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Les idées
chiliastes
ou millénaristes, qui jouent un rôle si considérable dans l'histoire
de l'Eglise chrétienne, prennent leur origine
dans le judaïsme et dans les livres bibliques .
Au cours des siècles qui précèdent l'ère chrétienne, la pensée des
théologiens juifs se porte avec une insistance
marquée vers la considération des choses dernières, de l'avenir que
la providence destine aux descendants d'Abraham
et aux autres peuples. On arrive ainsi à dresser tout un tableau, dans
lequel figure une période de félicité spéciale, dont la durée est
de mille ans.
Les écrivains prophétiques avaient annoncé
qu'à la suite d'épreuves terribles, le peuple juif atteindrait à un
degré incroyable de gloire et de félicité, que sa foi
religieuse et son sanctuaire deviendraient ceux de tous les peuples de
l'univers et que le règne de Dieu s'établirait
ainsi sur toute la Terre. Ces vues comportaient
plusieurs phases, notamment la glorieuse apparition d'un chef, le Messie,
exécuteur des vengeances et des jugements célestes. On se préoccupait
particulièrement du sort réservé à ceux qui avaient succombé sous
les coups de l'ennemi et subi les épreuves de la persécution religieuse
sans avoir vu l'avènement de l'ère réparatrice et l'on magina pour eux
unempensation extraordinaire. Lors de la grande manifestation divine et
de l'apparition du Messie, les martyrs seraient rappelés à la vie pour
prendre part à son règne glorieux.
Dans l'Apocalypse
de saint Jean (chap. XX), on enseigne très nettement une double résurrection,
la première, destinée aux seuls fidèles, à ceux qui ont subi la persécution
et résisté à toutes les épreuves; ceux-là régneront mille ans avec
le Christ. Mais, après ces mille ans, Satan
sera délivré de la prison où il avait été plongé au début même
du millenium; une grande et suprème révolte des peuples incrédules et
idolâtres menacera la cité des saints. Après
que les ennemis de Dieu ont été réduits à l'impuissance et définitivement
écrasés, a lieu la résurrection générale des morts
précédant le jugement dernier.
On l'a dit, l'espérance en un règne de
mille ans, que le Christ fonderait sur la terre, avait été préparée
chez les Chrétiens par les idées des
Juifs qui attendaient dans le Messie un roi
puissant, sous lequel leur peuple, vainqueur de tous ses ennemis, subjuguerait
le monde et vivrait dans la plénitude du bonheur terrestre. Jésus ayant
déclaré que sa mission était d'établir le royaume de dieu ici-bas,
ses premiers disciples, tous juifs, se trouvaient prédisposés à entendre
cette déclaration dans un sens matériel, et à en attendre la réalisation
eu un temps prochain. (Ev. S. Matthieu ,
XXIV, 34; S. Luc, XXI, 27-28 ; XXII, 29-30 ; Act. des Apôt. ,
I, 6). Après sa disparition, ils se persuadèrent qu'il reviendrait une
seconde fois pour fonder le règne de Dieu ou le royaume messianique tel
que les prophètes l'avaient annoncé. Cette croyance se répandit généralement,
même parmi les chrétiens sortis du paganisme, favorisée par l'effet
des persécutions : plus les épreuves qu'ils avaient à endurer étaient
douloureuses, plus le danger de voir anéantir complètement le christianisme
semblait menaçant, plus les fidèles entretenaient avec ardeur l'espoir
d'un prochain et complet renouvellement du monde et d'une victoire compensant
au centuple les souffrances et les pertes subies. (Ev. S. Matt.,
XIX, 28-29).
Il est vraisemblable que ce qui a donné
le plus de force à beaucoup de martyrs, c'était la perspective d'être
bientôt ressuscités pour voir abattre les ennemis du Messie et, participant
à son règne glorieux, boire avec lui du fruit
de la vigne .
(Ev. S. Matt., XXVI, 29). Il est certain que dès les temps apostoliques
et dans ceux qui suivirent immédiatement, non seulement la croyance en
un retour prochain du Christ (parousie), mais l'attente d'un royaume
terrestre fondé par lui, étaient généralement admises parmi les chrétiens.
La deuxième épître attribuée à saint
Pierre (IV) s'efforce de raffermir ceux qui pourraient se sentir découragés
par le retard de l'avènement du Christ et de les fortifier dans l'espérance
de nouveaux cieux et d'une terre nouvelle, on la justice habitera.
L'Apocalypse (XX, 5) avait fixé
à mille ans la durée de ce royaume. L'Epître de Barnabas (XV)
indique les raisons qui justifient cette détermination. Saint Papias,
évêque d'Hiérapolis, professe naïvement
le chiliasme le plus sensuel. Saint Justin martyr affirme que le chiIiasme
est la foi de tous les chrétiens catholiques. (Dial. contra Tryph.,
80-81.) Cette foi se trouve exposée dans tous les écrits de cette époque,
et en particulier dans quelques apocryphes,
tels que les Sybilles chrétiennes, le Testament des douze patriarches,
etc. Saint Justin, (Dial., 80), saint Irénée (v. 25-36),
Tertullien
(Advers. Marc., III, 24) font des descriptions très détaillées
du règne de mille ans. D'abord paraîtra l'Antéchrist
, mais il sera anéanti avec toutes les puissances qui se joindront Ã
lui. Tous les empires de la Terre, particulièrement l'empire romain, seront
détruits. Alors, dans une nouvelle Jérusalem
élevée sur les ruines de l'ancienne, Jésus fondera un empire dans lequel,
visible aux humains, il gouvernera la Terre pendant mille ans. Les patriarches,
les prophètes et les justes seront ressuscités pour prendre part aux
bienfaits de ce règne. Suivant saint Irénée, les fondements de la nouvelle
Jérusalem seront en rubis et en saphir et
ses remparts en cristal (v. 34). Saint Irénée cite un fragment de saint
Papias où il est dit :
« Les jours
viendront où naîtront des ceps de vigne ayant chacun 10 000 branches,
chaque branche 10 000 pampres, chaque pampre 10 000 grappes, chaque grappe
10 000 grains ; et chaque grain produira 25 mesures de vin. Et quand un
des saints saisira l'une de ces grappes, une autre grappe lui criera :
Je suis meilleure encore; prends-moi et bénis le Seigneur. »
Dans la première moitié du IIe
siècle, les gnostiques étaient les seuls
qui se prononçassent contre le chiliasme : il était inconciliable avec
leur manière de considérer la Terre comme l'oeuvre d'un créateur imparfait,
et le corps comme la prison de l'âme. L'ardeur
avec laquelle les montanistes préconisaient
le chiliasme lui suscita d'autres adversaires. Les premiers furent les
aloges, secte hérétique, et Caius, qu'on dit avoir été presbytre
de Rome. Ils eurent peu de succès. Les tendances de l'école chrétienne
d'Alexandrie répugnaient au chiliasme;
Origène les formula dans les termes d'une opposition
directe. Faisant consister la destination définitive de l'humain dans
la délivrance de tous les liens qui l'attachent à la matière et dans
l'élévation progressive de l'âme après la mort, il devait protester
contre le retour à des joies sensuelles, telles que le promettait le chiliasme.
Aussi soutient-il que les passages bibliques invoqués par les millénaristes
doivent être interprétés allégoriquement et rapportés à des biens
spirituels (De principis, II, 11). Cette doctrine
trouva de nombreux adhérents, et elle fut adoptée et défendue par Denys,
évêque d'Alexandrie. Malgré une recrudescence momentanée du chiliasme,
provoquée par la persécution de Décius, malgré la Réfutation des
allégoristes, par Népos, évêque égyptien, elle prévalut bientôt
dans l'Église d'Orient. A la fin du IIIe
siècle, le chiliasme n'y est plus guère professé que par Méthodius,
évêque de Tyr, adversaire déclaré d'Origène sur toutes les questions
(Symposium decem Virginum).
Cette croyance subsista plus longtemps
chez les Occidentaux, restés à peu près étrangers aux idées nouvelles
d'Origène. Dans son Institution divine (VII, 14-25), Lactance,
un de leurs plus éminents auteurs, mort vers 325, se complaît à donner
une description du règne du Christ qui dépasse par le matérialisme
tout ce qu'on peut trouver ailleurs : Les sujets de ce royaume feront une
quantité innombrable d'enfants consacrés au Seigneur. Les païens ne
seront point tous anéantis, ils seront épargnés en partie, mais afin
que les justes puissent exercer sur eux de glorieuses représailles et
les tenir pour toujours réduits en esclavage.
Plus tard encore, l'Histoire sacrée de Sulpice Sévère (Il, 29)
démontre la survivance du chiliasme. Mais la cessation des persécutions
lui avait enlevé son plus énergique stimulant; et, d'autre part, la promotion
du christianisme au rang de religion d'État,
en avait fait une doctrine fâcheuse. En effet, le chiliasme suppose, préalablement
à l'établissement du règne millénaire du Christ, la destruction de
tous les autres empires. L'Eglise ne devait pas
espérer, c.-à -d. désirer la destruction d'un empire, où elle partageait
le règne avec l'Empereur ( La
religion populaire au Moyen Âge).
Plus tard, quand cet empire aura été
anéanti, ce ne sera pas pour le Christ, mais pour le pape qu'elle réclamera
le sceptre. Néanmoins, l'Église ne paraît pas avoir jamais condamné
expressément le chiliasme; mais elle se mit à enseigner autre chose;
et les écrivains orthodoxes s'efforcèrent d'éluder les témoignagnes
qui attestent que le règne millénaire du Christ a été, pendant plus
de deux siècles, l'objet de la suprême espérance des fidèles. Dès
lors, le développement des attentes eschatologiques se fit dans le sens
de la terreur. Le stimulant produit par l'image du paradis
fort terrestre du chiliasme ne pouvant être remplacé par l'idée du ciel
des théologiens, inaccessible à la pensée
et au sentiment de l'immense majorité des chrétiens, on y suppléa par
l'effroi de l'enfer. Quiconque sait lire constate
dans les récits du passé, que, durant de longs âges, l'objectif capital
de la religion a été pour le peuple d'éviter l'enfer, plutôt que de
gagner après la mort un ciel rempli de choses auxquelles il n'avait guère
aspiré pendant la vie.
C'est à tort qu'on a rattaché au chiliasme
les supposées terreurs que quelques auteurs imaginatifs ont prétendu
avoir agité les esprits du Moyen âge
à l'approche de l'an 1000. Il n'y a entre ces
deux choses qu'un rapport de nombre fort accidentel. Le chiliasme n'attendait
pas la fin du monde en l'an 1000, mais le règne terrestre du Christ pendant
mille années. De même, les prédictions de Joachim de Flore et de l'Évangile
éternel sur les trois âges ou les trois états de l'humanité; elles
se rapportent, non au millenium, mais à une certaine conception des fonctions
successives des trois personnes de la Trinité
: le troisième âge, qui est le dernier terme de cette évolution, ne
correspond nullement au règne du Christ; il inaugure l'avènement du Saint-Esprit,
c.-à -d. la suprématie du régime monastique constitué dans son idéale
pureté.
Il faut descendre jusqu'au temps de la
Réforme ( La Renaissance )
pour retrouver le chiliasme. Il n'a jamais été professé par aucune des
grandes Églises protestantes; mais, à diverses époques, il a recruté
des adeptes plus ou moins nombreux dans des sectes formées à côté de
ces églises; et même çà et là , au sein de ces églises ou sur les
confins du catholicisme, des adeptes parmi
les disciples de quelques mystiques ou de
quelques docteurs en supputation apocalyptique. (M. Vernes
/ E.-H. Vollet).
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En
librairie - Jean Servier, Histoire
de l'utopie, Gallimard (Folio), 1991. - Guillaume Bacot, Millénaires,
messianismes et millénarismes, Picard (Revue française d'histoire
des idées politiques, n°10), 1999. - Jean-Paul Chabrol, Elie Marion,
le vagabond de Dieu, 1678-1713 (Prophétisme et millénarisme protestants
en Europe à l'aube des Lumières), Edisud, 2000. - Jean-Raymond Fanlo
(textes), André Tournon, Formes du millénarisme en Europe à l'aube
des temps modernes, Renaissance européenne, Honoré Champion, 2001.
Jean
Flori, L'Islam et la fin des temps : L'interprétation prophétique
des invasions musulmanes dans la chrétienté médiévale, Seuil,
2007. - Contrairement à ce que l'on écrit encore trop souvent, l'attente
de la fin du monde était bien présente, au Moyen
Age, dans les pensées des chrétiens,
mais aussi des juifs et des musulmans. Chez
les chrétiens, cette attente suscitait de l'espérance bien plus que de
la terreur. Les prophéties annonçaient en effet qu'après l'effondrement
de la dernière grande puissance mondiale, d'abord identifiée à l'Empire
romain, s'ouvriraient les temps de la fin, marqués par la survenue
de l'Antechrist, qui serait finalement vaincu
par le Christ et ses fidèles. Alors s'instaurerait
définitivement le royaume de Dieu. En Occident,
et plus encore en Orient, il était tentant d'assimiler à la puissance
de l'Antechrist celle des musulmans qui, en quelques
années, s'était emparés de la plupart des territoires de l'ancien Empire
romain. Dès lors, les croisades entreprises
par les chrétiens pour libérer de leur domination ces terres jadis chrétiennes
pouvaient prendre une dimension eschatologique. (couv.).
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