus modestes. Mais, outre que l'orgueil de Chateaubriand a des accalmies et comme des repentirs dont l'humilité chrétienne n'est pas entièrement absente, ne faut-il pas avouer dise peu d'hommes, après tout ont eu plus de droits à se croire chargés d'un premier rôle sur la scène de ce monde? Et si, par hasard, Napoléon avait lui-même écrit ses Mémoires, aurait-on pu lui reprocher de s'être toujours représenté au premier plan? Or, tout n'est pas rodomontade et vanité d'auteur dans le rapprochement qu'à chaque instant suggèrent et que trop souvent expriment les Mémoires d'Outre-Tombe entre Napoléon et Chateaubriand; et peut-être à cet égard, le seul tort de René est-il d'en avoir eu trop fortement conscience. Et puis, et surtout, devons-nous oublier que nous sommes en présence non seulement d'une autobiographie, mais d'une oeuvre lyrique? et qui a jamais reproché à une Contemplation de Hugo ou à une Méditation de Lamartine d'être de la poésie Il suit de là que si l'on veut connaître à fond Chateaubriand. - intus et in cute, comme disait Sainte-Beuve, - ce sont les Mémoires surtout qu'il faut lire : car c'est le seul de tous ses livres où il se soit mis tout entier, c'est le seul où il ait déployé librement tous les aspects de son génie et toutes les contradictions de son coeur. Toute son ouvre aboutit à ce livre : et, sans ce livre, son oeuvre deeurerait incomplète et en partie inexpliquée. Il le sentait bien : de Ia sa tendresse toute paternelle pour ce « pauvre orphelin destiné à rester après lui sur la terre » : de là le soin qu'il mit à l'écrire, les retouches incessantes qu'il lui fit subir, la curiosité inquiète avec laquelle il essayait d'en prévoir et d'en préparer la fortune. Dans les derniers mois de sa vie, comme pour donner une fête suprême it son imagination, en présence de cinq ou six amis, il s'était fait faire une lecture intégrale des Mémoires. Et l'un peut sans doute sourire de ces préoccupations d'artiste accompagnant le poète jusqu'au seuil même de la mort. Mais elles ont bien aussi leur signification et leur éloquence. Car ce livre, c'était bien plus qu'un livre pour lui : c'était toute une partie de lui-même, la plus chère, la plus intime; et que dis-je? une partie : c'était lui-même, c'était son « moi » qu'il avait projeté dans ces pages ; les mystères de son coeur, de son « inexplicable coeur », il les y avait sinon dévoilés, du moins indiqués au regard clairvoyant; les dons incomparables de son génie, il les y avait répandus sans compter. Et, au rythme souverain de ses phrases, ce n'était pas seulement sa vie, telle qu'il l'avait faite et telle qu'il l'avait rêvée, qu'il voyait se dérouler sous ses yeux : c'était son âme même qui, avant de « se réunir au faisceau des Iyres brisées », lui donnait son dernier concert. En résumé, un poème, et, un poème lyrique, tel est le trait sur lequel on ne saurait trop appuyer quand on parle des Mémoires d'Outre-Tombe. C'est, à bien des égards, l'oeuvre la plus caractéristique de Chateaubriand, et, sinon celle qui a exercé le plus d'influence, du moins celle qui nous paraît aujourd'hui la plus vivante et la plus proche de nous. Elle l'est par la forme, qui nous offre des modèles, presque toujours admirables, de tous les styles qui ont eu cours chez nous depuis un siècle, sans en excepter même le style décadent. Elle l'est par le fond, s'il est vrai qu'il n'y ait pas une des idées, pas un de sentiments généraux qui ont agité, passionné ce tumultueux XIXe siècle, qui ne trouve dans les Mémoires sa géniale expression. Il semble même que, d'année en année, à mesure que nous nous éloignons davantage des conditions déplorables de la publication primitive, dans les colonnes de La Presse, l'oeuvre monte dans l'estime admirative de ses lecteurs. Vers 1900, l'éditeur des Mémoires d'Outre-Tombe, Edmond Biré osait à peine les comparer à ceux de Saint-Simon, et encore c'était pour décerner à Chateaubriand « le second rang ». On n'a pas ici à instituer une comparaison détaillée entre les deux oeuvres. Mais, si vif admirateur que l'on je puisse être de Saint-Simon artiste. - et même à cet égard, difficile de lui sacrifier René, lequel, dans l'ordre de l'intelligence, l'emportait de cent coudées sur son rival du XVIIe siècle. - il ne semble pas que l'on puisse dire que les Mémoires du duc de Saint-Simon soient une oeuvre aussi forte, aussi complexe, aussi puissamment représentative, aussi riche de signification historique et morale que ceux du vicomte de Chateaubriand. Les Mémoires d'Outre-Tombe sont, il n'en point douter, l'un des chefs-d'oeuvre du poète du Génie du Christianisme, et l'une des grandes oeuvres du XIXe siècle. (F. Brunetière et V. Giraud). |
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