| Silène, roi de Carie ou de Mélos suivant les uns, de Nysa en Afrique suivant Diodore, joyeux compagnon et gai buveur, avait mis en pratique, plusieurs siècles avant Epicure, la philosophie du bonheur. Zeus l'avait pourtant choisi comme précepteur de son fils Dionysos, car Silène cachait sous une apparente bonhommie une science profonde, et, quand il discutait quelque question morale ou philosophique, on l'écoutait avec respect et admiration. Seulement ce n'était pas chose aisée que de l'arracher à ses plaisirs habituels. Il fallait user de ruse et de violence. Midas, roi de Phrygie, le fameux Midas dont les longues oreilles ne sont peut-être qu'un symbole de son ardeur à l'étude, attira Silène à sa cour, et, ayant employé pour y parvenir la supercherie, de douces violences, et des chaînes de fleurs. L'ayant ainsi attiré près de lui, il écoutait avec avidité ses discours; et dans un de ces doctes entretiens, il reçut de son hôte les révélations géographiques sur un continent mystérieux, la Méropide, dont Théopompe de Chio avait fait la description, et dont Elien nous a conservé ce curieux fragment : « L'Europe, l'Asie et la Libye, disait Silène, étaient autant d'îles autour desquelles circulait l'Océan; en dehors de ce monde existait un continent unique d'une immense étendue, peuplé de grands animaux; les hommes qui l'habitaient avaient une stature double de la nôtre, et la durée de leur vie s'allongeait dans la même proportion. On trouvait chez eux de grandes et nombreuses cités, des fleurs particulières, et des lois tout différentes de celles qui nous régissent. Il y avait surtout deux cités, les plus considérables en étendue, qui n'offraient entre elles aucune espèce de ressemblance; l'une appelée Makhimos (Makkimos) ou la Guerrière, l'autre Eusebès ou la Pieuse : les Eusebiens vivaient dans une douce paix, recueillant sans labeur d'amples moissons des fruits que la terre leur prodiguait sans culture; exempts de maux , ils coulaient leurs jours dans la joie et le bonheur; chez eux, point de procès : ils étaient si équitables, que les dieux mêmes ne dédaignaient pas de descendre souvent parmi eux. Les citoyens de Makhimos, au contraire, étaient très belliqueux, toujours armés, toujours en guerre pour subjuguer leurs voisins, en sorte que cette république commandait elle seule à un grand nombre de nations; elle ne comptait pas moins de deux cents myriades d'habitants; peu mouraient de maladies, ils périssaient presque toujours dans les combats, sous les coups de pierre ou de massue, car ils n'avaient pas à redouter d'être blessés par le fer. Ils possédaient tant d'or et d'argent, que l'or avait à leurs yeux moins de prix que le fer n'en a pour nous. Une fois ils tentèrent de venir dans nos îles; et d'innombrables guerriers, traversant l'Océan, arrivèrent jusque chez les Hyperboréens; mais ayant appris que nous regardions comme les plus heureux de la terre ces peuples dont la vie s'écoulait obscure et sans gloire, ils méprisèrent une telle conquête, et dédaignèrent d'aller plus loin. Mais voici le plus merveilleux du récit de Silène : Des hommes appelés Méropes, constitués en cités nombreuses et considérables, occupaient une vaste région qui se terminait à une espère d'abîme appelé Anostos, rempli d'une vapeur sombre et rougeâtre. Dans ce pays coulaient deux fleuves, l'un de la Joie, l'autre de la Tristesse, bordés d'arbres semblables à de grands platanes, et dont les fruits participaient à la nature et à la vertu du fleuve près duquel ils naissaient les cueillait-on sur les rives de la Tristesse, celui qui en mangeait versait désormais d'incessantes larmes, passait le reste de sa vie dans les pleurs, et finissait par mourir de chagrin. Les fruits cueillis sur les bords du fleuve de la Joie avaient un effet tout contraire; celui qui en goûtait perdait le désir de ce qu'il avait le plus recherché, oubliait ce qu'il avait chéri, et rajeunissant graduellement, repassait tour à tour de la vieillesse à l'âge viril, à la jeunesse, à l'adolescence, au premier âge, jusqu'à ce qu'enfin il retournât au néant. Voilà le récit que Théopompe de Chio mettait dans la bouche de Silène. Élien, en le répétant, n'y voulait pas ajouter foi, et ne voyait dans Théopompe, ici comme ailleurs, qu'un simple mythologue, et non comme un historien. « Si quelqu'un trouve vraisemblable le récit de l'écrivain de Chio, dit-il, libre à lui. Pour moi, sur ce point comme dans ses autres ouvrages, c'est un insigne arrangeur de fables ». Le récit de Théopompe est sans doute un roman sentimental. Il a voulu, comme Thomas More, dans son Utopie, ou comme Cabet, avec son Voyage en Icarie, décrire les merveilles d'une terre idéale, ou bien encore, comme Swift, faire la satire de ses contemporains (Voyages de Gulliver) : mais, ainsi qu'il arrive fréquemment dans les ouvrages de fiction, cette histoire, dont les héros portent des noms de fantaisie, et dont l'action se passe dans un pays imaginaire, n'en est pas moins réelle par quelque point. N'a-t-on pas retrouvé dans le grand Cyrus de Mlle de Scudéry un récit détaillé et fort exact de la bataille de Rocroi Il en est peut-être de même de la Méropide de Théopompe. C'est une allégorie, mais, malgré les ornements et les fabuleux récits qui la parent, quelques lecteurs se sont demandés si l'on n'y pouvait pas trouver quelque fait authentique. Certains sont allés très loin (à tous les sens du terme!) dans leur exégèse : Lefebvre de Villebrune, le traducteur de Carli, a prétendu que le passage d'Elien nous transporte au Pérou ou au Mexique, surtout si, au lieu de Makkimoi, on lisait Makkikoi. Perizonius, pourtant un des plus savants commentateurs d'Elien, pensait que les Anciens avaient eu quelque vague connaissance de l'Amérique. En fait l'indication de cette contrée occidentale, la singulière conformité que l'on a pu constater entre les Atlantes et les Makkimiens, qui eux aussi se dirigent de l'ouest à l'est pour conquérir le monde, toutes ces ces analogies, qui sont comme décalquées sur le récit de Platon, font surtout de la Méropide une sorte de clone de l'Atlantide (Les îles fantastiques). Tout ce que l'on a cru pouvoir dire à propos de l'Atlantide pourrait être dit de la Méropide. (Gaffarel). | |