|
Montanus
a été le fondateur d'une secte que les contemporains appelaient
parfois Montanisme, mais plus communément l'hérésie
chez les Phrygiens, dénomination dont les Occidentaux faisaient,
par solécisme, hérésie des Cataphrygiens. On
possède très peu de renseignements sur la personne de Montanus;
et ces renseignements sont très vagues. Non seulement les indications
chronologiques de l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe
sont contredites par celles qui sont rapportées dans le livre d'Epiphane
Sur
les hérésies; mais celles-ci se contredisent entre elles.
Eusèbe place l'origine du montanisme en 172; Épiphane, quinze
ans plus tôt. Quoi qu'il en soit, il est généralement
admis que Montanus est né à Ardahan, village de Phrygie.
L'année de cette naissance est inconnue; de même, celle de
sa mort. C'était un païen converti au christianisme.
Didyme
(De Trinitate, III, 41) dit qu'avant sa conversion il était
prêtre des idoles. Comme le culte de
Cybèle
était dominant en Phrygie, il est vraisemblable que Montanus y était
attaché. Cette conjecture nous semble confirmée par les qualifications
de abscissus et de semivir, que saint Jérôme
(Ep. ad Marcellam) applique à Montanus, lesquelles rappellent
les mutilations que s'infligeaient dans leurs extases orgiaques les galles,
prêtres de la Mère des dieux; mais
aussi par les extases mêmes et la coopération des femmes que
Montanus emprunta à ce culte, pour en faire un des organes de son
système religieux. Après sa conversion, il devint prêtre
parmi les chrétiens, peut-être même évêque.
Comme il est à
peu près impossible de se dépouiller complètement
de la religion dans laquelle on est né, surtout lorsqu'on y a exercé
le sacerdoce, Montanus garda les empreintes produites en lui, comme chez
la plupart des païens, par la croyance aux révélations
perpétuelles de la divinité dans les oracles,
et surtout par l'action qu'il avait vue exercée sur l'esprit des
humains en extase, par la Mère des dieux. Dans les Écritures
que sa foi nouvelle devait révérer,
il pouvait trouver un bon nombre d'arguments plausibles pour affirmer une
révélation continue, progressivement graduée sur les
besoins et la portée de l'intelligence des humains auxquels elle
est destinée. Sans parler du sommeil d'Adam
et des phénomènes par lesquels s'était manifesté
l'Esprit divin, opérant dans les prophètes de l'Ancienne
Alliance, il est incontestable que Jésus
avait promis à ses disciples de leur envoyer après sa mort
le Paraclet, le Consolateur qui devait demeurer éternellement avec
eux (Ev. saint Jean,
XIV, 16), pour leur enseigner les choses qu'ils n'avaient pu comprendre
pendant sa vie (XVI, 12); l'Esprit de vérité, qui les conduirait
en toute vérité (13). Cette promesse avait reçu une
première et éclatante réalisation au jour de la Pentecôte,
quand les disciples, qui ne connaissaient encore que leur propre langue,
s'exprimèrent dans toutes les langues parlées alors selon
que l'esprit les faisait parler (Actes des Apôtres,
11, 4). Des faits analogues avaient eu lieu dans les assemblées
des premiers chrétiens (Glossolalie).
Montanus se présenta
donc comme l'organe du Paraclet. Il ne prétendait pas être
le Paraclet lui-même; mais l'humain en extase prophétique
n'étant qu'un instrument par lequel l'Esprit divin opère,
comme un musicien sur un instrument de musique, les paroles qu'il proférait
étaient non les siennes, mais celles du Paraclet. C'est en ce sens
que, dans un fragment qui a été conservé par Épiphane
et qui lui a été attribué, il a pu dire :
«
Je suis venu non comme un ange ou un ambassadeur,
mais comme Dieu le Père ».
Il associa à
son oeuvre deux femmes qui semblent avoir été merveilleusement
douées pour les extases et vraisemblablement pour la suggestivité
: Prisca ou Priscilla et Maximilla. Elles quittèrent leurs maris,
et il les mit au rang des vierges dans son Église.
Elles eurent un grand succès; on venait de loin pour assister à
leurs prophéties. En ce temps-là, on s'accordait généralement
à attribuer les phénomènes de ce genre à une
cause surnaturelle, les uns, à l'action de Dieu,
les autres à l'oeuvre et aux ruses des démons.
Ceux que ce mouvement mettait en défiance proposèrent d'exorciser
Priscilla et Maximilla. Cette demande fut repoussée comme injurieuse
pour le Saint-Esprit, qui les avait choisies pour organes. En conséquence,
les évêques du voisinage condamnèrent le montanisme
et excommunièrent ses adhérents. Ces mesures furent approuvées
par les principaux évêques de l'Asie Mineure. Les montanistes
protestèrent et s'efforcèrent de se concilier la faveur des
chrétiens d'Occident. Ici se trouve la première date qui
puisse être placée avec précision dans cette histoire.
En 177, les montanistes sollicitèrent la bienveillance des chrétiens
de Lyon emprisonnés pour leur foi. Eusèbe
dit que ceux-ci s'adressèrent pour la paix de l'Église,
à Éleuthère, évêque de Rome. De leur
côté, les Orientaux persistèrent dans leur jugement,
et s'appliquèrent à le justifier dans de nombreux écrits.
Les montanistes restèrent officiellement réprouvés,
quoique sur les points essentiels, ils fassent en communauté de
foi avec l'Église. Le baptême donné par eux fut déclaré
nul. On les accusa même de sacrifier des enfants et d'en partager
la chair dans leurs mystères.
Montanus ne semble
pas avoir présidé longtemps à l'oeuvre qu'il avait
commencée. Suivant la coutume, des récits orthodoxes le font
mourir de mort violente, s'étant pendu comme Judas. De même,
Maximilla, en une autre année. Elle avait survécu à
Priscilla, et croyait être la dernière prophétesse,
la fin du monde devant survenir après elle. Thémiso succéda
à Montanus dans la direction du parti; après lui, Miltiade.
Leur siège principal était à Pepuza, la place sainte
où la nouvelle Jérusalem
devait descendre du ciel, l'endroit vraisemblablement
où Montanus avait enseigné et où Priscilla et Maximilla
avaient prophétisé.
Épiphane
(mort en 403) constate que, de son temps, le montanisme comptait encore
de nombreux adhérents en Phrygie,
en Galatie,
en Cappadoce,
en Cilicie
et même à Constantinople.
Pour ce qui regarde l'Occident, Tertullien
(Adversus Praxeam, c. I) dit qu'un évêque de Rome,
dont il n'indique pas le nom (Éleuthère? Victor ? Zéphyrinus?),
inclinait vers le montanisme, mais qu'il en fut détourné
par Praxéas. Ce qui est plus précis, c'est la réprobation
formelle qui eut lieu en l'Église de Rome, sous le pontificat de
Zéphyrinus (199-217), à la suite d'une controverse entre
Caius, prêtre de cette église, et le montaniste Proclus. Vers
le même temps, le montanisme, dégagé des particularités
les plus choquantes de son origine, s'était répandu en Afrique,
où il eut d'illustres martyres (Félicité et Perpétue);
et il avait trouvé chez Tertullien un éloquent interprète
et un ardent défenseur, qui se sépara de l'Église
catholique pour servir fidèlement cette cause. A cette partie (202-224)
de la vie du puissant docteur appartiennent les ouvrages suivants, dont
la plupart sont caractérisés par un esprit et par un langage
montanistes, lors même qu'ils ne traitent pas spécialement
du sujet :
De Corona,
- De Fuga in persecutione, - De Exhortatione castitatis, - De Virginibus
velandis, - Adversus Hermogenem, - Adversus Valentinianos, - De Carne Christi,
- De Resurrectione carnis, - De Pallio, - Adversus Marcionem, - De Anirna,
- Scorpiace, - Ad Scapulam, - De Monogamia, - De Jejunio, - De Pudicitia,
- Adversus Praxeam.
Comme la doctrine des
montanistes n'est ordinairement exposée que par leurs adversaires,
il est nécessaire à la connaissance du sujet de placer ici
le sommaire que Tertullien en a présenté
:
«
La règle de notre foi est toujours la même;
elle n'est pas sujette au changement, ni susceptible de réformation
: croire en un seul Dieu tout-puissant, créateur
du monde; croire que Jésus-Christ, son
fils, est né de la Vierge Marie, qu'il
a été crucifié sous Ponce Pilate, que le troisième
jour il est ressuscité des morts, qu'il
a été reçu dans le ciel, qu'il
est maintenant à la droite de son Père, qu'il viendra juger
les vivants et les morts, et qu'alors nos corps doivent ressusciter. Mais
cette règle de notre foi demeurant entière, les autres choses
qui regardent la discipline et les rapports des fidèles entre eux
peuvent recevoir innovation et correction par l'opération continuelle
de la grâce, dont nous devons profiter ,jusqu'à la fin.
Le démon
travaillant sans cesse à fortifier l'esprit d'iniquité, il
n'est point probable que la grâce, qui est Oeuvre de Dieu, cesse
de travailler à notre perfection. Au contraire, c'est principalement
pour cette oeuvre que Jésus-Christ a envoyé le Paraclet,
afin que l'humain qui, à cause de sa faiblesse, ne pouvait comprendre
immédiatement toutes les maximes de la perfection chrétienne,
y fut conduit peu à peu par une sainte discipline que le Saint-Esprit,
son vicaire, devait perfectionner [...] Quel est donc le ministère
du Paraclet, sinon de régler la discipline, de nous faire entendre
les saintes Écritures,
de réformer notre esprit et de nous faire toujours avancer vers
la perfection?
Il faut que tout
ait son âge; il n'y a rien qui n'attende sa perfection du temps.
L'Ecclésiaste
nous apprend qu'il faut du temps à toutes choses [...] Les plus
grands arbres ne sont d'abord qu'un grain fort petit; ce grain ne forme
au commencement qu'une herbe très faible, qui se change insensiblement
en un arbrisseau. Lorsque les branches
de cet arbrisseau
se sont fortifiées et étendues, nous voyons enfin un arbre
parfait, dont les boutons,
quand ils sont éclos, font apparaître une fleur,
qui laisse du fruit
après elle. En sa naissance, ce fruit ne semble qu'ébauché,
mais il se forme à mesure qu'il croît. Après le temps
nécessaire, il s'adoucit et parvient à une agréable
maturité.
C'est à peu
près de la même manière que Dieu, source première
de la justice, comme il est la cause première de toutes les créatures,
a fait faire à cette vertu plusieurs progrès parmi les humains.
D'abord, elle n'a été appuyée que sur la crainte naturelle
de Dieu; au temps de la Loi et des Prophètes, elle s'est vue dans
une espèce d'enfance; l'Évangile
lui a donné, pour ainsi dire, la force d'une vigoureuse jeunesse;
enfin, l'Esprit de Dieu travaille sans cesse à la perfectionner.
C'est ce divin Esprit que nous devons reconnaître et adorer comme
notre maître depuis Jésus-Christ;
car, comme c'est Jésus-Christ qui nous l'a envoyé pour nous
conduire, il ne nous enseignera jamais d'autres maximes que les siennes.
Lui seul doit être notre guide, parce qu'il est le seul qui nous
ait été donné depuis Jésus-Christ (De Virginibus
velandis, I) [...]. Aux derniers temps, Dieu tout-puissant a répandu
son esprit sur toute chair [...] Il a dissipé toutes les ténèbres
des temps passés et toutes les ombres de l'hérésie
[...] par l'explication claire qu'il a donnée de tous les mystères,
de toutes les paraboles et figures, par la voix de la nouvelle prophétie,
qui a tout inondé des eaux divines du Paraclet. » (De Resurrectione
carnis, 63).
Du développement
progressif de la révélation les montanistes déduisaient
un développement et un perfectionnement analogues dans les moyens
de grâce et la discipline institution de nouveaux jeûnes, aggravation
des anciens, exaltation de la virginité, prohibition des secondes
noces, défense de fuir la persécution, interdiction de remettre
certains péchés, spécialement les récidives
du péché. Un des stimulants les plus puissants de leur zèle
était l'attente du prochain retour de Jésus
(Chiliasme),
attente peu favorable au mariage et à l'activité pratique.
Quoique en principe ils n'attaquassent ni l'autorité des Écritures,
ni la hiérarchie ecclésiastique, en fait leur doctrine induisait
à les subordonner aux manifestations récentes du Paraclet
et aux décisions des prophètes qu'il choisissait comme organes
de ses oracles. On dit, et il est vraisemblable
qu'ils avaient conservé, par écrit les prophéties
de
Montanus, de Priscilla
et de Maximilla.
En Occident, leur
secte semble avoir disparu assez promptement on n'y avoir laissé
que des vestiges difficiles à retrouver. Pour la détruire
en Orient, notamment en Phrygie et dans les contrées voisines, il
fallut user jusqu'à la fin du règne de Justinien
d'une persécution qui réunit tous les anathèmes que
l'Église peut prononcer, toutes les déchéances et
toutes les spoliations que les lois peuvent édicter, toutes les
dévastations et tous les sévices que la violence peut infliger.
Cette persécution rencontra une résistance qui se manifesta
parfois par des actes effrayants de constance. Des montanistes phrygiens
se brûlèrent dans leurs lieux de culte, avec toute leur famille,
pour ne point se soumettre aux ennemis de leur foi. (E.-H.
Vollet). |
|