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Le monde comme
volonté et comme représentation est un ouvrage philosophique de Schopenhauer,
première traduction française de Burdeau (Paris, 1888-1889).-
Toute la philosophie de Schopenhauer repose
sur la distinction du monde considéré comme phénomène (théorie
de l'intelligence) et du monde considéré
comme noumène (théorie de la volonté). Tout
ce qui existe n'est objet que par rapport Ã
un sujet. Le monde est ma représentation, et rien
de plus. La représentation de la matière provient
de la loi de causalité,
et, pour Schopenhauer, causalité et matière sont une seule et même chose.
Outre les phénomènes, il faut cependant qu'il y ait, dans le monde, de
l'être, un noumène, un absolu.
En effet, si, comme phénomène, le monde est une représentation,
comme noumène il est volonté.
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La méthode
de la métaphysique. Étude de la volonté
«
Nous voyons que du dehors, on ne pourra jamais parvenir jusqu'Ã l'essence
des choses; si longtemps qu'on cherche, on n'y gagnera rien, que des images
et des mots : c'est ressembler à un homme qui tourne autour d'un château,
cherchant vainement une entrée et qui, en attendant, esquisse la façade.
Telle est cependant la route que tous les philosophes ont suivie avant
moi. Quelle est donc cette méthode intérieure qui nous conduira jusqu'au
principe des choses, jusqu'à la Volonté? La voici.
Si
l'homme n'était qu'un être pensant, une tête d'ange ailée et sans corps,
un pur sujet de la connaissance, le monde qui l'entoure ne lui apparaîtrait
que comme une représentation. Mais il a sa racine dans ce monde, il s'y
trouve comme individu, c'est-Ã -dire que sa connaissance, qui est le support
du monde comme représentation, dépend d'un corps dont les affections
sont le point de départ de nos intuitions du monde. Ce corps est, pour
le sujet purement pensant, une représentation parmi d'autres représentations,
un objet parmi d'autres objets : les mouvements et les actions de ce corps
ne sont connus du sujet purement pensant que comme les changements de tous
les autres objets sensibles; et ils lui seraient aussi étrangers, aussi
incompréhensibles, si leur signification ne lui était pas révélée
d'une autre manière. Il verrait ses actes suivre les motifs, avec la constance
d'une loi naturelle, comme le font les autres objets qui obéissent Ã
des causes de diverses espèces. Il ne comprendrait pas plus l'influence
des motifs que le lien de tout autre effet avec sa cause. Il pourrait Ã
son gré nommer force, qualité ou caractère l'intime et incompréhensible
essence de ses actes; mais il n'en saurait pas plus long. Il n'en est pas
ainsi : il y a un mot, qui explique l'énigme du sujet de la connaissance
: ce mot c'est Volonté.
Ce
mot, et ce mot seul lui donne la clef de lui-même comme phénomène, lui
en révèle le sens, lui montre le ressort intérieur de son être, de
ses actes, de ses mouvements. Ce que chacun connaît immédiatement, c'est
ce qu'exprime ce mot volonté. Tout acte véritable de la volonté est
immanquablement aussi un mouvement de son corps; il ne peut vouloir l'acte
réellement sans percevoir, en même temps, que cet acte se manifeste comme
mouvement du corps. L'acte volontaire et l'action du corps ne sont pas
deux états, différents objectivement, et reliés par le lien de la causalité
: il n'y a pas entre eux un rapport de cause à effet : ils sont une seule
et même chose, donnée seulement de deux manières totalement différentes,
d'une part immédiatement, d'autre part dans l'intuition intellectuelle.
L'action du corps n'est autre chose que l'acte de la Volonté objectivé,
c'est-à -dire manifesté dans l'intuition [...].Ce n'est que pour la réflexion
que faire et vouloir diffèrent; en réalité ils sont un [...]. Pour conclure,
le fond de notre être, c'est la volonté; sa manifestation immédiate,
c'est le corps.Par suite nous devons chercher à comprendre la nature d'après
nous-mêmes et non pas nous-mêmes d'après la nature.
J'ai
choisi ce mot Volonté faute de mieux, comme denominatio a potiori, en
donnant au concept de Volonté une extension plus grande que celle qu'il
avait eue jusqu'ici [...]. On n'avait pas reconnu jusqu'à ce jour l'identité
essentielle de la Volonté avec toutes les forces qui agissent dans la
nature, et dont les manifestations variées appartiennent à des espèces
dont la Volonté est le genre. On avait considéré tous ces faits comme
hétérogènes. Par suite il ne pouvait exister aucun mot pour exprimer
ce concept. J'ai donc dénommé le genre d'après l'espèce la plus élevée,
d'après celle dont nous avons la connaissance immédiate en nous, laquelle
nous conduit à la connaissance immédiate des autres. »
La
volonté ne se ramène pas à la force,
c'est la force
qui se ramène à la volonté
«
Jusqu'ici on a ramené le concept de Volonté au concept de force; je fais
le contraire et je considère toute force naturelle comme une volonté
: qu'on ne croie pas que c'est là une vaine dispute de mots : c'est un
point qui est au contraire de la plus haute importance, car le concept
de force a pour base, comme tous les autres, la connaissance intuitive
du monde objectif; c'est-à -dire le phénomène, la représentation, et
c'est de là qu'il vient. Il est tiré du domaine où règnent les effets
et les causes. Il représente ce qu'il y a d'essentiel dans la cause, ce
point où l'explication par les causes s'arrête ne pouvant plus rien éclairer.
Au
contraire le concept de Volonté est le seul, entre tous, qui n'a pas sa
source dans le phénomène ni dans la pure représentation intuitive, mais
qui vient du dedans, qui sort de la conscience de chacun; dans lequel chacun
reconnaît son propre individu, immédiatement, sans forme aucune, même
la forme du sujet et l'objet; car là ce qui connaît et ce qui est connu
coïncident. Si donc nous ramenons la force à la volonté, nous ramenons
l'inconnu à une chose beaucoup plus connue, à la seule chose immédiatement
connue, ce qui étend beaucoup notre connaissance. Ramenons-nous au contraire,
comme on l'a fait jusqu'ici, le concept de Volonté à celui de force,
nous abandonnons l'unique connaissance, immédiate que nous ayons du monde;
nous la laissons se perdre dans un concept abstrait tiré des phénomènes.
»
(Schopenhauer,
extraits du Monde comme volonté
et
comme représentation).
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Kant avait enseigné
que l'homme ne peut connaître que des phénomènes;
quant à la substance, à la chose en soi, Kant le croyait condamné Ã
l'ignorer toujours. Schopenhauer répond :
"
Oui, je ne vois que des phénomènes dans le monde qui m'environne, mais
je puis m'étudier moi-même, je puis descendre au fond de mon aine, et
quand j'aurai atteint la substance de mon être, transportant ma découverte
hors de moi et l'appliquant par analogie à l'ensemble des choses, j'aurai
le secret du monde. "
La psychologie, une psychologie circonspecte
et féconde, voilà l'arme de la science contre ces objections effrayantes
qui réduisent l'homme à n'être que le jouet d'une fantasmagorie. Cette
substance que Kant appellait la chose en soi, c'est bien ce que Schopenhauer
appelle la volonté, mais pas la volonté consciente;
c'est la volonté séparée de l'intelligence; elle se retrouve dans l'animal ,
la plante
et le minéral. Il semble n'y avoir, entre cette volonté
générale et la notion de force, qu'une
différence de nom. Schopenhauer préfère le terme de volonté, parce
qu'il est a le seul qui n'a pas sa source dans le phénomène, mais qui
vient du dedans, qui sort de la conscience de chacun.
Schopenhauer essaye de l'atteindre par
le procédé psychologique, et, quand il croit être arrivé au but de
ses efforts, il s'écrie triomphalement :
"Quelle
est donc cette chose en soi, ce principe, cette substance, cette réalité
mystérieuse que Kant interdit à la connaissance? Je réponds : la volonté
et c'est là la grande découverte de ma vie. "
Pour Schopeuhauer, la volonté est le fondement
du moi, le principe de la personne humaine; or, transportant au non-moi
ce principe intérieur attesté pur la conscience, il conclut que le principe
des êtres, la substance et le fondement du cosmos, c'est la volonté.
Une volonté immense, éternelle, infinie préside à l'ensemble des choses.
Les philosophes
alexandrins font de l'intelligence la première hypostase; Spinoza
et Hegel ont répété le même principe en le
modifiant selon leurs propres idées. Schopenhauer place la volonté avant
tout; la volonté est la substance de l'univers.
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Nature de
la connaissance
«
Qu'est-ce que la connaissance? - C'est d'abord et essentiellement une représentation.
- Qu'est-ce qu'une représentation? Un phénomène cérébral très complexe
qui aboutit à la formation d'une image. - Ces intuitions, qui sont la
base et la matière de toute autre connaissance, ne peuvent-elles pas être
considérées comme la connaissance de la chose en soi? Ne peut-on pas
dire : l'intuition est produite par quelque chose qui est hors de nous,
qui agit, et par conséquent qui est? - Non, nous avons vu que l'intuition,
étant soumise aux formes du temps, de l'espace et de la causalité, ne
peut nous donner par là même la chose en soi; que celle-ci doit être
cherchée, non dans une connaissance, mais dans un acte; qu'il y a une
voie intérieure qui, semblable, à un souterrain, à une route secrète,
nous introduit d'un seul coup, comme par trahison, dans la forteresse.
La chose en soi ne peut être donnée que dans la conscience; puisqu'il
faut qu'elle devienne consciente d'elle-même. Vouloir la saisir objectivement,
c'est
vouloir réaliser une contradiction. Mais qu'on remarque bien ce qui en
résulte.
La
perception interne que nous avons de notre propre volonté ne peut en aucune
façon nous donner une connaissance complète, adéquate, de la chose en
soi. Cela ne pourrait être que si la volonté nous était connue immédiatement.
Mais elle a besoin d'un intermédiaire, l'intelligence, qui suppose elle-même
un intermédiaire : le corps, le cerveau. La volonté est donc, pour nous,
liée aux formes de la connaissance; elle est donnée dans la conscience
suis la forme d'une perception et, comme telle, scindée en sujet et en
objet. La conscience se produit sous la forme invariable du temps, de la
succession; chacun ne connaît sa volonté que par des actes successifs,
jamais dans sa totalité. Chaque acte de volonté qui sort des profondeurs
obscures de notre intérieur, pour, arriver à la lumière de la conscience,
représente le passage de la chose en soi au phénomène. C'est là du
moins le point où la chose en soi se donne le plus immédiatement comme
phénomène, se rapproche le plus du sujet connaissant. Et c'est en ce
sens que la volonté est tout ce qu'if y a de plus intime, de plus immédiat,
de plus indépendant de la connaissance, qu'elle peut être appelée la
chose en soi.
Mais
si on se pose cette question dernière : cette volonté qui se manifeste
dans le monde par le monde, qu'est-elle absolument et en elle-même? Il
n'y a aucune réponse possible à cette question; puisque tout ce qui est
connu est par là même phénomène. En d'autres termes, la volonté saisie
sous la forme de la connaissance est par là même saisie comme conditionnée
et cesse d'être la chose en soi.
Pour
conclure, l'essence universelle et fondamentale de tous les phénomènes,
trous l'avons appelée volonté, d'après la manifestation dans laquelle
elle se fait connaître sous la forme la moins voilée; mais par ce mot
nous n'entendons rien autre chose qu'une X inconnue : en revanche, nous
la considérons comme étant, au moins d'un côté, infiniment plus connue
et plus sûrs que tout le reste. »
(Schopenhauer,
Le monde comme volonté, tom. II, ch. XVIII et XXV).
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On comprend la valeur d'une telle métaphysique
à l'époque où elle se produisit; on peut la discuter et la combattre,
mais il est impossible de méconnaître l'inspiration d'où elle est née.
Schopenhauer cherchait et croyait avoir trouvé un refuge coutre les entraînements
du panthéisme. Au moment où l'esprit fini, c'est-à -dire l'esprit de
l'homme, n'apparaissait plus à tous les philosophes que comme un phénomène,
une modification de l'esprit infini; au moment où le panthéisme semblait
dominer tous les penseurs, avec une puissance irrésistible, la revendication
de la volonté sem blait un moyen sûr de sauver la liberté humaine.
Mais, par une étrange inconséquence,
après avoir déduit de la volonté humaine l'existence d'une volonté
suprême, il s'appuie sur celle-ci pour prouver que le volonté humaine
est une chimère, et que la vraie sagesse consiste dans l'anéantissement
de nos volontés particulières. (B. / PL).
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Sur la finalité
dans la nature et dans l'art
«
La finalité évidente qui se rencontre dans toutes les parties de l'organisme
animal montre clairement qu'il y a là non pas une force aveugle, mais
une volonté. Mais on s'est accoutumé à ne concevoir l'action d'une volonté
que comme conduite par une intelligence. On tient la volonté et l'intelligence
pour complètement inséparables et on regarde la volonté comme une pure
opération de l'intelligence. Par suite, là où la volonté agit, on dit
que l'intelligence doit la conduire. Qu'arrive-t-il? c'est qu'on cherche
la finalité où elle n'est pas. On la place à tort hors de l'animal,
qui devient dès lors le produit d'une volonté étrangère, placée sous
la dépendance d'une intelligence qui, elle, a conçu la finalité et la
réalise. Par suite l'animal existerait dans l'intelligence avant d'exister
dans la réalité. C'est là le fondement de la preuve physico-théologique
[...]. Mais la finalité dérive essentiellement de la volonté et comme
la volonté est le fond de tout être vivant, comme tout corps organisé
n'est que la volonté devenue visible, il en résulte que cette finalité
est coétendue à l'être lui-même, qu'elle est intérieure, immanente.
Notre
étonnement, à la vue de la perfection infinie et de la finalité des
oeuvres de la nature, vient de ce que nous les considérons comme nous
considérons nos propres oeuvres. Dans celles-ci la volonté et l'oeuvre
sont de deux espèces différentes; puis, entre ces deux choses, il y en
a encore deux autres :
1°
l'intelligence, étrangère à la volonté en elle-même, et qui est un
milieu que celle-ci doit cependant traverser avant de se réaliser;
2°
une matière étrangère à la volonté et qui doit recevoir d'elle une
forme et la recevoir de force, parce que cette volonté lutte contre une
autre qui est la nature même de cette matière.
Il en
est tout autrement des oeuvres de la nature, qui sont une manifestation
immédiate, et non médiate, de la volonté. Ici la volonté agit dans
sa nature primitive, sans connaissance la volonté et l'oeuvre ne sont
séparées par aucune représentation intermédiaire; elles ne font qu'un.
Et même la matière ne fait qu'un avec elles; car la matière est simplement
la volonté à l'état visible. Aussi trouvons-nous ici la matière complètement
pénétrée par la forme [...]. Ici, la matière, quand on la sépare de
la forme, comme dans l'oeuvre d'art, est une pure abstraction, un être
de raison dont il n'y a aucune expérience possible. La matière de l'oeuvre
d'art, au contraire, est empirique. L'identité de la matière et de la
forme est le caractère du produit naturel; leur diversité, du produit
de l'art. »
(Schopenhauer,
Le monde comme volonté).
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